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Iconographie

Thiaroye-sur-mer, terre d’émigration

Les plaies béantes de l’émigration clandestine

Souleymane Ndiaye 

Journaliste, éditeur de presse, critique littéraire


N’Goné Fall

numéro :

Panafricanisme, recherche africaine et enjeux globaux

Pan-africanism, African Research, and Global Challenges

Upana-Afrika, Utafiti wa Kiafrika na Changamoto za Kimataifa

البان أفريقيا والبحوث الأفريقية والقضايا العالمية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 septembre 2023

ISSN : 

3020-0458

03.2023

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Plan de l'article

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Né à Dakar en 1956, Boubacar Touré Mandémory fait partie de la génération de photographes qui a émergé dans les années 80, à une époque où le portrait en studio a cédé sa place à la photographie documentaire et au reportage. Le développement des médias libres et l’essoufflement des agences nationales de photographie ont permis l’essor de photographes professionnels indépendants qui dynamiseront la filière. Touré Mandémory a été un des initiateurs du Mois de la photo de Dakar dans les années 90 et a contribué au développement des agences de presse privées. En hissant la photographie au rang de pratique artistique, il a favorisé son entrée dans les galeries et les musées.
Après avoir exploré le portrait, Touré Mandémory se tourne vers le documentaire en privilégiant la recherche et l’analyse des sociétés africaines. Célèbre pour ses vues en contre-plongée et ses instantanés, ses thématiques sont de véritables manifestes esthétiques et socioculturels. Les séries sur les capitales d’Afrique, les populations du fleuve Niger, le phénomène du rap et les cultures urbaines à Dakar, ou les minorités ethniques du Sénégal ont permis de casser l’image désuète d’un continent arrimé à des traditions obsolètes, ravagé par la sécheresse, la famine et l’autoritarisme.
N’Goné Fall

Boubacar Touré Mandémory, chasseur impénitent d’images, effectue depuis deux mois un travail sur l’émigration clandestine à Thiaroye-sur-Mer. Le village de pêcheurs de la banlieue dakaroise, devenu commune en 1996, est durement affecté par le phénomène du « Mbëkk mi ». Cette expression désigne la prodigieuse ruée de jeunes Sénégalais vers les îles Canaries à bord de pirogues. J’étais à Thiaroye en 2006, au moment où les avions d’Air Europa larguaient sur le tarmac de l’aéroport de Saint-Louis 6 000 clandestins refoulés d’Espagne. Les rapatriés, sous le choc, avaient du mal à réaliser ce qui leur arrivait. Pour ma part, je ne comprenais pas la folie du « Mbëkk mi ». J’acceptais l’invitation de Mandémory à le suivre, pour écrire ce que la photo seule ne peut décrire, pour y voir clair. Deux semaines passées à Thiaroye aideront peut-être à expliciter cette tragédie qui décime la jeunesse du Sénégal. Thiaroye-sur-Mer attend ses 200 fils partis vers les îles Canaries, et qui ne sont pas revenus. Personne dans ce vieux village du xviiie siècle ne parie sur leur mort.
Le décor n’a pas changé. J’entrais toujours dans Thiaroye-sur-Mer par la porte du cinéma, il y avait là une salle obscure où les jeunes venaient évacuer leur mal être. Le Cdeps a pris la place du cinéma, que les autorités sans imagination ont décidé de fermer. Ils préparaient sans le savoir le lit de l’émigration clandestine. Que faire lorsqu’on est privé de fictions filmiques sinon partir ? Le bel immeuble du Cdeps n’est certainement pas attractif. Il n’y a personne. Pour calmer ma colère, je respire à fond l’air marin du village, arômes de poissons et de légumes frais. Le formidable marché de Thiaroye-sur-Mer est à quelques mètres. On devine la mer au bout de la grande rue qui finit en ruelle étroite et sablonneuse.
Les rails sur lesquels roulent les rares trains des Industries chimiques du Sénégal (ICS), dont les activités ont drastiquement baissé, ne payent pas de mine. Les gamins, censés être à l’école ou à la maison, farfouillent dans les ordures. Ils semblent heureux de barboter dans les eaux sales et nauséabondes, restes des dernières inondations qui lèchent les rails et coulent vers les maisons voisines. Le président Wade qui adore la banlieue gagnerait à venir voir. La longue balade dans le village de pêcheurs me convainc d’une chose : Thiaroye a mal à son environnement. Avancée de la mer, pollution de la plage, mini marées noires, usine de pesticides de la Senchim, pipelines de la Société africaine de raffinage (SAR), pillage des ressources halieutiques. Il y a foule dans les rues et les maisons. Thiaroye n’échappe pas à la « soukisation » honteuse de Dakar. La population augmente à vive allure. 50 000 âmes, me dit-on. Je pense à l’ancien chiffre : 30 000. Sans doute la forte natalité. Le pêcheur se marie et fait des enfants, jeune. Son travail, pénible, épuise vite. Il part à la retraite à l’âge où le footballeur professionnel range ses godasses. Peut-être, une manière jouissive de renouveler la force de travail qui doit nourrir la famille ? Sans doute également l’arrivée massive de paysans chassés par la misère, qui s’arrêtent, intimidés, aux portes de la capitale. Je me promène dans les ruelles étroites et sablonneuses qui attendent la construction du lotissement et la restructuration pour s’élargir – régulièrement annoncées et toujours différées. Les maisons sont toujours agglutinées les unes aux autres. La frénésie de la construction de ces dernières années a gagné Thiaroye-sur-Mer. Les chambrettes, construites n’importe comment dans les cours des maisons qui n’en sont plus, sont incroyables. On construit comme on peut, sans aucun respect des normes établies. Un groupe de jeunes, style rappeurs américains. Ils font du thé. Arona et Daouda connaissent bien le photographe que je cherche. « Chaque jour, il est là ». On parle de Thiaroye-sur-Mer, du « Mbëkk mi ». Ils sont chômeurs. Le mot sort immense de leur bouche. Ils doivent douter que je comprenne ce que le mot signifie. L’absence de perspective, la mort de l’espoir. La pauvreté pour tout dire. Même drapée de dignité, je la vois et la sens. Les tabliers et autres « vendeurs par terre » de produits pour Nègres made in China obstruent le passage. Le Thiaroye d’hier qui inondait les marchés dakarois de poissons et de légumes, jusqu’à faire dire « viande de Thiaroye » pour nommer le chou, n’est plus. 
À Thiaroye-sur-Mer, tous les chemins mènent à la plage. La magie de la mer opère toujours. Le bleu de la mer, le soleil encore doux à 9 heures. Des centaines de pirogues aux couleurs vives sont alignées sur la plage jonchée d’immondices et de restes de poissons. Les fières pirogues attendent au soleil le retour des poissons. La pêche ne nourrit plus son homme. Au large, un bateau. Peut-être un de ces multiples prédateurs qui pillent impunément les côtes sénégalaises, hier riches en produits de la mer.
Je n’ai pas à attendre longtemps Mandémory. La plage est son quartier général. Tout le monde connaît le photographe, du plus vieux au plus jeune. Mandémory, adopté par Thiaroye-sur-Mer, fait des photos d’amitié en toute liberté. Le Lébou est hospitalier et gentil. Mais il faut faire gaffe, il ne se laisse pas marcher sur les pieds.
Quand Mandémory arrive à pas pressés, un bol de grosses crevettes acheté 5 000 FCFA, une misère, dans une main et le Nikon dans l’autre, c’est pour me conduire au Pënc du quartier Marène. Un abri de fortune en bois de pirogue, sur la plage, où les habitants du coin surveillent la mer d’un œil, et causent de choses et d’autres. Le Pënc, chaque quartier en a un, c’est le lieu de socialisation et d’échange par excellence. L’habitant et l’étranger de passage viennent y porter et prendre des nouvelles. Les habitués du Pënc sont tous victimes, d’une manière ou d’une autre, de l’émigration clandestine. Émigrés clandestins rapatriés, pères et mères qui attendent le retour hypothétique de leur enfant parti en Espagne, épouses qui rêvent chaque nuit d’un époux « disparu » sur les chemins d’Espagne, jeunes qui veulent tenter l’aventure, chacun a son histoire du « Mbëkk mi ». Les uns me narrent au Pënc le vécu de l’émigration clandestine, les autres dans leur domicile chaleureux. Tous attendent le retour d’un fils parti en pirogue aux îles Canaries.
À suivre…
Souleymane Ndiaye

Notes

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Bibliographie

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Pour citer l'article :

APA

Ndiaye S. (2023). Thiaroye-sur-mer, terre d’émigration. Les plaies béantes de l’émigration clandestine. Global Africa, 3, pp. 30-32. https://doi.org/10.57832/4vc1-k238


MLA

Ndiaye Souleymane. "Thiaroye-sur-mer, terre d’émigration. Les plaies béantes de l’émigration clandestine". Global Africa, no. 3, 2023, p. 30-32. doi.org/10.57832/4vc1-k238


DOI

https://doi.org/10.57832/4vc1-k238


© 2023 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0

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