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Introduction

La question du panafricanisme

Liberté épistémique, production de savoirs et décolonialité

Cheikh Thiam

Professeur d'études anglaises et noires, Amherst College, États-Unis

cthiam@amherst.edu


Mjiba Frehiwot

Chercheur en études panafricaines, Institut d'études africaines, Université du Ghana

mafrehiwot@gma

numéro :

Panafricanisme, recherche africaine et enjeux globaux

Pan-africanism, African Research, and Global Challenges

Upana-Afrika, Utafiti wa Kiafrika na Changamoto za Kimataifa

البان أفريقيا والبحوث الأفريقية والقضايا العالمية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 septembre 2023

ISSN : 

3020-0458

03.2023

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Plan de l'article

  • Introduction


  • Le proto-panafricanisme : liberté, communauté et invention de l’Afrique


  • La révolution haïtienne, le panafricanisme et la liberté épistémique


  • Connaissance (dé)coloniale, personnalité africaine et devenirs africains


  • La pertinence épistémique et l’institutionnalisation du panafricanisme


  • La revue Global Africa et l’avenir du panafricanisme


  • Conclusion


Introduction

Le panafricanisme est souvent présenté comme un mouvement des XXe et XXIe siècles qui a débuté avec les conférences panafricaines organisées par Henry Sylvester Williams, et qui s’est développé en des entités politiques contemporaines telles que l’Union africaine (UA). Ses principaux objectifs sont : la libération du continent africain, la création d’une structure politique panafricaine et la conceptualisation de l’unité culturelle des communautés d’origine africaine du monde. Nous postulons que les manifestations du panafricanisme au XXe siècle sont la théorisation et la systématisation d’expressions antérieures de l’esprit du panafricanisme qui se sont produites depuis le XVIIe siècle, avant que le terme ne soit inventé. Une lecture attentive de son histoire montre qu’il est enraciné dans une épistémologie qui remet en question les fondements de l’euro-modernité et participe à une définition plus complexe du concept d’« Afrique ». Cette perspective nous permet de revisiter la pertinence épistémique du panafricanisme à une époque où la prise de conscience de la prégnance de la colonialité a conduit à un appel pressant pour la décolonisation.
Les spécialistes des questions décoloniales ont récemment formalisé une réalité qui est apparue clairement aux africanistes au cours des deux cents dernières années : l’imagination d’un « Occident » éclairé et son corollaire, la déshumanisation du « Reste » obscur, ne sont pas deux projets distincts. Le second est nécessaire pour l’existence du premier. Franz Fanon exprime ce point en ces termes dans Les Damnés de la Terre 
Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c’est-à-dire à l’aide de sa police et de sa gendarmerie, l’espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal. La société colonisée n’est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d’affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n’ont jamais habité, le monde colonisé. L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, il représente non seulement l’absence de valeurs, mais aussi la négation des valeurs. Il est, osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu. Élément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles. (1963, p. 43).
Cette machine manichéenne est expliquée et légitimée, comme l’affirme Walter Mignolo, par :  
La rhétorique tordue qui naturalise la "modernité" en tant que processus mondial universel et point d’arrivée [et qui] cache son côté obscur, la reproduction constante de la "colonialité". Afin de découvrir la logique perverse que Fanon a soulignée et qui sous-tend le dilemme philosophique de la modernité/colonialité et la structure politique et économique de l’impérialisme/colonialisme, nous devons examiner comment décoloniser l’"esprit" (Thiong’o) et l’"imaginaire" (Gruzinski), c’est-à-dire la connaissance et l’être. (2007, p. 450)
En d’autres termes, la déshumanisation d’une catégorie nouvellement inventée : le non-Blanc, et l’Africain en particulier, est la condition même de l’existence de la modernité et de la colonialité. En ce sens, l’idée d’« Afrique », comprise par la tradition euro-moderne comme l’autre de l’« Occident », est précisément liée à ce qu’elle n’est pas : une certaine représentation de l’Occident qui n’est possible qu’avec l’épistémicide, c’est-à-dire l’anéantissement des savoirs et des systèmes de connaissance  afrocentrés. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’époque moderne est aussi celle de la rencontre coloniale avec l’Afrique et de l’institutionnalisation de l’esclavage. Ce dernier est la condition de réalisation du premier. 
Malgré l’omniprésence du schéma moderne, nombreux sont ceux qui ont résisté à l’assaut de la violence contre leur droit à l’existence. Nous soutenons dans cette perspective que depuis sa création, le panafricanisme, en tant que mouvement politique et culturel orienté vers la libération des peuples d’ascendance africaine, a compris la nécessité de fonder son projet politique sur des épistémologies qui échappent au manichéisme de l’euro-modernité. Ainsi, le premier geste de libération des personnes d'ascendance africaine est lié à la production de connaissances. En tant que mouvement de libération, le panafricanisme doit donc être lu avant tout comme une position épistémique, une méthode et un contre-discours de la modernité. Ce contre-discours ne doit cependant pas être compris comme une réaction qui continue à se focaliser sur l’« Occident », comme l’histoire des études africaines l’a souvent fait. Il s’agit plutôt d’une épistémologie fondée sur une idée particulière de l’« Afrique » qui a changé au cours de l’histoire. Cette introduction est un moyen de présenter le contexte historique permettant de revisiter la pertinence épistémique du panafricanisme, à un moment où la prise de conscience croissante de l’omniprésence de la colonialité a conduit à un appel pressant en faveur de la décolonisation. S’il est légitime de se demander s’il reste vraiment quelque chose que les chercheurs pourraient ajouter à deux siècles de discours panafricanistes sur la signification, la pertinence, les perspectives et les défis du mouvement, un numéro spécial sur le panafricanisme est particulièrement opportun car il peut nous permettre de repenser la présence de l’Afrique dans les modes contemporains de production de la connaissance. 
Nous insisterons particulièrement sur la façon dont le panafricanisme est à la fois un modèle épistémique et une position politique qui a commencé comme une praxis au XVIIe siècle, s’est développé en une philopraxis révolutionnaire à la fin du XVIIIe siècle, une théorie de la « personnalité africaine »  au XIXe siècle, et un mouvement à part entière aux XXe et XXIe siècles. Dans tous ces cas, le panafricanisme est resté un projet épistémique matérialisé par la création d’établissements d’enseignement supérieur et de revues intellectuelles aux XXe et XXIe siècles. Il est donc logique que Global Africa, institution panafricaine, propose un numéro spécial sur la pertinence contemporaine du panafricanisme, avec un accent particulier sur la recherche dans le sillage de ce qui peut être considéré, dans la discipline des études africaines, comme un moment décolonial. Les contributions à ce numéro spécial posent des questions sur l’histoire, la contemporanéité et l’avenir du mouvement panafricain. 

Le proto-panafricanisme : liberté, communauté et invention de l’Afrique

La conception du panafricanisme comme posture épistémique qui tente de se détacher de l’euro-modernité peut être liée à plusieurs moments clés de son histoire, avant la systématisation du mouvement au XXe siècle. La première rencontre des personnes d’ascendence africaine avec l’euro-modernité et l’esclavage est l’un de ces moments. Elle marque le début du projet panafricain à travers ce que nous considérons comme une invention afrocentrée de l’« Afrique ». En d’autres termes, c’est lors de la première rencontre avec les forces euro-modernes que des africains qui jusque là se voient comme des membres de communautés ethniques particulières inventent l’idée de l’« Afrique » afin d’échapper aux affres de la colonialité. Cette invention de l’« Afrique » constitue le début du panafricanisme. Elle consacre à la fois la naissance du continent et celle de la diaspora, jetant en même temps les bases épistémiques et politiques du panafricanisme. Il est cependant important de considérer que cette invention n’est pas une simple réaction à l’euro-modernité qui répète la même logique coloniale qu’elle tente de remettre en cause. Au contraire, les premières inventions de l’« Afrique » qui conduisent à la naissance de la philopraxis du panafricanisme sont afrocentrées. Elles peuvent être lues comme le résultat d’une posture décoloniale fondée sur des conceptions africaines de la personne en tant qu’être social. 
Dans la plupart des cultures africaines, la personne est un être social. La qualité de “personne” est déterminée par  l’appartenance du sujet à une communauté. C’est le sens du concept d’« ubuntu » (être soi-même à travers les autres) exprimé par l’aphorisme zoulou « Umuntu ngumuntu ngabantu » qui conçoit la personne comme essentiellement  liée à une communauté. Dans ces sociétés, l’esclave (« jaam » en wolof) n’est pas une personne. Iel est l’être “asocial” par excellence. Ce qui fait de l’esclave un être “asocial” n'est pas, cependant, le fait qu’iel soit propriété et objet ; mais qu’iel n’ait pas de lien social avec une communauté déterminée. C’est à partir de cette conception de la personne que l’on peut comprendre le sens de l’« Afrique » telle qu’elle a été conçue par les premiers Africains. Au moment où les premiers esclavagistes Européens rencontrent et capturent leurs premières victimes, ceux-là ne sont pas encore des Africains. Iels sont plutôt des Dogon, des Igbo, des Diola, etc. Ils savent cependant que la rupture avec leur communauté implique leur mort sociale. Ils conçoivent donc, au moment de leur capture, la nécessité d’inventer une autre communauté qui les sauverait de cette mort et assurerait leur liberté. Voilà la logique qui mena ces hommes et ces femmes capturés à inventer l’« Afrique. » Cette dernière est donc le lieu qui assure aux nouveaux africains et anciens membres de groupes ethniques tels que les Yoruba, les Wolof, et les Zoulou la continuité de leur appartenance à une communauté. Cette « Afrique », communauté nouvellement inventée, garantit la liberté permanente de ces Africains du Nouveau Monde dont les liens de parenté s’étendent, dès lors, partout où sont localisés des personnes qui ont un lien avec ce nouvel espace. En ce sens, l’invention de l’Afrique est consubstantielle à celle du panafricanisme et de la diaspora. Elle est un moment crucial de résistance à la transformation des Africains esclavagisés en esclaves soumis. 
On peut ainsi soutenir que le panafricanisme fonctionne comme une position politique et épistémique qui offre de nouvelles significations au concept d’« Afrique », la négation de laquelle constitue la condition de possibilité de la colonialité. En d’autres termes, l’enjeu de l’invention de l’Afrique comme moyen d’humanisation de tous les Africains asservis par l’esclavage moderne, est la prise de conscience de la nécessité de dépasser les lignes « tribales » pour « se détacher » des cadres conceptuels euro-modernes fondés sur la déshumanisation et l’exploitation de l’autre – des êtres non blancs en particulier. Cette posture sera reprise par les théories de l’unité culturelle africaine développées par Cheikh Anta Diop (Diop, 1967, 1981), les théories de l’école afrocentrique sur la nécessité de dialoguer avec le monde à partir de notre situation culturelle particulière, les rêves rastafariens et panafricains de retour au source, et les nombreux combats des africanistes contre la modernité et la colonialité. 

La révolution haïtienne, le panafricanisme et la liberté épistémique

L’esclavage n’est pas le seul moment charnière antérieur au XXe siècle qui ait conduit à la naissance du panafricanisme. S’il illustre, à la fin du XVIIe et au du début du XVIIIe siècle, les premiers engagements panafricains, la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle nous offrent d’autres exemples tout aussi importants. La révolution haïtienne en est un qui mérite notre attention. Contrairement à la perception traditionnelle de cette révolution comme une dialectique entre le maître et l’esclave menée par Toussaint Louverture (un esclave lettré né dans la colonie et s’efforçant de récolter la promesse moderne de liberté, d’égalité et de fraternité pour tous), une analyse de la révolution haïtienne centrée sur le prêtre vaudou Dutty Boukman montre qu’elle peut être plutôt lue comme une injonction panafricaniste qui peut être lue comme une prise de position épistémique radicale. Cette perspective est encore plus défendable si elle est analysée à la lumière de la composition ethnique de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. En 1791, les deux tiers de la population de l’île étaient nés sur le continent africain. Ces « Africains », organisés sur une base ethnique dès les premiers instants de la colonie, avaient développé à la fin du XVIIIe siècle une communauté interethnique (panafricaine) dans les plantations et dans les communautés marronnes (Michel et al., 2006 ; Desmangles, 1992). Leur rassemblement lors de la cérémonie du Bois-Caïman est une continuation et un développement de cette solidarité panafricaine menée par des individus d’ascendance africaine, nés sur le continent. On peut donc très bien concevoir que la révolution ait été articulée autour des conceptions africaines endogènes de la liberté et de la communauté.
La représentation de la révolution haïtienne comme posture épistémique est d’autant plus concevable que Boukman, le principal leader du mouvement, né dans la région sénégambienne, était un prêtre vaudou. Il était donc un boroom bòpp (maître de savoir) africain, capable de remettre en question les modes de définition du monde qui ont permis l’existence de la condition subalterne des personnes d’ascendance africaine. Et c’est ce qu’il a fait. Plutôt que de s’engager dans une dialectique similaire à celle de Hegel, la révolution de Boukman est une prise de position afrocentrée, fondée sur la critique des modes occidentaux de perception du monde et sur la célébration des épistémologies africaines. Le démarrage de la cérémonie de Bois-Caïman, le moment déclencheur de la révolution qu’il a dirigée, est particulièrement significatif et révélateur. Il s’agit d’une cérémonie vaudou qui remet en question les fondements de la tradition euro-moderne illustrée par une critique forte et radicale du « Dieu blanc », la valorisation des savoirs africain (le sacrifice par la communauté d’un animal, certains disent un cochon) et l’adhésion à l’éthique de la communauté enseignée par les pratiques religieuses africaines. Boukman déclare, dans cette optique : 
[...] Ce Dieu qui a fait le soleil, qui nous apporte la lumière d’en haut, qui soulève la mer et qui fait gronder la tempête. Ce Dieu est là, vous comprenez ? Caché dans un nuage, il nous observe, il voit tout ce que font les Blancs ! Le Dieu des Blancs les pousse au crime, mais il veut que nous fassions de bonnes actions. Mais le Dieu qui est si bon nous ordonne la vengeance. Il dirigera nos mains et nous aidera. Chassez l’image du Dieu des Blancs qui a soif de nos larmes. Écoutez la liberté qui parle dans tous nos cœurs (Du Bois and Garrigus, 2006, p. 88). 
Les prières de Boukman sont un exemple d’écriture du récit national panafricain (James, 2012), non seulement à travers une provincialisation de l’éthique moderne, mais aussi à travers la promesse de structures sociales éthiques basées sur une métaphysique africaine plutôt que sur l’éthique de la domination représentée par le « Dieu des Blancs ». L’accent mis sur le sacrifice de l’animal comme moyen de relier ces nouveaux Africains à la métaphysique et aux pratiques religieuses africaines est particulièrement symbolique. Il marque l’égalité, sinon la supériorité spirituelle, avec le Dieu chrétien à une époque où la marque de l’infériorité africaine est déterminée par notre croyance en des divinités non chrétiennes. En outre, la place centrale du Vaudou présuppose une vision du monde totalement différente, fondée sur les modes africains d’interaction avec le monde. Cette posture est particulièrement importante dans la mesure où l’invention euro-moderne de l’Afrique comme « pays » où le soleil ne s’est jamais levé est inséparable de la relégation des ontologies, épistémologies et métaphysiques africaines à un stade inférieur de développement humain. Le vaudou est, dans la logique euro-moderne, le lieu de l’irrationalité, du retard et de la décadence de l’Afrique. Le fait de le centrer dans ce projet panafricain et d’en faire le vecteur de la rédemption africaine rappelle les théories panafricaines des spécialistes de la Négritude qui trouvent dans la métaphysique africaine la possibilité de célébrer l’humanité panafricaine et de critiquer les limites de la matrice coloniale du pouvoir. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la célébration par Césaire d’« Haïti, où la Négritude se mit debout pour la première fois ». (1983, p. 24).
Cette lecture très africaine de la révolution haïtienne, considérée comme l’un des jalons du panafricanisme, nous permet d’inscrire le mouvement dans une perspective radicalement anticoloniale. En ce sens, bien qu’il soit un contre-discours de la modernité, le panafricanisme embrasse tout le pouvoir africain et échappe à la logique selon laquelle l’euro-modernité est le seul moyen de manifester une présence significative dans le monde. C’est précisément l’épistémologie afrocentrée, dérivée de la représentation des Africains par Boukman, qui a conduit aux théories de la personnalité africaine et à la conceptualisation du panafricanisme politique développées par les  pionniers du panafricanisme à la fin du XIXe siècle. 

Connaissance (dé)coloniale, personnalité africaine et devenirs africains

Le milieu du XIXe siècle marque un autre moment charnière dans l’histoire du panafricanisme. Alors que l’analyse des premières rencontres avec l’euro-modernité montre que la démarche panafricaniste fonctionne aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, comme une praxis, les manifestations du panafricanisme prennent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une tournure différente. Les personnes d'ascendance africaine développent, pour la première fois, des réflexions clairement articulées sur “la personnalité africaine” et l’avenir de l’Afrique, même s’ils n’utilisent pas encore le terme de “panafricanisme.” Les plus éminents de ces pionniers sont James Africanus Horton, Samuel Ajayi Crowther, Martin Delany et Edward Wilmot Blyden. Ils occupent des positions plus ou moins radicales, car ils comprennent les limites de l’euro-modernité, croient fermement à l’impossibilité du progrès des Noirs dans un monde qui n’est pas prêt à les accueillir et sont conscients de la nécessité de créer des structures sociales et politiques panafricaines orientées vers l’amélioration des conditions de vie des Africains. C’est sur ces bases que ces pionniers posent les fondements théoriques du mouvement panafricain, développent le concept de “personnalité africaine” et expriment la nécessité d’un État africain qui accueillerait les Africains du monde entier. Ces théories constituent les fondements de ce qui, au XXe siècle, deviendra un mouvement à part entière.
L’histoire d’Edward Wilmot Blyden, un brillant jeune esprit de Saint-Thomas, souvent présenté comme le pionnier du panafricanisme, est un exemple particulier qui nous aidera à mieux appréhender le contexte de développement du panafricanisme au XIXe siècle. En 1850, il décide d’émigrer aux États-Unis pour devenir pasteur agréé. Il s’inscrit donc au Rutgers Theological College dans l’espoir de poursuivre ses études. Cependant, à son arrivée aux États-Unis, le jeune prospect se voit refuser l’admission en raison de la couleur de sa peau. Nullement découragé par ce refus et encouragé par John Knox, le pasteur de l’Église réformée hollandaise intégrée de Saint-Thomas, Blyden s’obstine à chercher un établissement d’enseignement supérieur qui lui donnerait une chance. Malheureusement, il subit le même sort à deux autres reprises. Cette série de refus sert de catalyseur au retour de Blyden en Afrique pour y poursuivre ses études. Suivant les conseils de John Pinney et de Walter Lowrie, qui le convainquent d’étudier au Liberia, il embarque pour Monrovia en 1851 où, la même année, il s'inscrit à l’Alexander High School. Il devient successivement enseignant, professeur d’université, administrateur de l’enseignement supérieur et, finalement, président du Liberia College en 1881.
Le retour de Blyden en Afrique et le développement de sa carrière politique et intellectuelle sont une approche à la fois littérale et symbolique de la nature même du panafricanisme. Qui d’autre est mieux placé pour penser la possibilité d’une unité politique africaine qui résoudrait les problèmes africains que quelqu’un qui s’est vu refuser la possibilité d’aller à l’université en raison de sa race ? C’est à partir de cette position politique que Blyden théorise ce qui deviendra finalement les fondements du mouvement panafricain du XXe siècle : la « personnalité africaine » et un État fédéral africain fondé sur les réalités sociopolitiques africaines. C’est cette théorie qui sera reprise au XXe siècle par les partisans de l’unité culturelle de l’Afrique et des États-Unis d’Afrique. 
La théorie de “la personnalité africaine” (Lynch, 1971) que Blyden théorise doit être lue à la lumière de sa critique de la hiérarchisation des races qui légitime l’esclavage et la colonisation et qui est, en 1963, fortement soutenue par l’Anthropological Society of London dans son engagement à soutenir l’expansion coloniale. La théorie de Blyden, l’un des fondements de la tradition philosophique panafricaine, est particulièrement ambivalente puisqu’elle reprend, d’une part, le racialisme d’Arthur de Gobineau et rejette, d’autre part, son corollaire, la conception hiérarchique des races. Pour Blyden, la pureté raciale est nécessaire et bénéfique au monde. Elle permet à chaque race d’accomplir son destin et de participer au progrès de notre humanité. Il plaide donc pour la nécessité de maintenir le dynamisme des cultures africaines menacées par les forces de la suprématie blanche. Il ironise sur ce point : « Débarrassons-nous de notre personnalité africaine et perdons-nous, si possible, dans une autre race. C’est aussi sage ou aussi philosophique que de dire : ‘Supprimons la gravitation, la chaleur et le froid, le soleil et la pluie » (Lynch, p. 87). Pour Blyden, cela est d’autant plus vrai que les Africains ont une relation naturelle avec le monde qu’il appelle : « personnalité africaine ». Celle-ci repose en partie sur la nature et en partie sur la culture. Partant du postulat que la géographie et l’environnement ont un effet direct sur le comportement de l’individu, Blyden oppose le tempérament et les tendances rurales des Africains à la brutalité de l’Europe, et affirme que chaque race a le devoir de préserver ses particularités dans le monde. Chaque race, déclare-t-il, « a développé pour elle-même un système ou un code de vie tel que son environnement l’a suggéré » (Lynch, p. 10). En ce sens, les Africains sont, compte tenu de leur situation environnementale, des êtres spirituels, communautaristes et respectueux de l’environnement. Cette perspective, un engagement antithétique avec l’euro-modernité développé en rupture avec l’idée de la primauté du sujet et de la suprématie de la rationalité euro-moderne, est précisément ce qui sera réitéré, au XXe siècle, comme l’un des principes majeurs du panafricanisme : l’unité culturelle de l’Afrique.
Blyden n’a cependant pas une simple approche anthropologique de l’unité culturelle de l’Afrique qui est devenue, au XXe siècle, l’un des fondements du mouvement panafricaniste. Il s’agit principalement, chez lui, d’une approche épistémique forte qui remet en question l’omniprésence de la suprématie blanche. Dès les premières pages de Christianity, Islam and the Negro Race (1993), il souligne les limites d’un système éducatif fondé sur les principes de la supériorité européenne. Un tel système, pense-t-il, menace le génie de l’Africain et risque d’inventer une race de gens destinés à imiter ce qu’ils ne sont pas et condamnés à rester en dehors de l’histoire. Ainsi, plus de cent cinquante ans avant que les chercheurs décoloniaux n’articulent le concept d’« épistémicide », Blyden affirme que « l’esclavage de l’esprit est bien plus destructeur que celui du corps ». C’est dans cette optique qu’il appelle à ce qu’il nomme la « décolonisation spirituelle », une démarche épistémique qui invite les Africains à se détacher de la centralisation du sujet occidental et du sujet de l’Occident. Ainsi, Blyden théorise, dans son discours inaugural en tant que président du Liberia College, l’importance de développer un savoir afrocentré et libéré de l’emprise de l’euro-modernité. Il déclare : 
[…] Maintenant, en Afrique, où la couleur de la majorité est le noir, la mode dans les affaires personnelles est naturellement suggérée par les caractéristiques personnelles de la race, et nous sommes libérés de la nécessité de nous soumettre à l’utilisation de "plumes inconvenantes maladroitement collées". Cependant, nous sommes tenus en esclavage par l’usage inconsidéré et imprudent que nous faisons d’une littérature étrangère, et nous nous efforçons de progresser en utilisant les méthodes d’une race étrangère. Dans cet effort, nous luttons contre vents et marées. Nous luttons avec le désavantage qu’aurait connu David dans l’armure de Saül. L’Africain doit progresser par des méthodes qui lui sont propres. Il doit posséder une puissance distincte de celle de l’Européen. Il a été prouvé qu’il sait tirer parti de la culture européenne et qu’il peut en bénéficier. Cette preuve était peut-être nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Nous devons montrer que nous sommes capables d’avancer seuls, de tracer notre propre chemin. Nous ne devons pas nous satisfaire du fait que, dans cette nation, l’influence européenne façonne notre politique, élabore nos lois, règne dans nos tribunaux et imprègne notre atmosphère sociale. Nous ne devons pas supposer que les méthodes anglo-saxonnes sont définitives, qu’il n’y a rien à découvrir pour notre propre gouverne et que nous n’avons rien à enseigner au monde. Nous avons aussi une source d’inspiration. Nous devons étudier nos frères de l’intérieur, qui connaissent mieux que nous les lois de la croissance de la race. Nous voyons chez eux les rudiments de ce qui, avec du fair-play et de l’opportunité, se développera en entités importantes et efficaces pour notre travail. Nous regardons trop les étrangers, et leurs exploits nous éblouissent presque jusqu’à l’aveuglement, au point de croire qu’ils ont épuisé les possibilités de l’humanité. À notre avis, ils ont fait et peuvent tout faire mieux que quiconque, comme la lagune de Longfellow.
Tous les ingrédients de la naissance et du développement du mouvement panafricain sont présents dans cette conférence inaugurale. Mais ce qui est plus intéressant et plus pertinent encore, c’est la compréhension que Blyden a, dès 1881, de la centralité de la production et de la diffusion des connaissances dans le projet panafricain et de la nécessité de conceptualiser l’avenir des personnes d’ascendance africaine à partir d’une perspective afrocentrée. En ce sens, la vie et la philosophie de Blyden constituent un autre moment important dans l’histoire du développement du mouvement panafricaniste, qui illustre le fait qu’il s’agit fondamentalement d’une position épistémologique constituant le fondement d’un projet culturel et politique. 

La pertinence épistémique et l’institutionnalisation du panafricanisme

La tradition panafricaniste a une longue histoire de promotion de l’éducation politique et de la production de connaissances. Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la production de connaissances dans cette tradition prend la forme d’une philopraxis qui met l’accent sur la naissance et le développement du mouvement, les « proto-panafricanistes » du XIXe siècle, tels qu’Edward Wilmot Blyden, théorisent la nécessité de se concentrer sur les épistémologies africaines. Les XXe et XXIe siècles s’appuient sur cette tradition pour systématiser le mouvement panafricain. Cela se matérialise par l’organisation de conférences et de festivals culturels, la création de revues et de journaux, et la création d’institutions académiques qui constituent les piliers sur lesquels le mouvement est construit.
La formalisation du panafricanisme au XXe siècle est étroitement liée aux conférences et congrès panafricains organisés entre 1900 et 1945. Ils fonctionnent comme des baromètres de l’évolution du mouvement, dont la naissance est souvent liée à la première conférence panafricaine organisée par Henry Sylvester-Williams en 1900. Ces mouvements politiques étaient également, et de manière tout aussi importante, des mouvements intellectuels où les participants lisaient des documents traitant de la signification, de la nature et de la conception de l’Afrique, des conditions sociales, politiques et économiques des personnes d’ascendance africaine, de la valeur et de la possibilité de la liberté, ainsi que du rôle et de l’impact de la colonialité. Certains participants à la conférence sont d’importants spécialistes de l’Afrique. W.E.B Du Bois, l’un des principaux animateurs des congrès, est l’un des universitaires les plus éminents du XXe siècle. Il est intéressant de noter, par exemple, que la célèbre épigraphe des Ames du peuple noir, « Le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de couleur », l’une des références les plus citées dans la discipline des études africaines, a été utilisée pour la première fois dans « l’Adresse aux Nations du Monde », la résolution de la première conférence panafricaine, rédigée par Du Bois et signée par tous les participants.
La centralité de la production de connaissances dans l’histoire du panafricanisme et sa systématisation au XXe siècle sont également illustrées par les nombreux festivals parrainés par les États qui ont été organisés pour contribuer aux fondements épistémiques du mouvement, participer à la représentation de « l’idée de l’Afrique » et soutenir la tradition panafricaine. Le premier Festival mondial des arts nègres organisé à Dakar en 1966, le deuxième à Lagos en 1977, et le premier Festival culturel panafricain accueilli à Alger en 1969, organisés respectivement par Léopold Sédar Senghor, Olusegun Obasanjo et Houari Boumédiène, et soutenus par l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) et l’Unesco, ont été des moments importants montrant la primauté de la production de connaissances dans l’histoire du panafricanisme. De portée politique, ces festivals étaient organisés autour de symposiums, de séances plénières et de films traitant de questions fondamentales liées à la signification de l’Afrique et à la nature de la liberté africaine. Le premier Festival mondial des arts nègres, par exemple, a réuni des artistes et des intellectuels de premier plan venus de tout le continent et de la diaspora, et a assuré ce que T. Jaji, M. Munro, et D. Murphy appellent « la performance du panafricanisme » (2019). La conférence d’Alger reste, à ce jour, l’un des moments les plus importants de l’histoire des études africaines. Elle marque le véritable passage aux études africaines postcoloniales, car c’est le moment où la Négritude a été annoncée comme morte. Cette annonce est, selon Samuel D. Anderson, une performance de la révolution africaine. Pour toutes ces raisons, on peut affirmer que les productions de connaissances et les réflexions sur la signification et le destin politique de l’Afrique globale étaient essentielles dans la tradition panafricaine. Pour atteindre cet objectif, les précurseurs du mouvement ont misé sur des événements essentiellement académiques.
Outre les conférences et les festivals, les revues académiques et les journaux participent à la centralisation de la production des connaissances dans l’histoire du panafricanisme. On peut même affirmer que l’histoire du mouvement peut être racontée du point de vue de ces revues. Leur objectif n’était pas seulement de créer un débouché où la production de connaissances par et pour les Africains pouvait être développée; il fallait aussi créer les conditions de leur décolonisation. En effet, les particularités de nombreuses revues panafricaines n’étaient pas seulement de produire des connaissances équivalentes à celles des espaces de production de connaissances les plus respectés, mais aussi de conceptualiser la présence des Africains dans le monde d’un point de vue afrocentré. L’une des plus importantes est la revue Présence africaine fondée par Alioune Diop en 1947. Cette revue, comme son nom l’indique, remet en question l’exclusion des personnes d’ascendance africaine dans l’histoire de la production des savoirs sur l’Afrique produits dans les cercles d'anthropologues coloniaux. Dans l’esprit du panafricanisme, Présence africaine crée un pont entre les disciplines et les mondes. Largement diffusée, elle est aussi bien lue par les spécialistes des études africaines que par les masses panafricaines. Dans son premier numéro, par exemple, Alioune Diop réédite un article de Edward Wilmot Blyden et publie des textes aussi éclectiques que la philosophie politique de Jean-Paul Sartre, la poésie de Léopold Sédar Senghor, le travail créatif de Birago Diop, et un essai critique sur la limite de la suprématie blanche écrit par Hugues Panassié. Dans d’autres cas, elle couvre directement des événements politiques panafricains. Les volumes 1 et 2 des numéros de 1959, par exemple, sont consacrés au second Congrès des écrivains et artistes nègres, montrant ainsi que la revue est à la fois un forum politique, intellectuel et culturel. 
The Negro World, le journal de l’Universal Negro Improvement Association, publié entre 1918 et 1933, fonctionne de la même manière. C’est un parfait exemple de l’utilisation de la presse écrite pour s’engager dans l’éducation panafricaine et la production de connaissances. Il publie des articles qui promeuvent la conscience panafricaine auprès de ses membres, et qui sont toujours d’actualité pour les spécialistes des études africaines. Dans le même ordre d’idées, l’Accra Evening News, fondé en 1949, a été le porte-voix de Kwame Nkrumah et du Convention People’s Party. Il avait pour fonction d’exposer les Africains à la conscience panafricaine et à l’histoire de leur continent. Ce journal publie des articles, des éditoriaux, des illustrations et des opinions sur le panafricanisme, le socialisme dans le but d’actualiser l’idée d'une Afrique unie qui va au-delà des limites d’un Ghana libre.
Dans la même logique, l’importance de la production de connaissances dans la tradition panafricaine se manifeste par la création d’institutions universitaires telles que l’Institut d’études africaines (IAS) d’Accra et l’École d’histoire africaine de Dar es-Salaam, qui participent à la centralisation des connaissances africaines. L’ouverture de l’IAS à l’Université du Ghana, par exemple, est un engagement clair à utiliser les institutions d’enseignement supérieur pour promouvoir une position épistémique panafricaine. Si lors de son ouverture, Kwame Nkrumah demanda aux étudiants de considérer leur mission comme fondamentalement liée à la décolonisation de la production de connaissances pour les Africains dans leur pays et à l’étranger, l’IAS est toujours, soixante ans plus tard, un espace d’éducation panafricaine. La recherche, les événements communautaires, les conférences et l’enseignement qui y sont organisés en sont la preuve. 
A la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’École d’histoire africaine de Dar es-Salaam, fait écho au projet de Nkrumah. Elle est aussi bien un lieu de remise en question de la reproduction sociale et de développement de l’éducation émancipatrice qu’un espace qui accueille des panafricanistes de renom. C’est dans cet établissement que des panafricains remettent en question, repensent, réécrivent et reconceptualisent l’histoire africaine (Campbell, 1991). Elle change radicalement le rôle de l’enseignement supérieur en Afrique. Cette ferveur s’est répercutée, d'ailleurs, tout au long des cinq décennies qui suivent son ouverture. La sociologue Kristin Plys (2023, p. 100) déclare à ce propos :
L’école de Dar peut être caractérisée par cinq principes en matière de méthodes historiques : (a) Opposée à une vision statique et "primitiviste" de l’histoire précoloniale, elle dépeint au contraire l’économie politique précoloniale comme avancée, dynamique et bien organisée ; (b) Elle met l’accent sur l’action locale dans la description des mouvements anticoloniaux ; (c) Elle s’inspire des travaux de philosophes du Sud global, telles que Cabral, Fanon et Guevara, pour analyser les mouvements anticoloniaux et anticapitalistes ; (d) Elle met l’accent sur le rôle des syndicats anticoloniaux indépendants des partis politiques européens en tant que force motrice des mouvements anticoloniaux ; (e) [et] critique les dirigeants et les élites post-coloniaux qui maintiennent les structures de classe héritées de la colonisation tout en reconnaissant le rôle clé joué par les élites dans les mouvements d’indépendance nationale.
Plus qu’un édifice, l'école de Daar est une philosophie qui propose de faire des Africains les sujets de leur propre libération. Elle s’étend au-delà de l’académie et dans d’autres secteurs anticoloniaux de la société prêts à développer une nouvelle Afrique. Il n’est donc pas surprenant que ce soit dans cette école que Walter Rodney écrit How Europe Underdeveloped Africa (1972), une des plus importantes contributions à l’épistémologie panafricaine. Ce livre est aujourd'hui un classique pour les départements d’études africaines, les organisations révolutionnaires et les personnes qui adhèrent à l’idéologie panafricaine. 

La revue Global Africa et l’avenir du panafricanisme

Ce numéro spécial doit être lu comme une continuation des quatre cents ans d’engagement panafricain pour la production de connaissances émancipatrices africaines. De la première rencontre avec l’euro-modernité aux mouvements de décolonisation, en passant par la révolution haïtienne, le mouvement des “returnees” du XIXe siècle et les mouvements culturels et intellectuels contemporains, la tradition panafricaine a toujours tenté de créer des espaces permettant de prendre en compte les continuités et les discontinuités entre les personnes d’ascendance africaine, tout en s’engageant dans un processus d’intégration et de libération de l’Afrique. En tant que mouvement traditionnellement centré sur les modes africains de définition du monde, le panafricanisme offre la possibilité de remettre en question les fondements de la colonialité. Le vingtième anniversaire de l’UA, la plus récente déclinaison institutionnelle du projet panafricain, est l’occasion pour nous de revisiter la pertinence épistémique du panafricanisme à une époque où la prise de conscience de l’omniprésence de la colonialité a conduit à un appel croissant à la décolonisation. 
Ce numéro spécial de Global Africa sur l’agenda de la recherche panafricaine et l’avenir mondial est donc pertinent. Il a le potentiel de créer les conditions d’un engagement radical face à certaines des questions les plus critiques auxquelles notre monde est confronté aujourd’hui, à savoir l’omniprésence de la colonialité, les menaces du pouvoir et la demande incessante de libération politique à l’échelle mondiale. Les auteurs de ce numéro explorent la manière dont le panafricanisme a historiquement rythmé les programmes de recherche, les priorités intellectuelles et les postures heuristiques en Afrique, dans la diaspora africaine et dans le monde. Ils examinent aussi attentivement comment la tradition panafricaine peut être une source d’innovation et de rupture lorsque nous nous intéressons à la gouvernance mondiale, au racisme, à la discrimination envers les Noirs, à l’hétéronormativité, au patriarcat et à la justice sociale, afin d’aider à redessiner les possibilités d’un monde de plus en plus façonné par des discours prônant le nativisme, l’isolationnisme et des attaques hostiles contre le multiculturalisme. 
Ce numéro s’ouvre sur une série d’articles abordant les questions des libertés individuelles, de l’inclusion et des priorités panafricaines. Dans le premier article, « "Queeriser" l’Afrique par l’homo inclusio africanus. Une lecture des Aquatiques d’Osvalde Lewat, Grand Prix panafricain de littérature », Patrick Hervé Moneyang et Charles Gueboguo proposent une analyse de la relation complexe entre les droits individuels, les questions LGBTQI+ et le panafricanisme. À travers une analyse novatrice du texte de Osvalde Lewat et des implications de la décision de l’UA de décerner le Grand Prix de littérature à un roman queer, Moneyang et Guebogo revisitent le panafricanisme à la lumière d’un cadre conceptuel queer et inclusif qu’ils appellent : homo inclusio africanus. Ce cadre conceptuel ouvre, selon les auteurs, la possibilité de « faire queer » l’idée de l’Afrique et le concept de panafricanisme, créant ainsi la possibilité de l’émergence de sujets panafricains indociles capables d’atteindre leur plein potentiel dans un continent qui est prêt à célébrer ses voix plurielles. Ce texte offre la possibilité de lire le panafricanisme comme force politique qui nous permet de limiter les conséquences négatives de l’homophobie, l’une des questions les plus critiques sur le continent, et de créer les conditions pour sécuriser la vie de tous les Africains et d’éviter le possible meurtre de masse des Africains queer.
Nathanaël Assam Otya’a fait écho à l’appel de Moneyang et Gueboguo en faveur d’une éthique de l’inclusion dans « Décoloniser l’inclusion: panafricanisme et peuples autochtones pygmées d’Afrique ». Otya’a part du constat que même si le mouvement panafricain est ancré dans une critique de l’essentialisme, son projet de promotion des peuples africains n’a pas réussi à inclure les populations africaines minoritaires telles que les peuples autochtones d’Afrique centrale. Cette exclusion des Pygmées du projet panafricaniste est la conséquence la plus directe du spectre de la colonialité auquel la tradition panafricaine n’a pas pu échapper. Ainsi, plutôt que la perspective développementaliste euro-centrique qui a menacé l’inclusion des Pygmées, Otya’a propose de revisiter le panafricanisme à la lumière du consciencisme de Nkrumah et des épistémologies pygmées endogènes. Une telle perspective nous permettra, selon lui, d’envisager l’avenir de l’Afrique et celui des Pygmées sous un angle plus inclusif et plus positif.
La deuxième série d’articles aborde les multiples facettes du panafricanisme à travers l’analyse critique de la vie de personnalités panafricaines clés telles que Joseph Murumbi et Joseph Ki-Zerbo. L’article de Marian Nur Goni « "Un travail de termites". Relire la dimension panafricaine des gestes patrimoniaux de Joseph Murumbi », par exemple, explore la possibilité de repenser les différents modes d’articulation de l’histoire de la recherche sur le panafricanisme à travers l’étude de l’engagement décolonial et panafricaniste de Joseph Murumbi. L’article soutient en fin de compte que la biographie de cette figure moins connue du panafricanisme nous invite à rechercher le sens du mouvement en dehors des voies traditionnelles. Le travail de fourmi que propose Marian Goni illustre la diversité du mouvement panafricain, qui est mieux compris s’il est lu à la croisée des histoires africaines, asiatiques et européennes. Dans la même perspective, Chikouna Cissé expose, dans « Joseph Ki-Zerbo et le Cames. Une histoire panafricaine de reconquête de soi », le rôle de de l’historien Burkinabé dans l’histoire de la création du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (Cames). Ce texte est à la fois une célébration de Joseph Ki-Zerbo, l’un des pionniers de l’histoire africaine contemporaine, et un prétexte pour présenter l’une des plus importantes institutions panafricaines de recherche du continent dont l’histoire reste à raconter. 
Contrairement à Marian Nur Goni et Chikouna Cissé, Kwabena Opoku-Agyemang et Elizabeth Abena Osei lisent la littérature africaine à partir d'une perspective afrofuturiste dans un article plein d’esprit intitulé « Les futurs africains de Nnedi Okorafor. Sankofa et les échos du panafricanisme ». La lecture attentive de Zahrah the Windseeker (2005), Binti (2015) et Remote Control (2021) de Nnedi Okorafor permet aux auteurs de montrer qu’Okorafor se réapproprie constamment les motifs culturels africains pour réécrire l’esthétique de la fiction spéculative africaine. C’est pourquoi son esthétique panafricaine est enracinée dans « la philosophie, les modes de vie, les expériences et les modes d’être traditionnels africains qui transcendent les diverses identités africaines ». Il s’agit donc d’une esthétique distincte qui se prête mieux au concept de futurisme africain qu’à celui d’afrofuturisme.
La troisième série d’articles se concentre sur les significations et les manifestations contemporaines du panafricanisme. Dans « L’activisme social africain et la montée du néo-panafricanisme. Un regard sur le sommet de l’Upec », Bamba Ndiaye soutient que l’Afrique francophone est le lieu de la renaissance et du renouveau du panafricanisme du XXIe siècle. Cette nouvelle phase du mouvement, qu’il appelle néo-panafricanisme, est marquée par une forte critique de l’État postcolonial, avec un accent sur la bonne gouvernance et le rejet du néocolonialisme. Le néo-panafricanisme est également particulièrement novateur, selon Ndiaye, dans la mesure où, bien qu’il s’inscrive dans la continuité du projet panafricain antérieur, il met également l’accent sur des questions contemporaines telles que la justice écologique, le féminisme, la culture, etc.
L’article d’Alioune Fall, « Les pièges de l’(anti)essentialisme: Le panafricanisme, l’afropolitanisme et la condition globale des Noirs » clôt ce numéro spécial avec une réflexion intéressante sur les limites et le potentiel du panafricanisme. Fall remet en question la critique de Gilroy sur le panafricanisme en tant que mouvement essentialiste et soutient, au contraire, qu’une lecture attentive de l’œuvre de W.E.B Du Bois a le potentiel de montrer les nuances du mouvement panafricain au-delà d’une conversation sur la race. Il montre que la conception du panafricanisme de Du Bois prépare les conceptions contemporaines de la présence africaine dans le monde moderne, telles que les traditions afropolitaine et afrofuturiste.
Les lectures particulières du panafricanisme que les auteurs proposent ici montrent qu’il s’agit d’un projet épistémique qui est toujours d’actualité. S’il est légitime de se demander s’il reste quelque chose à dire sur le panafricanisme après deux siècles de discours sur la signification, la pertinence, les perspectives et les défis du mouvement, ce numéro spécial est particulièrement opportun dans la mesure où il permet de repenser la présence de l’Afrique dans les processus contemporains de production de connaissances à la lumière des récentes interventions intellectuelles africaines comme l’afropolitanisme, l’afrofuturisme et l’afrochic, et crée les possibilités de conversation avec de nouvelles approches intellectuelles telles que les options postcoloniales et décoloniales. Ce numéro spécial est d’autant plus pertinent qu’il a le potentiel de créer les conditions d’un engagement radical avec certaines des questions globales les plus critiques auxquelles notre monde est confronté aujourd’hui, à savoir l’omniprésence de la colonialité, la question des droits individuels et les menaces du changement climatique et de la justice environnementale. On peut même affirmer qu’il offre la possibilité d’explorer les défis et les opportunités sans précédent de la quatrième révolution industrielle, le développement rapide de l’intelligence artificielle, l’importance croissante du transhumanisme et la primauté de l’anthropocène, qui redessinent les limites de notre existence, remettent en question la nature même de la vie et menacent l’avenir de notre planète.

Notes

[1] Dans Epistemologies From the Global South: Negritude, Modernity and the Idea of Africa, Cheikh Thiam montre que l'art africain est philosophie non pas parce qu'il exprime une certaine philosophie mais parce que les rythmes, les couleurs et les volumes qu'il produit sont une articulation d'un savoir fondamentalement philosophique. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la philosophie africaine, non pas comme un discours, mais comme une praxis qui est, autant que la théorie, une articulation d'un discours philosophique.

[2] Blyden utilise ce concept pour décrire les attributs essentiels des Africains.

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Pour citer l'article :

APA

Thiam, C., Frehiwot, M. (2023). La question du panafricanisme. Liberté épistémique, production de savoirs et décolonialité. Global Africa, 3, pp. 44-58. https://doi.org/10.57832/a7cv-r113


MLA

Thiam Cheikh et al. "La question du panafricanisme. Liberté épistémique, production de savoirs et décolonialité". Global Africa, no. 3, 2023, p. 44-58. doi.org/10.57832/a7cv-r113


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https://doi.org/10.57832/a7cv-r113


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