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(Re)Découverte

Joseph Ki-Zerbo et le Cames

Une histoire panafricaine de reconquête de soi

Chikouna Cissé

Maître de conférences en histoire de l’Afrique contemporaine

Université Félix-Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

numéro :

Panafricanisme, recherche africaine et enjeux globaux

Pan-africanism, African Research, and Global Challenges

Upana-Afrika, Utafiti wa Kiafrika na Changamoto za Kimataifa

البان أفريقيا والبحوث الأفريقية والقضايا العالمية

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Publié le :

20 septembre 2023

ISSN : 

3020-0458

03.2023

Cet article analyse le rôle éminent joué par l’historien Joseph Ki-Zerbo dans la création en 1968 d’une communauté épistémique panafricaine dès les premières lueurs des indépendances : le Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (Cames). Le rôle de Ki-Zerbo ne peut se comprendre en faisant litière du contexte historique de l’après-guerre, où la bataille pour la fin des reliquats de sujétion battait son plein avec, en creux, la fin d’une université africaine sous la toge académique occidentale. C’est pourquoi l’approche théorique croise les pistes de l’histoire institutionnelle (le Cames) avec la biographie d’un individu pour comprendre l’histoire globale d’une société ou d’une institution. Pour nourrir ma réflexion, je m’appuie essentiellement sur les archives du Cames, les productions académiques consacrées à Ki-Zerbo, ses propres esquisses d’ego-histoire et mon ouvrage sur l’histoire du Cames.


Mots-clés

Joseph Ki-Zerbo, Indépendances africaines, Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (Cames), Université africaine, ego-histoire


Plan de l'article

Introduction


Joseph Ki-Zerbo, historien et panafricaniste intransigeant


Le Cames : quand l’historien écrit l’histoire


Le Cames après Ki-Zerbo : bilan critique


Conclusion


Introduction

C’était l’homme qui ne voulait pas dormir sur la natte des autres. Et il avait le verbe haut et la plume incise pour le proclamer urbi et orbi. Joseph Ki-Zerbo, penseur éclectique, transmetteur intégral, historien fécond et talentueux, pionnier dans divers domaines de l’historiographie africaine, panafricaniste convaincu et patriote africain intransigeant, a marqué de façon irréversible la communauté épistémique et politique africaine de son temps. Si son souvenir reste vivace seize ans après sa disparition le 4 décembre 2006 à Ouagadougou, c’est que cet homme fut à la fois un homme de réflexion et d’engagement concret, à la recherche constante d’une pensée qui soit ajustée à l’action. Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) ne s’est pas trompé en le qualifiant à sa mort de « grand iroko », roi de la forêt tropicale africaine, debout dans sa dignité et sa majesté (Codesria, 2006) et qui fit de lui, après le Sud-Africain Archie Mafeje et les Kenyans Ali Mazrui et Ngugi wa Thiong’o, membre à vie de cette institution panafricaine. Si sa longue carrière intellectuelle et politique a été suffisamment étudiée, le retour à Ki-Zerbo vise à explorer de nouveaux horizons cognitifs porteurs de sens. Il en est ainsi du rôle majeur de l’historien burkinabé dans la création du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (Cames), très peu étudié par celles et ceux qui s’évertuent à faire le bilan de son œuvre intellectuelle et politique. Cet article, qui vise donc à combler cet écart herméneutique, rappelle d’abord quelques traits du combat anti-impérialiste de Ki-Zerbo, de ses convictions panafricaines qui renferment les premiers linéaments de la création du Cames en janvier 1968. Une fois ce lien établi, je m’évertue à situer son rôle de premier plan dans la création de cette police institutionnelle autonome qu’est le Cames. Je termine enfin ma démonstration par un travail d’inventaire du bilan de l’institution après les années Ki-Zerbo.
 

Joseph Ki-Zerbo, historien et panafricaniste intransigeant

Joseph Ki-Zerbo, né le 21 juin 1922 à Toma, en Haute-Volta, fait partie de la première génération d’historiens africains formés selon les canons de l’université française. À propos de sa vocation d’historien, Joseph Ki-Zerbo raconte dans une sorte d’ego-histoire où on place sa propre vie sur l’établi de l’historien (Boucheron, 2011), c’est-à-dire où l’historien se raconte lui-même :
« J’avais opté pour l’histoire parce que mon père a vécu longtemps. C’était un homme d’histoire. Il avait porté une partie de notre histoire locale, puisqu’il était le premier chrétien de la Haute-Volta, et il aimait raconter. J’ai donc été préparé au métier d’historien par cette éducation. J’estime aussi que l’histoire est "maîtresse de vie" (historia magistra vitae). » (Ki-Zerbo, 2013).
Emmanuel Mounier est également, avec Alfred Diban,[1] l’un de ceux qui ont influencé sa conception de l’histoire. Philosophe chrétien, Mounier a retenu beaucoup d’éléments de la tradition européenne sur l’esprit critique et la lutte pour libérer la personne humaine de toutes les forces d’oppression et d’obscurantisme (Ki-Zerbo, 2013). Le détour par Mounier et l’idéologie marxiste renvoient ainsi chez Ki-Zerbo à une éthique de l’engagement politique rendue nécessaire par sa vocation d’historien. Disciple de grands maîtres de la science historique et politique comme Pierre Renouvin, André Aymard, Fernand Braudel, Raymond Aron, dont l’apport fut décisif dans sa formation intellectuelle, Joseph Ki-Zerbo puise en réalité dans plusieurs registres pour forger sa personnalité qui, de son propre aveu, s’est « posée en s’opposant » (Ki-Zerbo, 2013). Ses années de formation académique et politique, comme tant d’autres de sa génération à l’image de Cheikh Anta Diop, ont en effet été marquées par ce que Jacques Rabemananjara (1956), intellectuel et homme politique malgache, appela l’époque de la « cure de désintoxication », qui avait commencé pour beaucoup d’Africains sur les bancs des facultés parisiennes. Doté d’une solide formation d’historien, avérée par l’agrégation obtenue en 1956, Joseph Ki-Zerbo se forgea, par ailleurs, une conscience panafricaine en militant dans de nombreuses associations d’étudiants et en travaillant de manière officielle ou informelle avec nombre de dirigeants sur le projet d’indépendance africaine, dont Kwamé N’krumah, Sékou Touré, Modibo Keita, Amilcar Cabral, Jomo Kenyatta, Tom Mboya, Julius Nyerere, etc. (Nyamnjoh, 2007). Dès lors, l’historien s’engage dans l’action politique. Un de ses amis de vieille date, l’universitaire et homme politique sénégalais Assane Seck, fait remarquer qu’aucune « renaissance africaine » n’est concevable ni possible sans une réelle indépendance politique permettant aux populations de décider d’elles-mêmes et de leur sort, Joseph Ki-Zerbo a commencé ainsi sa lutte politique (Seck, 2006). Aussi, dès la proclamation de son indépendance par elle-même en septembre 1958, la Guinée Conakry nouvelle paraissant comme le porte-drapeau de tous ceux qui aspiraient à la souveraineté internationale, Joseph Ki-Zerbo décida-t-il de participer au contingent d’enseignants volontaires organisé par le Syndicat des professeurs africains du Sénégal (Spas). Le but était d’aller aider ce pays à surmonter la difficile épreuve du remplacement des fonctionnaires français, rappelés sans préavis par leur patrie. Mais Joseph Ki-Zerbo ne restera pas longtemps en Guinée, le régime totalitaire adopté par les dirigeants ne lui convenant guère (Seck, 2006). Est-ce cette déception qui l’incite à explorer sa propre voie ? Sans doute, car en cette même année 1958, il fonde le Mouvement de libération nationale (MLN) en compagnie d’un certain nombre de jeunes intellectuels africains épris de liberté, se tenant ainsi, comme le souligne Roland Colin (2006), en dehors de partis politiques traditionnels. Le MLN opte pour l’indépendance immédiate, la création d’États-Unis d’Afrique et un socialisme qui se veut résolument humaniste et ancré dans les valeurs africaines, tout en assumant la modernité. Dans les conditions concrètes du processus engagé, le MLN avait, comme Kwamé N’krumah, opté pour l’indépendance d’abord, car privilégier l’unité aurait rejeté l’indépendance vers un horizon imprévisible, puisque le travail de division avait déjà démantelé les ensembles coloniaux (Afrique-Occidentale française – AOF, et Afrique-Équatoriale française – AEF) (Diagne, 2006). Cet engagement concret fut servi par une plume au vitriol pour dénoncer la volonté de Paris de garder la main sur l’Afrique. Son texte du début des années 1950 qu’il publia sous l’intitulé « Le devoir de décolonisation » fit grincer en son temps dans les milieux coloniaux ordinaires (Colin, 2006 p. 16). Mais Joseph Ki-Zerbo n’en avait cure. Il enfonça le clou en 1956, réagissant ainsi aux manœuvres dilatoires françaises, visant à retarder la libération de l’Afrique à travers la fameuse loi-cadre, ou loi Gaston Deferre, de cette même année :
« Au moment où le mur de la colonisation craque de toutes parts, les nègres, qui ont plus de titres que quiconque à hâter son écroulement, seraient criminels de lui apporter le moindre étai même sous la forme d’un bulletin de vote parlementaire. C’est de toutes nos forces [poursuit-il] qu’il faut précipiter cet écroulement. » (Ki-Zerbo, 1958).
Lorsqu’interviennent les indépendances de l’année 1960, le militant Joseph Ki-Zerbo n’en continue pas moins de se poser comme une pointe aiguisée de la résistance contre les vestiges du passé colonial. Sa bataille pour l’autonomie intellectuelle de l’Afrique se veut ainsi le prolongement de son combat panafricain et anti-impérialiste pour aboutir à une véritable liberté de l’Afrique, condition de sa renaissance. Son combat politique porte pour ainsi dire le projet de création du Cames. 
 

Le Cames : quand l’historien écrit l’histoire

La bataille pour l’autonomie intellectuelle de l’Université fut, pourrait-on dire, le prolongement de l’action politique de Joseph Ki-Zerbo en vue d’une libération de l’Afrique de la tutelle française. La mise en place d’un système scolaire, souvent aux mains des missions catholiques ou protestantes, l’accession d’une minorité à l’enseignement secondaire et supérieur ont en effet levé, surtout en Afrique de l’Ouest, une élite intellectuelle occidentalisée (Droz, 2006). Celle-ci, à l’exact opposé du projet colonial de sujétion, voulait prendre part à ce qu’Ashis Nandy (2007) appelle « l’aventure morale et cognitive contre l’oppression ». L’exigence de réappropriation de soi inscrite au cœur du projet de décolonisation passait pour bon nombre d’intellectuels africains par la fin de la tutelle occidentale sur les processus cognitifs. Se défaire en somme de l’odeur persistante du père (Sarr, 2016), en sortant de ce que Valentin Mudimbe (1988) appelle la « bibliothèque coloniale ». C’est une des raisons pour lesquelles l’éducation, y compris l’enseignement supérieur, fut l’une des revendications majeures du mouvement nationaliste (Mamdani, 1994). Et l’économiste tanzanien Issa Shivji (2005) de renchérir : « À travers l’université, nous affirmions notre droit à la pensée, le fondement du droit à l’autodétermination », toute chose qui rendait incongrue l’existence d’une université africaine sous la toge académique occidentale. Ce modèle fut cependant la règle, les métropoles, et en l’espèce la France, tentant de faire perdurer leur entreprise de domination. Partout en Afrique sous domination française émergèrent à cette époque des instituts d’enseignement supérieur, ou des universités, inféodés à la langue et au mode de fonctionnement français, prolongeant un rapport de subordination (Cissé, 2018). Contre cette tendance au maintien du cadre ancien, les pays francophones d’Afrique accusaient du retard par rapport aux anglophones qui portèrent cette revendication dès la fin du xixe siècle, et qui culmina au moment des indépendances. La question de la coopération interuniversitaire fut, par exemple, au centre d’un séminaire organisé à Freetown, du 11 au 16 décembre 1961. Financée par le ministère sierra-léonais de l’Éducation nationale, cette rencontre permit de réunir près de 42 participants (anglophones et francophones), invités à réfléchir sur les enjeux de la formation de la West African Intellectual Community. La proposition du Nigérian Saburi Biobaku (1962) apparut résolument plus avant-gardiste. Il proposa de créer l’Association of West African Universities. Celle-ci pourrait se prévaloir d’un comité exécutif comprenant principalement les responsables des universités ouest-africaines, et aurait pour mission de se réunir dans l’une de ces universités tous les deux ans. 
Lorsque cette question devint un enjeu important dans l’espace public ouest-africain francophone, Joseph Ki-Zerbo en fut l’un des hérauts et ses prises de position, du reste nombreuses, furent constantes et sans concession. Il annonce la couleur dès 1961 en appelant à l’africanisation des programmes d’enseignement : 
« On devrait diminuer de beaucoup l’importance de chapitres comme celui de l’érosion glaciaire et développer largement au contraire les questions africaines comme l’érosion tropicale » (Ki-Zerbo, 1961). 
En 1963 invité par les Rencontres internationales[2] sur le thème « Dialogue et violence », il se pose comme un précurseur du combat contre la fuite des cerveaux africains vers l’Occident. Il était convaincu que : 
« S’acharner à expatrier pour cinq, sept, dix ans la jeunesse intellectuelle de l’Afrique aux quatre vents de l’espace et préparer ainsi par le retour de ces jeunes une épreuve de force, au lieu de s’entendre pour aider les Africains à implanter sur un plan régional des centres autonomes de formation supérieure, c’est préparer la violence en Afrique et non le dialogue. » (Ki-Zerbo, 1963).
Pour cet homme pragmatique en revanche, la prose politique devait nécessairement être accompagnée par l’action concrète sur le terrain, et le cadre se prêta à des initiatives hardies dans ce sens. Les années 1960 montrèrent en effet que la mystique de l’unité, dont Kwamé N’krumah fut le chantre le plus en vue, était pour beaucoup de leaders politiques africains issus de la décolonisation le projet politique et idéologique crédible pour mieux adresser la question du développement de l’Afrique. Un cadre géopolitique global postcolonial se dessina ainsi au cours de cette période propice à la création de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) en 1963, devenue Union africaine (UA) le 9 juillet 2002 à Durban, en Afrique du Sud. D’autres organisations, cette fois à échelle régionale, virent également le jour. Ce fut le cas de l’Organisation commune africaine et malgache (Ocam), qui réunit lors de sa création 14 pays de l’Afrique francophone. Une conférence au sommet de cette organisation  fut organisée à Tananarive, à Madagascar, du 25 au 27 juin 1966. À cette occasion, Léopold Sédar Senghor, président de la République du Sénégal, présenta son projet de communauté francophone et suggéra la création du Cames (N’dao, 2008). L’organisation devait comprendre les représentants de tous les États de l’Ocam auxquels viendraient s’ajouter le Burundi, la France, la Guinée, le Mali, la Mauritanie et les États du Maghreb. Au cours de cette année 1966, le projet Cames gagna en visibilité à travers la Conférence des ministres de l’Éducation des pays africains et malgache d’expression française (Confemen) tenue à Paris. Cet organisme, créé en 1960 et composé de 15 États membres francophones à sa création, donna mandat à la commission consultative d’experts :
« Pour entreprendre une recherche approfondie sur les structures et les enseignements des universités africaines et malgache, compte tenu de la réforme française de l’enseignement supérieur, dans un large esprit de coopération interafricaine et si possible d’unité[3]. »
Une étape supplémentaire vers la création du Cames fut franchie, au début de l’année 1967, lors de la session de la conférence des ministres de l’Éducation nationale des États d’expression française qui se tint à Abidjan (26 janvier-1er février). Cette conférence débuta par l’allocution du président Félix Houphouët-Boigny quelque peu critique sur le bilan de la conférence de mai 1961 à Addis-Abeba, sur le développement de l’éducation en Afrique. S’il salua « une conférence inspirée par un haut idéal de progrès et animée d’une foi ardente en l’avenir » (Boigny, 1967, p. 2), il estima en revanche que :
« Cinq années (sic) d’expérience obligent à reconnaître que ces programmes, élaborés dans l’enthousiasme, péchaient souvent par manque de réalisme… L’absence de doctrine ou de réflexion en matière d’éducation nous a détournés d’adopter au départ des principes, des structures, des méthodes, et des programmes véritablement adaptés aux réalités de nos pays africains[4]. »
L’historien voltaïque Joseph Ki-Zerbo, membre de la Commission consultative d’experts de l’enseignement supérieur francophone en Afrique, chargée de proposer les réformes nécessaires dans cet ordre d’enseignement en Afrique et à Madagascar, était bien d’accord avec Félix Houphouët-Boigny sur la nécessaire adaptation de l’enseignement supérieur aux réalités africaines. Il présenta, lors de cette conférence d’Abidjan, un rapport intitulé Définition, rôle et fonction de l’enseignement supérieur en Afrique et à Madagascar qui préfigure la création du Cames :
« C’est pourquoi la commission consultative des experts a estimé qu’il est urgent de mettre sur pied un minimum de structures pour coordonner les projets des États dans ce domaine de la coopération universitaire et jeter une vue prospective sur l’avenir. Ne pourrait-on pas créer un office africain et malgache de coopération universitaire ? Cet office pourrait avoir à sa tête un comité directeur composé de l’ensemble des ministres de l’Éducation nationale. Il comporterait aussi un conseil consultatif composé de recteurs, de professeurs et de personnalités diverses. Enfin, un secrétariat composé de membres désignés par Messieurs les Ministres "intuitu personae" serait chargé de la préparation des dossiers et de l’application des décisions, ainsi que de tout le travail de documentation, d’information, d’homologation des diplômes, etc. Enfin, les relations avec les autres universités africaines pourraient être décidées et aménagées dans le cadre de cet office. Il s’agit là d’une option vitale pour l’avenir. L’éluder ce serait esquiver une responsabilité historique. » (Ibid).
Cet activisme aboutit finalement à la création du Cames, le 23 janvier 1968, à l’issue du sommet des chefs d’État (22-23 janvier), au travers de la résolution 23 de l’Ocam. Joseph Ki-Zerbo, véritable cheville ouvrière de cette institution panafricaine en fut nommé secrétaire général. On lui doit les programmes sur la pharmacopée africaine et l’échange des professeurs entre universités africaines au cours des douze années de sa présence à la tête du Cames. La création des Comités consultatifs interafricains (CCI) reste en réalité le véritable emblème des années Ki-Zerbo. Ils opèrent ainsi la sédentarisation des procédures de collation des grades en Afrique, sans recours aux instances de validation françaises. C’est donc une délocalisation réussie de l’Europe vers l’Afrique de la qualification des enseignants du supérieur.
Pour comprendre l’importance de cette question, il faut mesurer les risques que pouvait entraîner ce qu’Assane Seck qualifie de « conservatisme frileux » (Seck, 2006, p. 42). En effet, la première université moderne des pays francophones d’Afrique de l’Ouest, celle de Dakar, n’a débuté que dans les années 1949-1950, alimentée par quelques rares bacheliers formés dans les deux lycées de Dakar et Saint-Louis. Mais les choses changèrent brusquement avec la loi-cadre de 1956 instituant la semi-autonomie : l’enseignement secondaire prit alors rapidement un véritable élan. Dans toutes les colonies, des embryons d’université furent créés cependant que leur destin était loin d’être assuré. Se posa vite alors le problème de la formation des enseignants pour ces institutions. Allait-on continuer de compter sur les professeurs d’une coopération internationale hétéroclite ? Sur le système français de qualification dont les problèmes africains étaient d’être au centre des préoccupations ? La réponse était assurément : « non » pour Joseph Ki-Zerbo en lutte contre tous les reliquats de sujétion. C’est ainsi que plutôt que de laisser chaque État « se débrouiller » au risque d’une cacophonie empêchant toute forme de coopération interafricaine valable, il se battit pour un organe supranational de coordination universitaire d’où le Cames, véritable outil de création d’une communauté épistémique africaine.

Le Cames après Ki-Zerbo : bilan critique

Les pères fondateurs du Cames l’avaient conçu comme le symbole d’une Afrique rassemblée par le savoir, vecteur de la renaissance africaine. Lorsque les héritiers procédèrent en 1993 à son bilan, à l’occasion de la célébration de son quart de siècle d’existence, ce fut pour constater que « l’un des éléments de la face cachée de l’institution reste la promotion par voie interne que prône malheureusement certains enseignants de pays membres[5] ». Au vrai, le débat national versus supranational est une permanence dans l’histoire du Cames. Il structure, aujourd’hui comme hier, les débats dans certains cénacles universitaires, sur la légitimité du Cames à se substituer aux États souverains, dans l’évaluation scientifique par les pairs. Dès avril 1980, lors de la session ordinaire du Cames à Kigali, l’adoption du texte sur les concours d’agrégation en sciences juridiques et économiques fut contrariée par les représentants du Cameroun, du Congo et du Niger[6]. Ces pays dotés de leurs propres instances d’évaluation craignaient sans doute la concurrence que pouvaient représenter ces jurys d’agrégation interafricains. Et l’histoire du Cames sera marquée par cette volonté de certains membres de s’émanciper de ces procédures pour des raisons à la fois politiques, idéologiques, académiques et géographiques. Les rapports entre Madagascar et le Cames, par exemple, traduisent les problèmes liés à la construction d’un espace académique transnational en Afrique. Madagascar a entretenu des rapports ambivalents avec le Cames, dont il est pourtant l’un des États fondateurs. La partie malgache invoqua à ce propos « la diminution permanente du nombre d’enseignants à cause des départs à la retraite, les résultats très faibles au concours (du Cames[7]) compromettant du coup le renouvellement des cadres allant à la retraite ; les dossiers rejetés pour des raisons d’ancienneté et de non-conformité, la position insulaire qui rend les liaisons difficiles (avec le continent[8]), les arriérés de contribution en tant qu’État membre[9] ». Le cas nigérien mêle des considérations idéologiques, politiques et académiques. Au moment des premières signatures de l’accord sur les CCI en 1976 à N’Djamena, le Niger avait déjà sa propre instance nationale de promotion des enseignants depuis un an, appelée le Comité consultatif universitaire (CCU). Le Niger fut pourtant un des premiers signataires de l’accord sur les CCI du Cames avec la Haute-Volta, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Tchad et le Togo. Le pays participa aux programmes du Cames jusqu’en 1980. À cette date, hélas, note Bouli Ali Diallo, alors rectrice de l’université de Niamey, une mauvaise interprétation du rôle des CCI par les autorités nigériennes d’alors les a amenées à dénoncer l’accord sur les CCI du Cames. Il leur avait été fait entendre que c’était le Cames qui nommait les enseignants et chercheurs dans les grades correspondant à leur inscription sur les listes d’aptitude. Ayant le sentiment que le Cames exerçait en cela un pouvoir qui relevait de la souveraineté nationale, les autorités nigériennes décidèrent de retirer le Niger du programme sur les CCI du Cames.
Ce retrait du Niger au cours de l’année 1980 où ce pays abritait la session des CCI du Cames doit, pour être compris, restituer le positionnement idéologique majeur au sein de l’université nigérienne au cours de cette période. La gauche révolutionnaire incarnée, entre autres acteurs, par la figure majeure du célèbre physicien Abdou Moumouni Dioffo, formé pour partie en URSS, était alors dominante. Elle considérait le Cames, témoigne l’universitaire nigérien Habibou Abarchi (2018), comme un instrument de l’impérialisme français chargé de garder la mainmise sur les universités de ses anciennes colonies. Le bilinguisme camerounais qui obligeait ce pays à tenir compte de l’héritage de l’université anglo-saxonne dans ses universités anglophones dont les règles n’épousaient pas toujours celles du Cames, calquées sur la France, et la réforme des grades au Sénégal intervenue en 2016, malgré les réserves du Cames, sont à prendre au sérieux. L’anthropologue britannique Mary Douglas insiste sur le fait que « le maintien de l’institution n’est pas tant menacé par des dangers extérieurs que par l’incertitude quant à l’implication de ses membres » (Cordonnier, 2005). Les différents cas examinés ici relèvent certes moins d’un quelconque chauvinisme que d’une volonté de déconstruction de l’hégémonie du Cames sur la définition des critères de la légitimité savante. À défaut d’obtenir des réformes en la matière, la défense de la voie nationale est alors conçue comme une alternative à la promotion sous la bannière de cette institution. Les récriminations à l’égard des instances d’évaluation et de l’organisation des titres en vigueur doivent en revanche faire l’objet d’un examen attentif, sous peine de renforcer le principe national en la matière. Une autre situation qui nuit quelque peu à l’héritage des pères fondateurs est celle de la surreprésentation étrangère dans les jurys d’agrégation. En effet, à la différence des CCI, les concours d’agrégation de médecine, de droit et d’économie font encore appel à l’expertise des étrangers pour siéger dans ses jurys. Cette surreprésentation étrangère était sans doute destinée à rassurer les opinions sceptiques quant aux capacités africaines à conférer un coefficient de validité scientifique à ces concours d’agrégation. Dans une phase de transition et de maturation, le pragmatisme commandait que cette décision fut retenue. L’axe du temps permettra par la suite de lire autrement cette question de la présence étrangère dans les jurys d’agrégation, cinquante-cinq ans après la création du Cames. 
 

Conclusion

La création du Cames est donc l’aboutissement du combat intrépide de Joseph Ki-Zerbo afin de rétablir l’éminente dignité historique de l’Afrique après la longue nuit coloniale. Pour ce militant de la renaissance africaine, une maïeutique intelligente devait être fondée sur la quête d’une pensée qui soit ajustée à l’action. La création du Cames reste la preuve concrète de cette exigence. Entendue comme une esthétique de réinvention de soi, cette institution panafricaine a fait du chemin, plus de cinquante ans après sa création à Niamey, au Niger. Les succès engrangés ne doivent pas faire perdre de vue les tendances scissipares de certains États sous la pression de syndicats d’enseignants désireux de rompre avec le système d’évaluation du Cames, jugé trop obsolète et inutilement contraignant. Le temps pour le Cames est venu de faire sa mue pour se mettre au diapason de l’université moderne. En tout état de cause, si le Cames n’existait pas, c’est maintenant qu’il faudrait l’inventer[10] disait naguère son fondateur Joseph Ki-Zerbo. La réinventer ajouterais-je.

Notes

[1] Né vers 1875, Alfred Diban, à qui son fils Ki-Zerbo consacra un ouvrage, est considéré comme le premier chrétien de la Haute-Volta dont il contribua à la christianisation, notamment du pays Samo, dont il est originaire, après une longue période de captivité à Tombouctou. En 1975, il se rendit à Rome et fut présenté à Paul VI. Il mourut en 1980 à Ouagadougou pendant le voyage de Jean Paul II. Pour plus de détails, voir Ki Zerbo

[2] Instituées dès l’aube des années 1960, elles étaient organisées chaque année à Bouaké au centre de la Côte d’Ivoire et réunissaient chercheurs européens et africains autour d’un thème touchant les sciences sociales en Afrique.

[3] Archives du Cames. Cames, une institution au service de la coopération interuniversitaire africaine, décembre 1981-février 1987, p. 2.

[4] Ibid, p. 6.

[5] Archives du Cames. Bilan du CAMES, 1993. p.21.

[6] Archives du Cames. Rapport de la session ordinaire du Cames. Kigali, du 12 au 14 avril 1980, p.19.

[7] L’auteur souligne cet élément.

[8] L’auteur souligne cet élément.

[9] Archives du Cames. Rapport d’activités. Exercice 2012, p. 9.

[10] Centre des archives diplomatiques de Nantes. Ministère des Affaires étrangères. Poste de Ouagadougou. Rapport d’activités du Cames en 1970, présenté à Bangui en 1971.

Bibliographie

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Pour citer l'article :

APA

Cissé, C. (2023). Lagos 1980 and the Right of Africans to Science. Global Africa, 3, pp. 76-85. https://doi.org/10.57832/n18m-1z22


MLA

Cissé Chikouna. "Lagos 1980 and the Right of Africans to Science". Global Africa, no. 3, 2023, p. 76-85. doi.org/10.57832/n18m-1z22


DOI

https://doi.org/10.57832/n18m-1z22


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