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Analyses critiques

« Queeriser » l’Afrique par l’homo inclusio africanus : Une lecture des Aquatiques d’Osvalde Lewat, Grand Prix panafricain de littérature

Patrick Hervé Moneyang

Professeur de langue et littérature africaine en francais

French Faculty at Saint Albans School in Washington, DC

pmoneyang@stalbansschools.org


Charles Gueboguo

Sociologue, romancier, comparatiste, professeur de littératures francophones et théorie de la connaissance

Washington International School, Washington DC, USA

charles.gueboguo@wis.edu

numéro :

Panafricanisme, recherche africaine et enjeux globaux

Pan-africanism, African Research, and Global Challenges

Upana-Afrika, Utafiti wa Kiafrika na Changamoto za Kimataifa

البان أفريقيا والبحوث الأفريقية والقضايا العالمية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 septembre 2023

ISSN : 

3020-0458

03.2023

À l’aune de l’idéologie du Grand Prix panafricain de littérature, du concept de communication littéraire et des théories queers, cet article propose une analyse du roman Les Aquatiques d’Osvalde Lewat (2021), lauréate du premier Grand Prix panafricain de littérature en 2022. L’auteure met en scène un jeune homosexuel africain – Samuel Pankeu – victime d’un crime homophobe perpétré par une bande de préadolescents africains encouragés par leurs parents et enseignants. Moneyang et Gueboguo interprètent le roman comme une dénonciation de l’homophobie en Afrique, il est pour eux une manière de rendre hommage à toutes les vies d’homosexuel.le.s africain.e.s violemment arrachées par leurs pairs. Aussi, proposent-ils d’aborder la consécration de l’œuvre de Lewat comme une prise de distance implicite de l’Union africaine (UA) contre les violences faites aux personnes LGBTQI+ en Afrique. L’approche conceptuelle, à partir de ce que les auteurs identifient comme l’homo inclusio africanus dans l’écriture lewatienne, se veut une alternative à considérer pour une refondation d’un panafricanisme et d’une Afrique queer et inclusive. L’esthétique de l’homo inclusio africanus développée par Lewat milite pour l’émergence d’un.e citoyen.ne africain.e fondamentalement indocile, œuvrant intentionnellement à réparer son monde pour inclure tou.te.s les Africain.e.s, y compris les homosexuel.le.s longtemps exclu.e.s. Un constat s’en dégage : les violences contre les homosexuel.le.s africain.e.s commises par d’autres Africain.e.s constituent une grande barbarie. Le continent africain doit s’en défaire au plus tôt, au risque de voir ce sentiment anti-homosexuel aboutir à un massacre de masse, et provoquer ainsi un autre génocide qu’on aurait tous pu voir venir, sans avoir agi.


Mots-clés

Homo inclusio africanus, Les Aquatiques, Afrique, homosexualités, inclusion

Plan de l'article

Introduction


Légitimation du roman africain queer


Homophobie et fabrique d’enfants tueurs


L’homo inclusio africanus : éléments d’un portrait


La condition homosexuelle dans l’Afrique d’aujourd’hui : l’urgence du débat


Conclusion


Introduction

Parce que les prix littéraires jouent un rôle essentiel dans la légitimation et la promotion des œuvres littéraires, cet article analyse l’enjeu du Grand Prix panafricain de littérature décerné à l’écrivaine d’origine camerounaise Osvalde Lewat pour son roman Les Aquatiques (2021). Ce prix, initié par l’UA à travers Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo – actuel président de la République démocratique du Congo et président de l’UA en 2022 – « [est] ouvert aux Africains d’ici et d’ailleurs, du continent et de sa diaspora ». Le Jury était composé de cinq personnes. La raison d’être idéologique de cette récompense littéraire stipule, dans l’article 3 de son règlement, que l’ouvrage primé « doit refléter les grandes valeurs consacrées par la charte de l’Union africaine, la solidarité, le panafricanisme, la cohabitation pacifique des peuples ». Ce Grand Prix, pensé comme un projet fédérateur des Afriques et de ses historicités, s’adresse à tout Africain au-delà des frontières nationales arbitrairement fixées depuis la conférence de Berlin et héritées des colonisations. Son but est surtout de montrer que la littérature africaine a un rôle majeur à jouer dans la partition du programme politique de l’UA, et partant, contribuer à l’émergence de « l’Afrique que nous voulons[1] ».
Une telle énonciation fait écho au projet panafricain pris au sens large – malgré ses variations, (ré)interprétations, multiples acceptions et parfois balbutiements – d’émancipation et de réhabilitation des peuples d’origine africaine. Fondé en réaction à la domination (post)coloniale subie par les Africain.e.s et les afrodescendant.e.s à travers le monde, domination basée sur la ligne de couleur[2] ou race, le panafricanisme lutte pour le bien-être des peuples issus d’Afrique et de sa diaspora. Cela à travers la recherche, la propagation de l’idée d’une émancipation, d’une libération totale, d’une reconstruction des identités et cultures détruites, et surtout d’une unité des Africain.e.s, voire des populations noires, au-delà des frontières géographiques et linguistiques. Ce mouvement, ouvert à tous les Africains, concerne leur vie économique, politique, sociale et culturelle. Ce prix est donc, pour le continent politiquement et le panafricanisme idéologiquement, un moment de grand rayonnement. D’une part, il permet à l’UA, grâce à une dotation de 30 000 dollars alloués au lauréat, de solidifier son influence et son leadership en se hissant comme alliée ardente du panafricanisme. Le prix est l’un des premiers en son genre, sinon le plus grand prix littéraire créé par un groupement interétatique africain, destiné à célébrer des écrivain.e.s d’origine africaine. D’autre part, il offre une grande visibilité à un.e auteur.e africain.e en affirmant que la littérature africaine a un rôle à jouer dans l’édification de l’Afrique rêvée. En décernant le Grand Prix panafricain de littérature à Osvalde Lewat, le dix-neuvième président de l’UA indique que Les Aquatiques est une œuvre déterminante dans la redéfinition du panafricanisme, précisément au moment où beaucoup d’Africain.e.s veulent voir éclore des idéologies panafricanistes adaptées aux défis structurels.
À l’issue de ce constat et d’un point de vue herméneutique, l’enjeu sera donc d’identifier le message porté par Les Aquatiques au sujet de l’Afrique contemporaine, et comment il pourrait être source d’inspiration d’un panafricanisme contemporain. Pour cela, penchons-nous sur quelques références majeures de la communication littéraire. Tout d’abord, la ricœurienne Ioana Vultur (2014) explore la littérature comme une forme de communication, elle propose de l’appréhender en rapport avec la situation discursive de la communication quotidienne. Dans cette dernière, trois piliers sont mis en jeu : le message, la société, et les individus qui l’habitent ; ainsi, la communication quotidienne consistera pour Vultur à dire quelque chose (un message), sur quelque chose (notre monde, la société), à quelqu’un. Toutefois, parce que la communication littéraire est métaphorique et indirecte, l’auteure rappelle qu’elle nécessite un travail de décodage : « Le lecteur doit chercher le sens du texte et non pas l’intention de l’auteur […] Les lecteurs sont appelés à se figurer et à configurer l’œuvre. » Dans la (re)contextualisation des Aquatiques, il est retenu, entre autres, l’invitation donnée au lecteur d’embrasser une position interactionnelle avec l’œuvre, en lien avec son contexte sociohistorique ; la quête du sens de la communication littéraire sera toujours pour lui un travail de (ré)actualisation. Ensuite, Yves Citton (2007, p. 265) définit ce procédé d’actualisation comme une exploitation des « différences entre l’actualité de la lecture et le contexte historique de l’écriture dans le but d’apporter un éclairage dépaysant sur le présent ». Il appelle le lecteur à s’interroger sur l’œuvre en résonance avec la société dans laquelle il évolue, en favorisant un mouvement de va-et-vient. C’est pourquoi, pour être efficace, il revient à la critique littéraire d’en saisir le relai discursif pour cerner et mettre en exergue les jeux, les enjeux, les messages et la pertinence de l’œuvre primée.
Dès lors, cet article décrypte un pan critique de la quintessence du message des Aquatiques, à travers ce que nous désignons comme « homo inclusio africanus », entendu comme l’appel à l’émergence d’un.e citoyen.ne africain.e fondamentalement indocile, œuvrant de façon intentionnelle à réparer son monde pour inclure tou.te.s les Africain.e.s, y compris les homosexuel.le.s longtemps exclu.e.s. Dans cet appel qui est au cœur du roman, la focalisation est mise sur l’aspect inclusio. Il est décliné comme la nécessité d’un processus d’enfermement de la mêmeté sociosexuelle en Afrique en tant que partie du holon, c’est-à-dire le « tout-africain ». Toute tentative d’exclusion des identités des mêmes sociosexuels dans la construction du jeu idéologique panafricain aliène un pan significatif des vrais Africains dont on clame paradoxalement « la nécessité d’une fédération ». In fine, cette exclusion propose une vision d’une Afrique fallacieusement épurée. L’homo inclusio africanus que stipule Les Aquatiques est donc posé en parallèle d’autres idéologies panafricanistes médiatisées, ayant une vision antithétique d’un panafricanisme vrai, sœur jumelle du sentiment anti-homosexuel, parce que la réalité homosexuelle serait une importation de l’Occident, et ceux qui, en Afrique, s’en réclameraient identitairement deviendraient de facto des parias. Parias dont le continent aurait pour mission d’extirper des corps sociaux. Cette saignée sociale dotée d’une violence permanente du corps et de la psyché des homosexuel.le.s africain.e.s serait perçue comme un acte de salubrité publique, pour garder l’immaculée mystique pureté de ce tout-Afrique se construisant.
Partant de ce constat, nous proposons d’appréhender l’homo inclusio africanus d’une part par la lecture du roman de Lewat en insistant sur la façon queer et inclusive de (re)penser le panafricanisme et l’Afrique en tant qu’espaces « équitablement ouverts à tous les Africain(e)s » (Mbembe, 2013, p. 242), indépendamment de leurs (homo)sexualités. D’autre part, par l’émergence d’un nouveau citoyen qu’est l’Africain.e ordinaire, profondément indigné.e des normes anti-homosexuelles établies, qui considère les homosexuel.le.s comme des personnes parfaitement normales, alliées importantes des luttes dans la construction et l’émancipation du continent. Dans ce sens, l’homo inclusio africanus se rapproche de l’« homocritique » de Marcel Kouassi N’Dri (2016) qui est, lui aussi, un Africain ordinaire se caractérisant par « des attitudes de sérénité, critiques et pertinentes à l’égard des homosexuels » (p. 23). Cependant, l’homo inclusio africanus se veut être un.e Africain.e résolument décidé.e à ne pas obéir aux lois homophobes et injustes de sa société, ce qui n’est pas le cas chez Kouassi N’Dri. Cette posture de non-conformité est dotée d’un potentiel subversif contre l’hétéronormativité en vigueur dans la plupart des sociétés africaines contemporaines. Ce qui fait basculer Les Aquatiques dans le champ des littératures de résistance, plus spécifiquement celui de la littérature africaine francophone queer.

Légitimation du roman africain queer 

C’est un truisme de rappeler que le prix littéraire est une instance de légitimation importante. En octroyant son premier Grand Prix à Osvalde Lewat, l’UA indique que l’une des problématiques majeures dans Les Aquatiques, à savoir la dénonciation des homophobies, mérite d’être prise en considération. À ce propos, nous avançons l’hypothèse que la valeur de l’œuvre de Lewat réside avant tout dans sa queerisation[3] de l’Afrique, qui place le roman au rang de porte-parole des voix LGBTQI+[4] africaines rendues silencieuses par des lois iniques héritées de l’ère coloniale. L’ouvrage ravive et nourrit le débat public sur la condition homosexuelle en Afrique tout en militant pour l’émergence d’une société plus inclusive. Telle est, par ailleurs, la portée de la littérature africaine queer, vaste champ incluant l’écriture des homosexualités africaines qu’il faudrait mettre en lumière.  
Bien que le terme « queer » ne se définisse plus aujourd’hui uniquement par des sexualités dites transgressives, nous avons néanmoins choisi de parler d’un roman africain queer pour suggérer que dans une production littéraire africaine, les orientations sexuelles non hétéronormatives sont redéployées comme dialogue entre le sexuel et le non sexuel (Altman, 2001). Ce dialogue crée un espace dans l’entre-deux (problématiques autour des minorités sexuelles et les réalités sociales), pour être placé en parallèle de ce qui est idéologiquement projeté et politiquement réclamé comme étant la norme en Afrique. Notre approche du queer converge davantage vers celles développées par Samuel Minne (2023), Muriel Plana et Frédéric Souna (2015) qui insistent sur le fait que le queer ne se limite pas à la simple représentation ou étude de l’homosexualité dans la littérature. Il désigne «le pervers », les stratégies par lesquelles les œuvres subvertissent les catégorisations sexuelles et le système de genre (Minne, 2023) : « Tout ce qui échappe à la norme sexuelle, la perturbe ou la remet en question. » (Plana & Souna, 2015, p. 7). Dès lors, le roman africain queer, tel que nous l’entendons, considèrera deux points.
Il s’attèlera tout d’abord à représenter les homosexualités africaines, ce qui n’est pas anodin dans le contexte africain francophone où celles-ci sont encore violemment réprimées dans la plupart des pays. Boniface Mongo-Mboussa, au sujet de l’écriture des homosexualités en Afrique francophone, rappelle qu’il persiste un « déni de la réalité » (Crémieux, 2013, p. 129) des écrivain.e.s qui, pour la plupart, ont une position ambigüe sur la question. Ceci explique d’ailleurs en partie la rareté des homosexualités dans la littérature africaine francophone, mais aussi les multiples silences, détours et autres stratagèmes que ces auteur.e.s utilisent pour les (dés)écrire. Dans ce sens, le choix de représenter les homosexualités de manière frontale, à l’instar de Ken Bugul, Max Lobe, Fatou Diome, Mohamed Mbougar Sarr (2018), Karim Deya et bien d’autres, est forcément subversif.
Ensuite, l’audace de « transgression de tabous » leur vaut le qualificatif de roman queer africain. Dans cette perspective, la queerisation de l’Afrique que propose Lewat passe par une formulation alternative du continent : désormais l’homosexuel est le héros, et ce non hétéronormatif est mis en parallèle avec d’autres réalités sociales, telles que la mauvaise gouvernance, l’homophobie, la pauvreté ou l’oppression par la classe dominante. 
Les Aquatiques s’ouvre sur la signature d’un pacte d’amitié entre deux jeunes lycéens : Samy et Katmé. Pour sceller ce lien, ils se dévoilent leurs secrets : Samy avoue à Katmé son homosexualité et Katmé lui révèle que sa mère actuelle n’est pas sa vraie mère, la véritable est morte depuis longtemps. Autour de ces confidences va se tisser une forte amitié durable. Après le lycée, les deux amis prennent des chemins différents : Samy devient artiste et professeur d’arts plastiques, Katmé quant à elle sera enseignante. Mariée au préfet de la capitale du Zambuena[5], elle a deux filles dont Samy est le parrain. La narratrice décrit une forte amitié « totale » et « exclusive » (p. 147). Cependant, un événement grave fait basculer le destin de Samy : la presse locale publie un article révélant son homosexualité. L’article crée un tollé, il vaut mieux être accusé « de détournement de fonds publics ou de meurtre » (p. 107) que d’être soupçonné de pratiques homosexuelles. Samy est arrêté et jeté en prison sans avoir été jugé. Après sa libération, une meute de préadolescents et leurs parents l’assaillent dans son atelier du quartier des Aquatiques, le torturent, le brûlent à l’aide d’un fer à repasser, avant de réduire sa tête en bouillie, parce qu’il était « un garçon-fille » (p. 258), un « sale pédé » (p. 261) qui n’a pas le droit de « respirer le même air » qu’eux (p. 211). Relatant le meurtre de Samy, l’un des enfants meurtriers déclare :
« C’est les filles qui plantent les fleurs, pas les garçons […] il a sali notre quartier… il met les mains sur les hanches […] Nous, ça nous énerve un garçon qui n’est même pas un vrai garçon nous dit ça, ça nous énerve […] on voulait seulement qu’il ne mette plus les fleurs violets [sic] dans notre quartier […] on l’a poussé un peu seulement […] il est tombé, sa tête a fait boum ! […] Nous on n’a pas eu pitié parce qu’un garçon-fille c’est pas comme nous les vrais garçons… ça nous énervait qu’un grand nous supplie comme ça, on a laissé tomber ça sur son zizi. Le sang est sorti, pouff ! il pleurait comme une fille […] nous on riait […] Après, **** a dit qu’on va être en retard à l’école, qu’on part. » (pp. 255-259).
Katmé se lance dans la quête de la vérité et de la réhabilitation de la mémoire de son ami-frère. En considérant ce meurtre comme l’un des crimes les plus graves, la mort de Samy, dont le seul crime est d’être né homosexuel, constitue incontestablement l’événement tragique du roman qui aurait aussi bien pu s’intituler : La question homosexuelle en Afrique, le cas du Zambuena[6].
Dans ce récit, Osvalde Lewat, à travers l’histoire de Samy, établit un diagnostic exhaustif sans complaisance de la condition homosexuelle en Afrique noire contemporaine. Le constat est effroyable. Près de soixante ans après les indépendances, le plus grand danger qui pèse sur l’homosexuel.le africain.e n’est ni la dépression, ni le Sida, ni la pauvreté, encore moins le suicide, mais plutôt le lynchage médiatique et le meurtre, sous le regard complice d’un pouvoir qui materne une homophobie institutionnelle héritée des colonisations allemande (Beachy, 2010), française (Aldrich, 2001), et britannique (Phillips, 1997). La narratrice avertit : « Dans l’imaginaire populaire africain, torturer et tuer un.e homosexuel.le est de nos jours un acte patriotique qui fait l’unanimité, qu’on applaudit. » (p. 263). Ce constat se vérifie suite à un sondage effectué par la narratrice où elle demande aux passants s’il faut aujourd’hui continuer d’arrêter les homosexuel.le.s. :
« "Les arrêter seulement ? Il faut leur arracher l’anus, après on verse la soude caustique sur ça, déclara un jeune homme torse nu, en sueur qui transportait des régimes de plantains dans un pousse-pousse. — Si mon fils est homosexuel, je vais moi-même le dénoncer à la police, assura une dame qui s’apprêtait à monter à l’arrière d’un taxi et s’était interrompue pour apporter sa pierre à la réflexion commune. — Ces gens-là, ces gens-là, c’est comme le cancer, il faut les éradiquer, chimiothérapie intégrale des parties génitales, préconisa l’homme au nœud papillon orangé. — Les homosexuels sont des sorciers, ils pratiquent la magie noire, il faut les exorciser, exhorta un autre. — Bien sûr, quelle question vous posez même là !" s’indigna la jeune femme aux lèvres brûlées par l’alcool. » (p. 120).
La mise à mort de l’homosexuel.le continue de faire l’unanimité. Certes, l’Afrique a souvent été le théâtre d’appels à de telles violences (Gueboguo, 2011, pp. 130-150), comme en témoignent les multiples campagnes, projets de lois et slogans tel « Kill the Gays » (« Tuer les homosexuels ») en Ouganda. Toutefois, Lewat montre que l’homophobie en Afrique est en train de prendre une tournure singulière inquiétante avec l’émergence de nouveaux justiciers impitoyables : les enfants tueurs ou enfants meurtriers. Dans le roman, la mort de Samy n’est pas initiée par des adultes, mais par cinq préadolescents homophobes. Cela illustre l’avertissement que donne Awondo (2019, avant-propos) lorsqu’il parle de « l’ensauvagement de la société par l’homophobie ». À ce titre, l’apparition de ces tueurs précoces suscite nombre d’interrogations : qui sont-ils ? Comment et pourquoi tuent-ils ? Que pense la société de leurs meurtres ?
 

Homophobie et fabrique d’enfants tueurs

Le phénomène des tueurs juvéniles n’est pas un fait nouveau en Afrique postcoloniale. Depuis les années 1990, l’émergence de milliers d’enfants-soldats est fortement décriée par plusieurs acteurs sociaux et écrivains tels Ahmadou Kourouma ou Emmanuel Dongala[7]. Selon un rapport de l’Unicef paru en novembre 2021, c’est en Afrique que l’on recense le plus grand nombre d’enfants-soldats, soit plus de 21 000 entre 2016 et 2020[8]. Cependant, si l’enfant-soldat est généralement issu d’un contexte familial difficile et instable, l’enfant tueur d’homosexuel.le.s est quant à lui issu d’un noyau familial stable. Quoique n’étant pas de classe aisée, ses parents veillent sur lui et son éducation, le protègent des homosexuel.le.s qui cherchent à « gâter [leurs] enfants » (Lewat, 2021, p. 210), mais aussi lui transmettent les « valeurs » fondamentales de la société, éveillent sa conscience morale et surtout, ne lui cachent rien sur la marche de la société. Ces enfants sont donc au courant de l’actualité de leur pays, et surtout des démêlés des homosexuel.le.s avec la justice.
Dans Les Aquatiques, les cinq enfants qui initient le meurtre de Samy sont tous à l’école primaire, en bonne santé et vivent une enfance ordinaire. Dès lors, pourquoi de tels agissements barbares ? Leur étude psychologique révèle une enfance bercée par des discours de haine envers les homosexuel.le.s servis par les adultes. Pour présenter l’ampleur des dégâts, Lewat donne la parole aux enfants. Cette parole passe par la mise en abîme du récit du compte-rendu du meurtre de Samy que la police fait paraître dans le journal qui, de manière ironique, s’appelle Émancipations. Ce récit dévoile leur ressenti envers les homosexuel.le.s :
– Ils ont honte d’être associés aux homosexuel.le.s, de vivre dans le même quartier : « Si nos amis des autres quartiers savent qu’il est sorti de la [prison] centrale et il est revenu dans notre quartier, la honte va seulement nous tuer à l’école. » (p. 208). Les tout-petits ont déjà compris que l’homosexuel.le est persona non grata. Un paria à qui ils ne devraient jamais s’identifier. Le tolérer dans leur quartier signifierait qu’ils sont eux-mêmes homosexuels ; 
– Ils abhorrent la vue des homosexuel.le.s. Cela suscite en eux beaucoup de colère de voir un garçon qui « faisait vraiment comme une fille » (p. 207). Cela justifierait non pas leur protection, mais plutôt un acharnement, avec la même violence faite aux femmes. Ici, l’assurance de la perpétuation du patriarcat avec sa violence physique et symbolique est garantie ;
– Ils perçoivent l’homosexuel.le comme un sous-homme qui n’« est même pas un homme [il] est moins qu’un chien, moins que la souris » (p. 211). Pour cette raison, les enfants savent qu’ils doivent combattre les homosexuel.le.s et ne pas les laisser « respirer le même air » qu’eux (p. 211). Ce sont des « souris » nuisibles, aussi, leur décimation est preuve de salubrité sociale. Cette « dératisation » de l’homosexuel.le du champ social fait écho à la « décafardisation » lors du génocide des Tutsis au Rwanda[9]. Le meurtre d’un groupe trouve ainsi sa légitimation d’abord par sa déshumanisation, son animalisation, ce qui par la suite justifiera moralement la désinfestation de l’espace pour la salubrité et la pérennisation du grand groupe ;
– Dès le primaire, ils ont intégré qu’on ne défend pas « un sale pédé » (p. 211). On ne prend pas le parti d’une bestiole nuisible, autrement c’est elle qui empiètera sur votre espace et corrompra votre progéniture. Il s’agit d’un choix moral entre la sauvegarde de l’intégrité de son espace, et partant de l’avenir de sa descendance, et accepter la cohabitation avec l’autre qu’on a déjà jugé corruptible. L’altéricide semble ici le moindre mal ;
– Ils sont élevés de manière à n’éprouver aucun sentiment positif vis-à-vis de l’homosexuel.le. L’homosexuel.le est et demeure « mauvais même s’il [Samy] nous a appris à fabriquer des calebasses » (p. 210). En effet, lorsque Samy s’installe dans le quartier des Aquatiques, il enseigne à ses futurs bourreaux la fabrication de calebasses qu’ils pourront par la suite vendre. Le service donné par le sujet victime n’est jamais d’aucune utilité. L’existence de l’homosexuel.le devient un périple kafkaïen où la seule issue viable semble être fatale ;
– Enfin, ils ont compris qu’ils pourraient agir en toute impunité car l’assentiment du grand groupe opère comme immunité sociale : « Moi, mon maître a demandé à toute la classe de m’applaudir. » (p. 213). Un autre ajoute : « N’est-ce pas qu’on peut tuer un garçon-fille ? Un garçon-fille qui parle avec les fleurs comme un demi-fou, ce n’est pas une vraie-vraie personne, n’est-ce pas ? Vous allez nous arrêter ? […] Dans ma classe, à l’école, le maître a dit qu’on avait fait œuvre de salubrité publique. » (p. 213).  
On le voit, l’école, au lieu d’être un rempart à l’homophobie institutionnelle, constitue plutôt son instrument significatif. Elle n’a pas pour but d’apprendre aux jeunes enfants le droit à l’intégrité physique de la personne humaine ; bien au contraire, elle se veut complice de l’épuration des homosexuel.le.s en Afrique. Parce qu’une éducation inclusive et de qualité est vitale pour préserver la paix et favoriser la stabilité de la société, on ne peut que se lamenter de ce constat. Aussi, ne peut-on s’empêcher de penser que l’école (post)coloniale en Afrique n’agit pas sous le joug de la « réussite scolaire, mais [d’une] faillite morale et sociale » (Azeyeh, 2010), dans la mesure où elle peine, depuis son instauration coloniale, à embrasser le défi de la promotion des Africain.e.s qui chérissent la dignité et le bien-être de tou.te.s. Par conséquent, l’irruption de l’enfant tueur et des immunités sociales apparaît comme le point culminant de l’homophobie en Afrique postcoloniale.
En ce sens, le message de Lewat s’apparente à celui d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme : l’homophobie déshumanise autant les homosexuel.le.s qui en sont victimes que les homophobes qui la perpétuent. On est face à un mouvement cyclique d’ensauvagement des victimes et des bourreaux, qui ne s’épuisera qu’avec l’éclatement de tout l’espace social. Au lieu de « protéger et préserver la jeunesse africaine », l’homophobie ainsi transfusée à ces enfants en fait plutôt des tueurs précoces dont on ne peut prédire où s’arrêtera leur soif de sang. Leur émergence sur la scène sociopolitique amoindrit sérieusement l’espoir d’une paix et d’une cohésion durables. En invitant les Africain.e.s à sortir des verrous de l’homophobie, Osvalde Lewat pose comme horizon la construction d’une Afrique inclusive par le biais de l’homo inclusio africanus
 

L’homo inclusio africanus : éléments d’un portrait

Bien cerner l’homo inclusio africanus ne peut se faire qu’à la lumière de l’homophobie que dénonce Lewat : dans la plupart des pays du continent, les homosexualités sont souvent régies par des peines sévères avec pour conséquence une homophobie acerbe. Face à ces violences, l’indéfendabilité des victimes est mise en avant. Leurs meurtres restent impunis et toute personne s’engageant pour leur cause s’expose aux mêmes périls. Ainsi, il est fréquent d’entendre parler d’un « frère de pédé assassiné » (Lewat, 2021, p. 43). L’homosexualité reste une réalité anxiogène, aussi bien pour l’homosexuel.le que pour ses proches. Le discours romanesque de Lewat est tout aussi préoccupant que réaliste. Il reflète les violences homophobes, et il est rarement question d’indignation de la part des populations et des pouvoirs publics. Attirant notre attention sur cette hypocrisie collective, Awondo (2019) nous fait remarquer que, de nos jours en Afrique, ces violences sont abordées de manière unilatérale. Face à de tels agissements, la réaction des différents acteurs éludera toujours la brutalité, pour mettre en exergue « l’immoralité de l’homosexualité » (p. 4). Comment ne pas voir dans ce leitmotiv une illustration de la dictature de la pensée : si on ne réagit pas ainsi, on est considéré comme traître faisant l’apologie de l’homosexualité en Afrique. On comprend dès lors pourquoi il est rare de voir des Africain.e.s s’indigner du sort des homosexuel.le.s., certains préférant ne pas prendre le risque de s’exposer à de telles violences.
Cette attitude lâche pérennise le continent dans l’impasse, et montre que le défi d’une société (pan)africaine inclusive reste problématique, remettant en cause la paix, la sécurité et le bien-être de ses citoyen.ne.s homosexuel.le.s. Lewat propose des solutions qui s’imposent. En l’état actuel, contrer l’homophobie en Afrique ne sera ni le travail des politicien.ne.s, ni celui de la communauté internationale, encore moins celui des activistes. Le changement, semble-t-elle dire, s’opèrera surtout « par le bas », c’est-à-dire par des individus réfractaires. En effet, seules des amitiés solides entre hétérosexuel.le.s et homosexuel.le.s conduiront à l’émergence d’une société africaine inclusive. Ces amitiés ont le potentiel de faire émerger l’homo inclusio africanus, incarné par le personnage de Katmé. Tout d’abord, l’homo inclusio africanus est un individu indocile. Katmé désobéit aux lois homophobes de son pays et refuse de regarder les homosexualités comme un problème. Pour elle, chaque individu a le droit de disposer de son corps. C’est ce qu’elle dira plus tard à Samy lorsque celui-ci lui demande si elle peut se battre pour lui : « Je ne mène pas un combat pour la reconnaissance des droits des homosexuels ou la dépénalisation de l’homosexualité dans ce pays. Chacun fait ce qu’il veut de son corps, je m’en fiche. » (p. 130). Ici, l’héroïne refuse de s’attaquer à la question de la dépénalisation. En revanche, on note bien le paradoxe lorsqu’elle dit ne pas s’attaquer à la question des droits des homosexuel.le.s, alors que c’est justement ce qu’elle fait en professant que chaque adulte devrait faire ce qu’il veut de son corps. Clairement, au nom du respect de la vie privée de l’adulte, Katmé refuse de respecter la politique des droits de l’homme qui dénie ceux des homosexuel.le.s. On comprend pourquoi elle n’est ni horrifiée ni étonnée lorsque Samy lui avoue son homosexualité, elle est au contraire interpelée par la situation de son ami. Non seulement elle garde le secret, mais elle réalise surtout que cet aveu l’appelle à s’investir d’une mission : se transformer « en petite maman, en sœur d’élection, en grande sœur tutélaire qui aime, veille [et] protège » son ami (p. 95). Cette décision peut être regardée comme un moyen de contrer l’intrusion gouvernementale dans l’intimité de l’homosexuel.le, à qui elle reconnaît le droit d’entretenir des relations sexuelles avec d’autres adultes consentants du même sexe. Sa réaction rappelle la responsabilité individuelle, celle dont dispose tout un chacun d’obéir ou pas aux lois injustes de sa société. Elle démontre aussi que l’homo inclusio africanus est un.e citoyen.ne empathique, touché.e par le sort des homosexuel.le.s. Katmé comprend qu’en tant qu’homosexuel, Samuel a besoin de sa protection et de son soutien. À l’empathie s’ajoute l’acuité du regard critique sur la question homosexuelle. En effet, si Katmé et Samuel parviennent à faire perdurer leur amitié, c’est avant tout parce que katmé a su garder secrète l’identité homosexuelle de son « frère ». Vivant dans une société homophobe, Katmé sait comment y naviguer tout en protégeant son ami homosexuel. Elle a su prendre le recul nécessaire face à ces diverses croyances erronées, à commencer par celle qui considère l’homosexuel.le comme un pervers voué à « gâter les enfants » (p. 210). Elle ouvre les portes de sa maison, de sa vie à Samuel. Il sera par ailleurs le parrain de ses deux filles, cela suppose qu’il n’est en rien une menace pour elle et sa famille. La seconde croyance erronée est celle qui considère l’homosexualité comme « contagieuse » : après plus de dix ans d’amitié avec Samuel, Katmé n’est pas devenue homosexuelle, son mari non plus. C’est dire que l’homo inclusio africanus est un individu éclairé qui sait prendre du recul par rapport aux mythes homophobes. Enfin, même si Katmé dit ne se battre ni pour la dépénalisation ni pour les homosexuel.le.s, la narration se ferme sur une note d’espoir, comme en témoigne l’excipit : « Je courus déverrouiller la porte » (p. 297). L’auteure suggère ici une ouverture : tant que les personnes LGBTQI+ africaines seront opprimées, l’Afrique ne sera pas libre.
Ainsi, avec la création et l’octroi du Grand Prix panafricain de littérature à Osvalde Lewat, c’est cette « porte » qu’ouvre l’Union africaine vers un avenir plus radieux pour tous les Africain.e.s – homosexuel.le.s inclus.e.s.
 

La condition homosexuelle dans l’Afrique d’aujourd’hui : l’urgence du débat

En s’interrogeant sur l’intérêt du roman de Lewat au regard du panafricanisme et des politiques sociales actuelles en Afrique, rien ne semble plus urgent que le décryptage des positionnements idéologiques face à l’épineuse question homosexuelle, et plus spécifiquement celle des violences et discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et le genre. La situation critique des LGBTQI+ en Afrique est tout d’abord la conséquence du cadre légal répressif. À ce sujet, Christine Nadège Ada (2015) identifie trois types de pays : 1) ceux qui la reconnaissent, notamment l’Afrique du Sud par le biais de sa constitution ; 2) ceux qui ne la pénalisent pas, mais qui ne répriment pas pour autant les abus dont sont victimes ces personnes, ce sont le Cap-Vert qui a dépénalisé l’homosexualité en 2004, Madagascar, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, la République démocratique du Congo, le Gabon et quelques autres. Dans ces pays, les personnes homosexuelles sont pour la plupart du temps à l’abri d’une « chasse » institutionnelle, mais subissent des discriminations sociales ; et 3) les pays « radicaux » qui condamnent l’homosexualité de diverses manières, ils sont près d’une trentaine. Ada montre que dans ces pays, l’homosexualité reste un délit : tout acte homoérotique entre adultes consentants est juridictionnellement condamnable. À titre d’exemple, en Mauritanie, au Nigeria, au Soudan, en Somalie, et plus récemment en Ouganda, ces actes sont passibles de la peine de mort. La Tanzanie, le Sud-Soudan, le Kenya, le Malawi, la Zambie et la Sierra Leone prévoient eux des peines pouvant aller de dix ans d’emprisonnement jusqu’à la peine de mort.
En 2023, la condition des homosexuel.le.s africain.e.s reste déplorable et porteuse de danger. Alice Nkom (2021), avocate camerounaise et fondatrice de l’Association de défense des homosexuels (Adefho), affirme à ce propos : « Être homosexuel en Afrique aujourd’hui, c’est vivre dans la terreur et la violence. » Au-delà de l’impact négatif qu’ont ces législations discordantes, elles constituent un véritable obstacle à l’émergence d’une Afrique solidaire et idéologiquement unie dans ses diversités ; ce qui est non seulement l’un des axes majeurs du projet d’intégration de l’UA illustré dans son Agenda 2063, mais aussi un objectif du projet panafricain. En effet, par différentes campagnes homophobes, il ressort que ces régimes juridiques rendent fertile la forte instrumentalisation politique de l’homosexualité. Elles contribuent à la cristallisation de l’« image monolithique d’une Afrique homophobe » (Awondo et al., 2013, p. 6). Tout se passe comme si l’africanité nouvelle aurait pour leitmotiv : « Africains du monde entier, unissez-vous tous contre le réel homosexuel. » Ainsi, l’analyse des politiques africaines montre qu’il s’agit là du nouveau cri de ralliement et de différenciation des nouveaux chantres autoproclamés du panafricanisme de l’ère numérique[10]. Ces derniers n’hésitent pas à intégrer leur homophobie au projet panafricain, en posant aujourd’hui l’équation pernicieuse selon laquelle : être (pan)africain.e égale être anti-homosexuel, et être pour une libéralisation ou dépénalisation des homosexualités équivaut à être anti-(pan)africain.e.
On retrouve par exemple cette rhétorique chez Paul Ella-Menyé, un compatriote d’Osvalde Lewat, président du mouvement African Revival qui se définit comme une « organisation essentiellement panafricaine travaillant sans relâche au rayonnement du Continent[11] ». Dans une émission[12] diffusée sur YouTube le 5 juillet 2022 par Panafricanistes TV, Ella-Menyé donne son avis sur les Africain.e.s qui luttent pour la défense des droits des homosexuel.le.s, dans le cadre d’organisations non gouvernementales opérant sur le sol africain :
« Ces gens-là font la honte de l’Afrique. Ce sont des misérables […] pour la simple et bonne raison que, dès que vous vendez votre âme pour un intérêt personnel, au détriment de l’intérêt public, au détriment de votre peuple, alors vous êtes un misérable. Ces gens sont […] les commerciaux de cette déferlante horrifiante que sont les LGBT et toutes les autres pratiques contre-nature. Ce ne sont pas des gens qu’il faut considérer comme Africains, parce que comme le disait un certain Steve Biko, et Malcom X également, ce n’est pas parce que vous avez la peau noire que vous êtes Africains. Il suffit de voir, d’analyser et de conclure par vos actes […] que vous ne plaidez pas pour l’Afrique et que vous roulez pour les puissances étrangères. C’est exactement le cas de ces gens qui en fait se font […] placer dans le camp des ennemis de l’Afrique, des ennemis de l’humanité tout court et ce n’est juste pas acceptable […] Il faut les combattre jusqu’à la dernière énergie pour préserver la liberté et la dignité de l’Afrique. »
 On est donc là au cœur de la « caricature » (Mbembe, 2008) que plusieurs leaders d’opinion très suivis font aujourd’hui du panafricanisme. Avec leur fixation sur les (homo)sexualités africaines, non seulement ils réduisent le panafricanisme à un mouvement pour hétérosexuel.le.s, mais ils procèdent aussi à la diabolisation qui est l’acte de « dénoncer et condamner un individu ou un groupe assimilé à une incarnation du Mal. Et, partant, créer un ennemi absolu, absolument redoutable et haïssable, contre lequel tout est permis [et qu’il faut] combattre » (Taguieff, 2014).
Dans le propos d’Ella-Menyé, l’homosexuel.le incarne la honte, le détestable, le contre-nature, l’étrangeté à l’Afrique et surtout, le grand ennemi de l’Afrique et de la race humaine. Aussi appelle-t-il à leur exclusion, portant un discours que l’on pourrait qualifier de génocidaire contre un pan de la population qu’il déclare ennemie de la race supérieure africaine, nécessairement hétérosexuelle. Paul Ella-Menyé, positionné en Hitler des tropiques, se fait dès lors le chantre d’un discours de domination d’un groupe sur un autre, qui tient paradoxalement ses origines de l’idéologie raciale des suprémacistes blancs. Cette idéologie a mené les peuples africains noirs vers l’esclavage, la colonisation, et les génocides, dont le plus récent est celui des Tutsis au Rwanda (Diop, 2021). Une telle position donne encore raison à Aimé Césaire qui soulignait qu’on est enclin à penser qu’Hitler n’est pas mort, quand on constate et tolère les atrocités commises sur certains groupes sociaux. Pire, cela suggère que les génocides en Afrique auraient encore de beaux jours devant eux, parce que nous ne savons pas apprendre de l’histoire.
Paul Ella-Menyé assigne le rôle d’épurateurs des homosexuels aux « vrai.e.s » Africain.e.s qui sont, à ses yeux, tous ceux qui les combattent vigoureusement, « jusqu’à la dernière énergie ». Le combat contre les homosexuel.le.s est suggéré comme une question morale de vie ou de mort, puisque ce n’est pas seulement l’africanité qui serait attaquée, mais l’humanité elle-même. Pareille invitation à soustraire des personnes gay de l’espace social en Afrique n’a rien de nouveau, elle rappelle le « Kill the Gays » des années 2010. Le paradoxe est qu’elle est faite à l’aune du paradigme discursif éculé de la supposée supériorité de la blancheur : la fabrique des esclavages, des colonisations et des génocides a toujours été élaborée sur ce modèle. L’idée était, et l’est apparemment encore, d’éliminer tout ce qui n’est pas de la droite extrême, et à la droite extrême (c’est-à-dire hétérosexuel) de leur idéologie racialiste fondée sur cette domination blanche. Les tenants africanistes de tels discours de haine se pensent originaux en ceci qu’ils s’efforcent de noircir cette posture raciale blanche de domination, dont ils sont les fiers porte-flambeaux, à coups de discours tropicalisant sur l’homosexualité qui ne serait pas africaine. Qu’ils en soient conscients ou non, les adeptes de ces diatribes se posent dans le prolongement de ce sentiment de supériorité blanc, et ce à travers leur positionnement homophobe pour une Afrique pure, sans taches : la belle Afrique primitive et épurée qui n’aurait jamais connu la « corruption » homosexuelle (Gueboguo, 2006), ou toutes autres formes de « souillures » venues de l’Occident.
L’idée est comparable aux tenants des orientalismes à propos du Moyen-Orient (Saïd, 2005), en ceci qu’il s’agit d’un discours racialiste empreint de supériorité paternaliste. Ils se dotent du pouvoir de parler pour et au nom d’un groupe, avec la prétention de mieux le maîtriser, d’identifier ses tares, d’avoir droit de vie ou de mort. De ce fait, ces épurateurs d’homosexuel.le.s font écho au Code noir napoléonien qui a réduit les Noirs au statut de meubles ; ou encore à l’aryanisme hitlérien porteur d’une prétendue race supérieure. Autrement dit, l’idéologie de l’homophobie dont ils se réclament est une importation de l’Occident en Afrique à travers ses lois coloniales, ses représentations des religions abrahamiques, tout cela sous des relents de l’idée de supériorité des Blancs sur les autres groupes non Blancs (Altman, 2001). Ainsi, l’appel d’Ella-Menyé à une épuration totale incluant toute personne rendant d’importants services aux membres de la communauté LGBTQI+ ramène à ce que déplorait Alice Nkom, à savoir qu’être homosexuel en Afrique, c’est vivre dans la terreur et la violence. Cette terreur est aussi prémonitoire. Elle présage un « grand jour », où les « vrai.e.s » Africain.e.s et panafricanistes procèderont au nettoyage systématique des personnes LGBTQI+ et de leurs allié.e.s, poursuivant ainsi l’action horrifiante des suprémacistes blancs. Ils devront répondre au tribunal de l’Histoire et des Humains pour appels aux crimes génocidaires. Cette possibilité demeure d’actualité, nombre d’écrivain.e.s du continent se sentent interpelé.e.s par ce débat ; ce qui explique sans doute le choix de Lewat d’élaborer un roman transposant la réalité de l’homophobie en Afrique, tout en prônant un traitement différent des homosexualités.
Son roman est un moyen de conscientisation. Dans un entretien accordé au journal Jeune Afrique le 25 janvier 2022 au sujet des Aquatiques, Lewat affirme avoir voulu « construire un pays avec des réalités communes : l’homophobie, le poids du groupe sur l’individu, les injonctions faites aux femmes, le bal des apparences ». L’écrivaine dénonce donc ces violences comme étant les dernières grandes barbaries dont le continent devrait se libérer au plus tôt, au risque d’être, une fois de plus, le théâtre d’une épuration tragique de ces communautés LGBTQI+. Plus grave encore, nous dit Lewat, cette épuration se fera par les jeunes africains transformés en oppresseurs despotes par les discours homophobes actuels à la Ella-Menyé, sous le regard complice et complaisant des adultes.
 

Conclusion

Quoi qu’on puisse reprocher au président Félix Tshisekedi, l’histoire retiendra que c’est sous son impulsion et ses efforts qu’a été créé le Grand Prix panafricain de littérature qui choisit de couronner pour son prix inaugural un ouvrage qui s’insurge contre l’homophobie en Afrique. C’est ici le moment de revenir sur le sens de ce texte qui au fond est un cri de douleur, un hommage à la mémoire de tous les homosexuel.le.s africain.e.s ayant perdu la vie sur leur continent. Dans cet hommage, Osvalde Lewat commence par rappeler que Samy ne saurait être réduit à « un homosexuel », car il était surtout un fils chéri par sa mère, un frère, un ami fidèle, un parrain, un oncle, un professeur de collège et un artiste. Dans le quartier des Aquatiques, c’était un leader. Samy était aussi celui qui utilisait son art pour sensibiliser les dirigeants du Zambuena sur la condition misérable des habitants du quartier. Enfin, Samy était tout simplement celui qui voulait embellir la vie des autres. Embellir la vie des jeunes en leur apprenant des métiers. Embellir le quartier en y plantant des fleurs. Embellir l’Afrique en lui redonnant formes, couleurs, visibilité et vie. Or, avec la mort de Samy, c’est l’Afrique en devenir qu’on assassine. Venant de la plus haute instance politique panafricaine, ce premier Grand Prix panafricain de littérature invite les Africain.e.s à (re)imaginer un nouveau modèle de société, en tenant compte des droits des personnes LGBTQI+. Seront-ils à la hauteur de cet appel ? Et surtout, qu’adviendra-t-il de ce prix qui cristallise tant d’espoirs, à l’heure où Félix Tshisekedi est remplacé à la tête de l’UA, d’abord par le président Macky Sall et maintenant par Azali Assoumani ? L’actuel président de l’UA saura-t-il travailler à consolider le rôle et la place de ce nouveau prix en tant que référence en matière de littérature (pan)africaine pour la renaissance du continent ? Seule la postérité le dira.

Notes

[1] Préambule du Grand Prix panafricain de littérature (2021).

[2] Au chapitre 2 de son livre, Du Bois (1996) soutient que le problème du xxe siècle est celui de la ligne du partage des couleurs entre races.

[3] Le terme est adopté et largement utilisé dans les études queers en français. Il apparaît dans Plana et Souna (2015, p. 309).

[4] Sigle utilisé pour désigner de manière inclusive les personnes lesbiennes, gay, bisexuelles, transgenres, queers, intersexes, et toutes autres personnes non hétérosexuelles ou non cisgenres.

[5] Pays fictif d’Afrique subsaharienne.

[6] Une allusion à l’ouvrage de Charles Guebeguo (2006). La question homosexuelle en Afrique : le cas du Cameroun. L’Harmattan.

[7] Lire Johnny chien méchant (2002) d’Emmanuel Dongala et Allah n’est pas obligé (2000) d’Ahmadou Kourouma.

[8] https://www.unicef.org/press-releases/west-and-central-africa-region-among-most-affected-grave-violations-against-children

[9] Les Tutsis étaient désignés par les bourreaux Hutus comme les « cafards ». Les populations étaient invitées à faire la chasse aux cafards pour la salubrité publique.

[10] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1718621/panafricanisme-numerique-afrique-franc-cfa-mwazulu

[11] On retrouve cette citation sur la page d’accueil du site web du mouvement : https://african-revival.org/

[12] « Homosexualité : Les USA en mode LGBT en Côte d’Ivoire. Que peut l’Église catholique ? » https://www.youtube.com/watch?v=YEao_Q73Bqc


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APA

Moneyang, P. H., Gueboguo, C. (2023). « Queeriser » l’Afrique par l’homo inclusio africanus : Une lecture des Aquatiques d’Osvalde Lewat, Grand Prix panafricain de littérature. Global Africa, 3, pp. 96-109. https://doi.org/10.57832/70mb-0j63


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Moneyang Patrick Hervé et al. "« Queeriser » l’Afrique par l’homo inclusio africanus : Une lecture des Aquatiques d’Osvalde Lewat, Grand Prix panafricain de littérature". Global Africa, no. 3, 2023, p. 96-109. doi.org/10.57832/70mb-0j63


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https://doi.org/10.57832/70mb-0j63


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