G-RPL8H870J8
top of page

Disponible en :

France.png
usa.png
arabe.png
Kenya.jpg

Champ

« We Heal Together », un savoir protecteur par excellence qui s’inspire de l’héritage africain, où les responsabilités envers soi et envers autrui sont indissociables

Masengesho Kamuzinzi

Professeur d'analyse politiques publiques et doyen de la faculté des Sciences sociales et gouvernance, Université du Rwanda

kamuzinzim@gmail.com


Interview réalisée par


Cheikh Sadibou Sakho

Anthropologue et sociologue, Université Gaston-Berger, Sénégal

Membre du comité de rédaction de Global Africa

cheikh-sadibou.sakho@ugb.edu.sn

numéro :

Savoirs protecteurs, savoir protéger

Protective Knowledges, The Wisdom to Protect

Maarifa ya kinga, kujua
jinsi ya kulinda

معارف وقائيّة، ومعرفة وسائل الوقاية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 juin 2025

ISSN : 

3020-0458

10.2025

///

Plan de l'article

///

Cheikh Sadibou Sakho

Professeur Kamuzinzi, merci d’avoir accepté d’échanger avec nous dans le cadre de ce dossier thématique sur les savoirs protecteurs et leurs impacts dans la lutte contre les violences basées sur le genre (VBG) de la revue Global Africa. Nous aimerions commencer par retracer votre parcours scientifique, vos expertises, ainsi que votre engagement aux côtés des communautés dans leur processus de guérison des traumatismes liés aux conflits dans la région des Grands Lacs. Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Masengesho Kamuzinzi

Je m’appelle Masengesho Kamuzinzi, je suis le doyen de la faculté des Sciences sociales et de Gouvernance de l’université du Rwanda. En marge de mes responsabilités administratives, je suis également professeur titulaire en politiques publiques dans la même université où je mène également des recherches depuis plus de vingt-cinq ans. Très tôt confronté aux limites des modèles de pensée et d’action importés, dont l’adaptabilité aux contextes africains pose de grands défis, je me suis intéressé aux savoirs « ancrés » dans le patrimoine culturel partagé par les peuples des Grands Lacs, une région marquée par de longs et multiples conflits. Je m’intéresse plus particulièrement aux savoirs ancestraux qui permettent de recréer des espaces de partage d’expériences, de médiation et d’engagement communautaire dans un processus de guérison collective. Mon engagement dans la promotion de l’approche psychosociale communautaire « We Heal Together » à travers notre association « Guérir les blessures de la vie » (AGBV) – Life Wounds Healing Association (LIWOHA) – entre dans ce cadre. Cette approche, inspirée desdits savoirs ancestraux, a été expérimentée dans les trois pays de la région Grands Lacs les plus affectés par les conflits politiques et les violences inhérentes. Je reviendrai plus en détail sur la philosophie qui la sous-tend ainsi que ses modalités de mise en œuvre.

 

Cheikh Sadibou Sakho

Oui, avec plaisir, cette approche paraît très  novatrice. Mais avant, comment passe-t-on de l’analyse des politiques publiques aux questions du soin collectif ? 

Masengesho Kamuzinzi

Je me suis très tôt intéressé à la manière dont les acteurs africains s’approprient et traduisent en actes les schémas de pensée et les modèles développés dans d’autres cultures et contextes. Cette curiosité découle du fait que j’ai grandi à une époque où tout ce qui comptait en Afrique semblait venir d’ailleurs ! Sur le plan académique, jusque dans les années 1990, il était presque admis que les théories – du moins en psychologie, en sociologie et en sciences sociales de manière générale – étaient développées et testées en Occident, et que les autres régions du monde n’avaient d’autres choix que de s’approprier les conclusions et d’exécuter les démarches. Cette même tendance s’observait dans des domaines aussi diversifiés que la conception des politiques publiques, la gouvernance des États ou les approches de médiation des conflits. On le perçoit toujours d’ailleurs car même  lorsqu’ils évoluent dans des contextes volatils et très dynamiques, beaucoup d’experts en politiques publiques continuent d’élaborer des plans stratégiques fondés sur des calculs et des projections de stabilité à long terme, à l’image de ce qui se faisait en Occident. S’agissant de la gouvernance des États, l’institutionnalisation de la démocratie comme mode légitime d’accès au pouvoir, la promotion de l’État de droit et la défense des droits fondamentaux semblaient également s’inspirer des modèles occidentaux, sans véritablement tenir compte des enjeux de leur contextualisation. Il en était de même des formes de médiation proposées par les différents intervenants impliqués dans la résolution pacifique des conflits qui ravagent la région des Grands Lacs depuis plus de trois décennies. Par exemple l’idée, chère à l’Occident, selon laquelle tous les partis politiques constitués ont un agenda politique qu’il convient de prendre en considération dans la médiation des conflits a poussé le général Romeo Dallaire, commandant du contingent onusien au Rwanda pendant le génocide, à convier à la table des négociations les chefs miliciens qui perpétraient ouvertement des actes de génocide devant les caméras des télévisions internationales. Ses erreurs de jugement, induites par l’arrimage à un modèle de pensée et d’action hors contexte, se lisent clairement dans son ouvrage J’ai serré la main du diable, ainsi que dans le mea-culpa qu’il a exprimé devant les survivants de cette terrible tragédie.
En examinant de près la conception des modèles de lutte contre les VBG, tels que proposés dans les conventions internationales et les documents d’experts qui en découlent, on constate qu’eux aussi n’échappent pas à la logique occidentalo-centrée. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le nombre de projets qui se consacrent exclusivement à la sensibilisation des populations et aux lois qui luttent contre les VBG, comme si la seule connaissance de ces lois suffisait à garantir un changement de comportement chez les auteurs de violences ou à renforcer « l’agentivité » des victimes.
Ces constats m’ont conduit à m’intéresser de plus près à des modèles alternatifs de pensée et d’action, ancrés dans l’héritage culturel africain et qui sont, par conséquent, mieux adaptés aux contextes locaux. Le travail autour des modèles explorés a permis de mettre en place l’approche psychosociale communautaire « We Heal Together ». 

 

Cheikh Sadibou Sakho

Pour avoir vécu dans les pays les plus affectés par le conflit dans la région des Grands Lacs, comment analysez-vous ce conflit et les multiples dynamiques qui contribuent à sa perpétuation ?

Masengesho Kamuzinzi

Le conflit qui sévit dans la région des Grands Lacs figure parmi ceux qui déchaînent le plus de passions en Afrique. Pourtant, il demeure l’un des plus mal compris. Les rapports d’experts se contentent bien souvent d’énumérer une succession d’événements sans les relier aux éléments contextuels. Par conséquent, ces experts prennent souvent les conséquences du conflit pour leurs causes, ce qui ne fait qu’ajouter de la confusion.
Ce conflit est également marqué par de nombreux clichés, en raison d’une compréhension insuffisante des stratégies déployées par les protagonistes pour imposer leurs narratifs. S’y ajoute qu’il se particularise par le fait que les belligérants défendent bec et ongles des postures idéologiques ou politiques figées depuis des décennies, même lorsque les faits historiques les invalident.
Cependant, un examen plus attentif révèle qu’il ne s’agit pas d’un conflit unique, mais bien d’un contentieux complexe où se superposent plusieurs guerres. Beaucoup d’experts ne parviennent pas à saisir que ce conflit renferme en réalité plusieurs niveaux de conflictualité, chacun porteur de son propre agenda politique.
Le véritable problème réside dans le fait que les différents intervenants engagés dans la résolution de ce conflit travaillent de manière dispersée. Leurs stratégies, souvent contradictoires, restent déconnectées des contextes sociaux locaux et, paradoxalement, contribuent à amplifier les tensions. Contrairement à beaucoup d’experts externes qui se focalisent sur la dimension macro, on ne peut pas comprendre le conflit des Grands Lacs si l’on ignore les différentes formes de conflictualités locales qui en constituent les causes profondes et alimentent sa persistance. Ce sont précisément ces conflictualités aux niveaux microscopiques qui expliquent pourquoi des milliers de jeunes rejoignent facilement les milices. D’ailleurs pourquoi observe-t-on autant de milices dans cette région ? Selon divers rapports, leur nombre dépasserait 120. Pourquoi ne se fédèrent-elles pas en deux, trois ou quatre grandes milices ?
Les experts externes ignorent que ces milices ne sont pas dispersées indistinctement sur tout le territoire de l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Elles sont localisées de manière précise dans des zones à haute tension ethnique, où différents groupes – qui cohabitent pourtant depuis longtemps – peinent encore à intégrer l’idée que leurs terroirs traditionnels font désormais partie d’un État moderne. En Ituri, ces milices se concentrent principalement autour de Mahagi, Irumu et Bunia. Au Nord-Kivu, elles sont actives dans certaines zones de Rutshuru, Masisi, Walikale et Lubero. Au Sud-Kivu, elles se retrouvent notamment dans les régions de Kalehe, Uvira et Fizi. Dans la conception républicaine, tous les citoyens devraient avoir le droit de s’établir où ils le souhaitent et bénéficier des mêmes droits, y compris l’accès à la terre.
L’analyse de la configuration de l’habitat des zones mentionnées ci-dessus au cours des années 1990 montre que des communautés ont été contraintes de quitter leurs terres d’origine en raison des attaques systématiques des milices créées par des politiciens locaux issus d’ethnies rivales.
Même si ces zones figurent parmi celles où la cohabitation de multiples ethnies était la plus dense et ancienne, il subsiste dans ces foyers ce que l’on pourrait appeler « le syndrome du premier arrivant ». Ce syndrome pousse les premiers occupants de la terre à se déclarer citoyens légitimes et à reléguer les autres au statut d’« étranger permanent », peu importe qu’ils aient cohabité et occupé cette même terre bien avant la création de l’État,  vestige de la colonisation.
Les attaques ciblées visant des membres des communautés rivales, la destruction de leurs biens et, surtout, le refus de les voir revenir sur leurs terres, même après le retour de la paix, suggèrent que l’aspiration des milices dites « autochtones » est le nettoyage ethnique sur des terres qu’elles considèrent comme étant le terroir de leurs ancêtres et uniquement de leurs ancêtres. Comme les membres des communautés déracinées ne connaissent que ces terres sur lesquelles ils vivent parfois depuis des siècles, il n’est pas rare qu’ils constituent, à leur tour, leurs propres milices dans le but déclaré de se défendre. Cependant, avec le temps, ces nouvelles milices finissent par commettre des atrocités similaires. Tout se passe comme si la création d’une milice incitait à la formation d’une milice rivale, et vice versa.
C’est cette dynamique particulière dans laquelle la violence appelle la violence qui a contribué à la prolifération de centaines de groupes armés dans la région de l’est de la RDC. Même si la formation de ces milices est essentiellement motivée par des rivalités locales, leurs chefs bénéficient souvent du soutien tacite de leaders politiques qui contrôlent des sphères du pouvoir d’État, mais qui continuent d’adhérer à des identités ethniques localisées et souvent exclusives. Beaucoup de gens l’ignorent peut-être, mais la formation des milices défendant des agendas identitaires ou territoriaux remonte aux années 1990, bien avant que la conflictualité ne s’étende au niveau des États. Avec les premières expériences de démocratisation mal maîtrisées, certains politiciens ont vu dans l’ethnicisme un excellent moyen de constituer un vivier de partisans, capables de leur assurer une victoire facile lors d’élections qui n’étaient démocratiques qu’en apparence. Curieuse hybridation entre aspirations démocratiques et logiques tribales !
Depuis cette période, les milices locales ne font que se former, se dissoudre, se recycler en de nouvelles coalitions, en fonction de l’évolution du conflit. Comme on peut le constater, ce premier niveau de conflictualité trouve son origine dans l’incapacité de l’État postcolonial à instaurer une identité républicaine unique, qui garantit à tous les citoyens la possibilité de s’établir librement à l’intérieur des frontières nationales et d’y bénéficier des mêmes droits, y compris celui de posséder des terres.
Lorsque l’accès à la terre et au pouvoir est en jeu, des identités locales, sous-tendues par des velléités ethniques, sont ravivées pour éliminer des rivaux jugés encombrants. Associer une identité locale, d’inspiration ethnique et par nature exclusive, à une identité républicaine, dont la vocation est d’être inclusive et rassurante pour tous les citoyens, est tout simplement intenable. Ce n’est qu’en travaillant sérieusement sur ce premier niveau de conflictualité que l’on peut espérer tarir les sources de recrutement des milices qui, comme nous allons le voir par la suite, ont été récupérées par d’autres sphères d’influence à mesure que le conflit s’est étendu.
En effet, l’entrée en jeu des acteurs opérant à d’autres niveaux de conflictualité et avançant des agendas « non locaux » a contribué à compliquer la donne.
En plus des milices localement constituées, on retrouve dans cette région des milices étrangères qui défendent des idéologies diversifiées. Parmi elles, on peut citer, entre autres : la milice d’origine ougandaise Alliance des forces démocratiques (ADF) qui promeut un agenda essentiellement djihadiste ; la milice Red-Tabara, d’origine burundaise ; et la milice Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), d’origine rwandaise, qui défend un agenda ethnique et négationniste.
Si la RDC et le Burundi n’ont pas eu beaucoup de mal à s’entendre sur la stratégie de lutte contre Red-Tabara et que la RDC et l’Ouganda ont fini par s’entendre sur la nécessité d’éradiquer l’ADF, les FDLR continuent, en revanche, d’empoisonner les relations entre la RDC et le Rwanda. Cette milice participe à la complexification du conflit de deux manières. D’abord, elle n’est pas étrangère aux pratiques de nettoyage ethnique visant essentiellement la communauté tutsi vivant à l’est de la RDC, en coalition avec des milices locales. Ensuite, étant dirigée par d’anciens cadres politiques et officiers de l’ancienne armée rwandaise, réfugiés à l’est de la RDC après le génocide de 1994, elle porte également un agenda national. Selon son manifeste, sa principale aspiration est de reconquérir le Rwanda.
À côté de cette mosaïque d’acteurs s’ajoute le Mouvement du 23 mars (M23), dont les caractéristiques ne le placent ni parmi les milices locales, ni parmi les groupes étrangers. On ne peut pas qualifier ce mouvement de véritable milice car, contrairement aux milices locales décrites ci-dessus, il a réussi à former une armée composée de combattants bien entraînés, disciplinés, capables de respecter la chaîne de commandement et, surtout, se battant sur la base d’un agenda politique clairement exprimé. En examinant de près la configuration de ce mouvement, on remarque qu’il travaille sur trois niveaux : local, national et régional.
D’abord son agenda local est lié au déplacement des membres de la communauté tutsi à l’est de la RDC durant les années 1993, 1994 et 1996 par les milices locales, dont les stratégies ont été analysées précédemment. On observe que la sécurisation des membres des communautés tutsi persécutées ainsi que le rapatriement de ceux qui ont fui dans les pays limitrophes et vivent dans des camps de réfugiés depuis près de trois décennies sont des priorités majeures pour ce mouvement, et plus particulièrement pour ses officiers, notamment ceux d’origine tutsi. Ensuite, son agenda national se manifeste par sa capacité à s’allier avec d’autres forces politico-militaires, comme l’Alliance fleuve Congo (AFC), pour combattre le gouvernement congolais. Enfin, son agenda régional se matérialise par sa volonté d’éradiquer la présence des FDLR de l’est de la RDC.
Il va sans dire que les stratégies locales et régionales sont imbriquées : le retour des réfugiés tutsi à l’est de la RDC est conditionné par l’élimination de la présence des combattants des FDLR sur ces mêmes terres.
Le deuxième niveau de conflictualité vient des alliances qui se tissent entre les milices et mouvements politico-militaires décrits ci-dessus et des États intéressés, dont les dirigeants adhèrent souvent aux mêmes idéologies et partagent des intérêts sécuritaires communs. Par exemple, le Rwanda considère la présence des FDLR, dont l’idéologie repose ouvertement sur la haine ethnique et le négationnisme, à ses frontières comme une menace existentielle. Il réitère régulièrement sa demande au gouvernement congolais d’éradiquer ce mouvement et de rapatrier ses combattants au Rwanda. Cependant, les dirigeants congolais exploitent plutôt les combattants des FDLR, les plus aguerris de la région, comme supplétifs de l’armée dans sa lutte contre la rébellion du M23, comme en témoigne l’affrontement acharné entre ces deux groupes lors des différentes batailles autour de la ville de Goma.
Ce qui intéresse le plus les FDLR, c’est d’empêcher le M23 de prendre le contrôle des terres sur lesquelles vivaient leurs parents avant leur déplacement en 1993, 1994 et 1996. En effet, dans les faits, les partisans des FDLR occupent et s’entraînent militairement sur ces mêmes terres. Cette stratégie leur permet en même temps de rester à proximité des frontières rwandaises, en espérant qu’ils auront un jour l’opportunité de retourner au Rwanda les armes à la main.
Les milices locales voient d’un œil favorable la stratégie des FDLR. Essentiellement, elles y trouvent un moyen d’empêcher le retour de centaines de milliers de Tutsi qui viendraient leur disputer les vastes terres où elles ont établi leurs fermes.
De l’autre côté, les combattants du M23 ont pour principal objectif d’éliminer la présence des FDLR à l’est de la RDC, ce qui permettrait de pacifier la région et de faciliter le retour de leurs parents, qui vivent depuis près de trois décennies dans des conditions misérables dans des camps de réfugiés situés dans les pays voisins. Il va sans dire que le Rwanda est particulièrement intéressé par le départ des FDLR de l’est de la RDC, pour les raisons évoquées ci-dessus.
La stratégie de la RDC, en revanche, est plus difficile à saisir, car elle ne semble ni servir les intérêts des populations locales, qui restent plongées dans une insécurité permanente, ni ceux des dirigeants politiques qui ont beaucoup perdu en légitimité. En effet, en observant de plus près ce qui s’est passé à l’est de la RDC depuis près de trois décennies, on constate que cette stratégie a fluctué entre une tolérance tacite des combattants des FDLR sur son territoire, une collaboration timide et sporadique avec le Rwanda pour leur éradication (souvent observée au début des premiers mandats présidentiels) et un soutien verbal aux FDLR, rarement suivi d’actions concrètes. Cependant, un nouveau pas a été franchi ces dernières années, lorsque les FDLR ont cessé d’être simplement tolérés en RDC pour devenir un acteur intégré à la stratégie militaire du gouvernement central pour lutter contre le M23. Cela s’est notamment manifesté à travers les multiples batailles autour de la ville de Goma. Toute personne connaissant un tant soit peu le contexte des Grands Lacs sait que considérer les FDLR comme des forces légitimes défendant l’intégrité territoriale de la RDC, les associer à des milices locales responsables du déplacement des Tutsi de l’est du pays et les aligner au combat contre le M23 – un mouvement dont l’aspiration est de permettre à ses membres de retourner sur ces mêmes terres – suffit à transformer ce conflit en une véritable poudrière. C’est le nœud du problème, qui explique l’ampleur qu’a pris ce conflit ces dernières années. La suite est connue : chaque camp cherche à recruter ses alliés en fonction des moyens financiers et des réseaux de soutien dont il dispose. Mais tout cela ne fait que compliquer le problème, en y ajoutant de nouvelles variables qui rendent la recherche de solutions encore plus ardue et incertaine.
Le troisième niveau de conflictualité s’observe au niveau supranational. Il a trait à la rivalité entre les blocs régionaux, à savoir la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE) et la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC). Cette concurrence se matérialise par la mise en place de deux processus de paix parallèles : le processus de Nairobi et le processus de Luanda. En effet, le processus de Nairobi devait traiter, spécifiquement, la question des groupes armés, tandis que celui de Luanda était censé s’atteler aux conflits interétatiques impliquant les différents pays concernés. Or, comme nous l’avons dit précédemment, ces deux niveaux de conflictualité sont imbriqués et se nourrissent mutuellement. Cette rivalité se manifeste également par l’envoi de contingents de maintien de la paix dans des missions souvent concurrentes. Le contingent est-africain avait opté pour une approche axée sur l’apaisement des tensions, réussissant à convaincre les combattants du M23 de céder pacifiquement certains territoires conquis et de reculer leurs positions autour de la ville de Goma. Cependant, cette mission a été remerciée par le gouvernement congolais et remplacée par un contingent issu de certains pays de la SADC, acceptant de s’inscrire dans un mandat offensif contre le M23 aux côtés des forces gouvernementales congolaises. Or, comme mentionné précédemment, les forces gouvernementales ont noué une coalition avec plusieurs milices locales y compris les FDLR. Le fait qu’un contingent de maintien de la paix opère en alliance avec des milices responsables des exactions à l’origine du conflit ne fait qu’accroître la volatilité de la situation, comme l’ont montré les récentes batailles autour de Goma impliquant les forces sud-africaines aux côtés de l’armée congolaise et de ses alliés. Même si cela est souvent passé sous silence par les médias internationaux, le contingent onusien fait pratiquement face au même dilemme. En offrant un soutien logistique et médical aux forces gouvernementales, il en fait mécaniquement bénéficier les milices alliées sur le front, ce qui nuit considérablement à sa légitimité aux yeux des communautés affectées.
Le quatrième niveau de conflictualité porte sur la mise en cause, de plus en plus persistante, de la légitimité des instances onusiennes et, dans une certaine mesure, des blocs régionaux. En y regardant de plus près, on remarque que les interventions des contingents militaires onusiens et régionaux reposent sur des principes déconnectés des contextes locaux. En effet, ces forces de maintien de la paix ont pour vocation première d’aider les États, ce qui les pousse à collaborer prioritairement avec les gouvernements en place.
Toute revendication politique émanant d’acteurs non étatiques est généralement rejetée par ces instances. Cette fin de non-recevoir est encore plus catégorique lorsque la revendication provient de mouvements armés opposés aux gouvernements en place. Mais que se passe-t-il lorsqu’un gouvernement légitime fait fausse route et utilise les instruments de l’État pour persécuter une partie de sa population perçue comme appartenant au camp ennemi ? Par exemple, dans les batailles récentes autour de la ville de Goma, les contingents sud-africain, tanzanien et malawite se sont retrouvés à combattre aux côtés de l’armée congolaise, laquelle avait intégré dans ses rangs des unités combattantes du FDLR et des milliers de miliciens locaux pratiquant le nettoyage ethnique. Il va sans dire qu’en offrant leur support logistique à l’armée congolaise, ces contingents ont, de fait, aidé indirectement des groupes responsables de graves violations des droits humains, contribuant ainsi à aggraver la situation.
Ce type de dilemme n’est pas nouveau. Lors du génocide perpétré contre les Tutsis en 1994, par exemple, le général canadien Roméo Dallaire – chef du contingent onusien – continuait à inviter les chefs de l’armée gouvernementale, qui avaient clairement opté pour le génocide, et les chefs des milices Interahamwe, qui étaient en train d’exécuter le génocide, à la table de discussion avec le FPR qui tentait de stopper ce même génocide. En suivant strictement le principe de neutralité onusien, il cherchait à inclure « toutes les forces politiques en présence » dans le dialogue, au mépris des réalités du terrain. Dès lors, une question cruciale se pose : quelle est la limite permettant aux contingents de maintien de la paix de décider de cesser leur collaboration avec un gouvernement qui fait fausse route avant qu’il ne soit trop tard ? Ce semblant de neutralité, en décalage avec le contexte local, a gravement nui à la réputation des missions onusiennes.

 

Cheikh Sadibou Sakho

Qu’en est-il de l’exploitation des ressources minières en RDC, souvent présentée comme l’un des principaux moteurs du conflit ?

Masengesho Kamuzinzi

En réalité, la chaîne d’exploitation reste fondamentalement la même, quel que soit le rapport de force sur le terrain. Mis à part quelques mines exploitées par des compagnies étrangères sous contrat avec le gouvernement, et qui sont capables de convoyer directement leurs minerais vers l’extérieur du pays, l’essentiel des carrés miniers se trouve dans des zones forestières inaccessibles. En réalité, ni les forces gouvernementales ni les groupes armés extérieurs ne parviennent à maintenir une présence permanente dans ces zones où les conditions de vie sont particulièrement rudes. Le contrôle de ces carrés miniers est généralement assuré par des milices locales qui encadrent des creuseurs qui sont souvent du milieu. Les petits acheteurs intermédiaires, capables de s’aventurer sur les chemins boueux et insécurisés menant aux sites d’extraction pour acheminer ces minerais vers les points de vente situés dans les villes, restent essentiellement les mêmes. En effet, les gros trafiquants, qui transportent les minerais jusqu’aux océans, ne peuvent rien sans eux ! Seules les alliances qui se forment le long du trajet vers les océans peuvent momentanément changer en fonction de la situation politique. Mais, comme on le sait, la conversion des gros trafiquants est très facile, car ils n’ont aucune identité à défendre : seul le gain compte ! En fin de compte, tant que l’économie minière de la RDC se limitera à l’extraction artisanale et à l’exportation brute des matières premières, toutes les discussions autour de la question resteront de simples querelles d’intermédiaires.

 

Cheikh Sadibou Sakho

L’explication du conflit que vous nous proposez suggère qu’il n’est pas difficile de mettre en évidence le noyau du conflit et de travailler à le désamorcer. Pourquoi, alors, le conflit se perpétue-t-il malgré les interventions de multiples acteurs ?

Masengesho Kamuzinzi

Tout d’abord, ce conflit est peut-être le deuxième, après le conflit israélo-palestinien, à déchaîner des passions idéologiques et à empêcher une réflexion sereine sur ses possibles solutions. C’est aussi un conflit où la distorsion des faits historiques, visant à valider un narratif favorable, fait partie des stratégies mises en place par certains acteurs. Cependant, l’effet boomerang de ces manipulations exacerbe les tensions plutôt que de les apaiser.
C’est enfin un conflit où l’intoxication médiatique prend rapidement le dessus sur les faits réels, conduisant parfois certains intervenants, méconnaissant le contexte, à prendre des décisions sur des bases erronées. En y regardant de plus près, on remarque que la recherche des points d’accord et d’intersections ne fait pas partie des préoccupations des intervenants et encore moins des belligérants. Chacun se préoccupe de faire triompher son narratif en sélectionnant attentivement les faits qui l’innocentent et incriminent la partie adverse, tout en se lançant à corps perdu dans la conquête des opinions favorables aux niveaux local, national et international.
Malheur à celui qui parle peu ! Malheur à celui qui n’a pas recruté les meilleurs influenceurs !
Cela soulève une question fondamentale : quelle « vérité » permettrait de mieux comprendre la nature de ce conflit et de mettre en évidence les solutions les plus appropriées pour le résoudre ? Notre réponse est simple : c’est la voix des membres des communautés locales, victimes au quotidien, qui devrait attirer l’attention des intervenants. Mais la réalité est tout autre, car ces voix locales portent peu, et les puissants de ce monde ne semblent pas s’en préoccuper !

 

Cheikh Sadibou Sakho

Quels sont les effets majeurs du conflit des Grands Lacs sur les communautés et les citoyen·ne·s ordinaires ?

Masengesho Kamuzinzi

Comme on peut le voir, le conflit des Grands Lacs trouve ses racines dans l’incapacité de l’État postcolonial à forger une identité nationale partagée, capable de transcender les multiples identités ethniques et locales pour adhérer à un même projet de société. Il faut inscrire la construction de cette identité transcendante dans un projet politique cohérent, à l’image de celui entrepris par Julius Nyerere. Ce dernier a réussi à faire comprendre aux différents peuples, réunis de force sous le pouvoir colonial pour former le Tanganyika, que leur diversité était une richesse plutôt qu’un handicap. Plus tard, Nyerere a convaincu les citoyens du Tanganyika et de l’île de Zanzibar d’adhérer à un même projet de société pour former la République-Unie de Tanzanie. Il n’est donc pas surprenant que ce pays figure parmi les plus stables et les plus prospères d’Afrique, où l’héritage de Nyerere continue de cimenter l’unité nationale.
En revanche, dans les pays des Grands Lacs, des communautés érigées superficiellement et abusivement en groupes ennemis, par des leaders politiques en manque d’inspiration, se livrent à une violence réciproque par milices interposées. Ainsi, la société vit dans une insécurité généralisée dont elle ne peut s’extraire, car elle entretient elle-même ces milices, tant sur le plan matériel que financier. À l’origine, ces milices naissent en promettant de protéger les membres de leurs propres communautés. Cependant, il a été observé qu’après s’être livrées à des atrocités contre d’autres groupes, elles finissent par s’habituer à la violence et s’en prennent même à leurs propres membres. Cela transforme alors leur milieu de vie en une véritable jungle, où plus personne ne se sent en sécurité.

 

Cheikh Sadibou Sakho

En quoi le conflit des Grands Lacs a-t-il contribué à la prolifération des VBG dans les pays de la région ?

Masengesho Kamuzinzi

Mis à part l’exacerbation des antagonismes ethniques et de l’intolérance politique, le conflit des Grands Lacs s’est également distingué par l’utilisation du viol massif comme arme de guerre, notamment en RDC, et comme arme de génocide au Rwanda en 1994. Le viol, utilisé comme arme de guerre et comme arme de génocide, constitue la forme la plus aboutie de la négation de la vie et de la dignité humaine.
Les témoignages recueillis lors des différents ateliers de guérison montrent qu’en souillant « les femmes de l’ennemi » ou en détruisant leurs organes génitaux, les miliciens espéraient priver la communauté qu’ils voulaient voir disparaître de la possibilité de se régénérer. Comme ce comportement était, en quelque sorte, politiquement motivé au départ, les miliciens visaient sélectivement « les femmes de l’ennemi ». Mais une fois qu’ils ne craignaient plus de déshonorer des filles et des mères, dont certaines étaient leurs voisines (dans le cas du Rwanda), ces miliciens ont fini par s’en prendre aux filles et femmes de leurs propres communautés, qu’ils s’étaient pourtant promis de protéger. Ils ont ainsi entraîné d’autres délinquants dans ces comportements déviants, transformant leur propre communauté en un espace de violence, où plus aucune fille ni femme ne se sent en sécurité.
Aussi, il a été observé que le traumatisme généralisé, induit par l’exposition prolongée à la violence de masse, constitue un terreau propice aux VBG au sein des familles, des communautés, à l’école et sur le lieu de travail.
Ainsi, la région des Grands Lacs figure parmi les régions du monde où le taux de prévalence des VGB est l’un des plus élevés et où ces violences sont les plus généralisées au sein des différentes couches de la population. Le traumatisme généralisé et la prolifération des VBG dans les pays de la région rendent quasi impossible l’accompagnement individuel de toutes les personnes sollicitant de l’aide auprès des structures et organisations spécialisées en soutien médical, social et psychologique. En outre, le modèle de prise en charge individuelle se focalise sur les dimensions intra-individuelles, alors que les blessures de la vie causées par ce conflit relèvent également des dimensions relationnelles (suspicion mutuelle généralisée) et sociales (destruction des normes sociales partagées qui rendaient possible le vivre-ensemble). Pour ce faire, il fallait développer un nouveau modèle adapté au contexte de violence de masse, capable de prendre en compte les blessures de la vie à la fois sur les plans individuel, relationnel et social. C’est dans ce cadre que, sous la direction du professeur émérite Simon Gasibirege, les membres de notre association Life Wounds Healing Association ont entrepris de développer un nouveau modèle de prise en charge des communautés blessées intitulé : « Approche psychosociale communautaire (APC) – We Heal Together Model ».
L’idée de développer ce nouveau modèle est née des insuffisances observées dans l’« importation » des modèles de prise en charge psychologique individuelle développés en Occident pour l’accompagnement des survivants et survivantes des violences extrêmes commises pendant le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda.
Plus tard, cette approche a été étendue aux autres pays de la région des Grands Lacs, affectés par des guerres à répétition, afin de prendre en charge les survivantes de viols et d’autres types de violences sexuelles commises en temps de guerre.
Dans sa forme initiale, le modèle « We Heal Together » se déclinait sous la forme d’une série d’ateliers de conscientisation, sur le deuil et la gestion des sentiments associés aux pertes profondes liées au génocide. La participation aux ateliers est très différente de la formation proprement dite, qui, pour l’essentiel, vise l’intellect. Ce qui compte le plus ce n’est pas tant l’acquisition de nouvelles connaissances pour savoir comment s’y prendre, mais plutôt l’engagement effectif dans le processus de guérison (transformation), en interaction avec les autres participants, ce qui leur permet de recouvrer une vie saine et des relations sociales apaisées.
Avec le temps, le modèle a évolué pour se structurer en cinq ateliers : l’atelier de conscientisation (trois jours), l’atelier sur le deuil (cinq jours), l’atelier sur la gestion des sentiments (cinq jours), l’atelier sur le pardon et la réconciliation (cinq jours) et l’atelier sur le projet de vie (cinq jours).

 

Cheikh Sadibou Sakho

En quoi consistent ces ateliers et quels types de changements sont attendus ?

Masengesho Kamuzinzi

Il faudrait d’abord expliquer pourquoi nous commençons par l’atelier de conscientisation. En théorie, nous tenons pour acquis que les adultes savent très bien faire la part des choses et qu’ils ont pleinement conscience des blessures induites par les événements traumatiques dont ils ont été victimes, de leur incidence sur la qualité de leur vie et sur leurs relations avec les autres. La réalité, cependant, est que les blessures de la vie, qui plongent leurs racines dans nos expériences douloureuses du passé, nous accablent souvent sans que nous en ayons pleinement conscience et nous empêchent de vivre sereinement. Ces blessures sont encore plus perturbantes lorsque l’on a été exposé à des événements aussi traumatisants que le viol, utilisé comme arme de génocide, ou d’autres formes de violence de masse commises en temps de guerre.
Dans la pratique, l’atelier de conscientisation permet aux participants de prendre conscience de leurs blessures, d’en mesurer l’ampleur et surtout d’identifier les causes profondes de leur mal-être. C’est en prenant conscience de l’ampleur de nos blessures et de leur impact sur notre qualité de vie que nous comprenons pourquoi nous nous sentons tristes sans raison apparente, pourquoi nous ne sommes pas en bons termes avec les membres de notre famille, nos collègues ou nos voisins, pourquoi nous sommes incapables de faire des projets d’avenir, pourquoi nous sommes devenus improductifs, pourquoi le sommeil réparateur nous a fui, etc.
Cet atelier peut s’appliquer à n’importe quelle problématique de l’existence humaine. Notre organisation l’a déjà mis en œuvre pour différentes problématiques liées à la santé mentale, notamment :
– le traumatisme consécutif au génocide perpétré contre les Tutsi : il faut comprendre ici que les individus et les communautés ont été confrontés à l’inhumanité et à l’extermination d’un groupe humain entier ;
– le traumatisme consécutif aux viols massifs et répétés commis dans la région des Grands Lacs, notamment par les milices et les hommes en armes encore actifs dans certains pays comme la RDC : il faut comprendre ici que les individus et les communautés ont été confrontés à la dégénérescence des mœurs qui structuraient le vivre-ensemble (dérégulation sociale), et à une profonde atteinte à l’humanité ;
– les blessures consécutives aux violences sexuelles et domestiques commises en temps de paix ;
– les blessures consécutives aux grossesses précoces des filles mineures : avoir un enfant avant l’âge de la majorité constitue une grande crise de la vie. Cela prive la jeune fille des attributs de l’enfance, la plonge dans une sorte d’angoisse existentielle, perturbe sa croissance et son fonctionnement physiologique, brouille ses perspectives et complique son intégration sociale pour longtemps, etc. ;
– enfin, les comportements déficitaires liés au genre (masculinité et féminité toxiques).
Mais, quelle que soit la problématique abordée, on pourrait se demander pourquoi l’atelier de conscientisation dure aussi longtemps, en l’occurrence trois jours. Il faut garder à l’esprit que le modèle « We Heal Together » s’adresse à des blessures profondes, dont la guérison nécessite du temps. Il convient de noter ici que même une prise en charge individuelle peut être longue, alors même que le psychothérapeute ne travaille qu’avec un seul patient. Pour déclencher une dynamique de transformation aboutissant à une guérison partagée, il est essentiel d’amener les participants à questionner leur vie, leur histoire, leurs comportements, leurs relations perturbées et à identifier progressivement les causes profondes de leurs souffrances. Au début, les participants ont peur d’explorer leur propre vécu et de se confronter aux traumatismes du passé (résistance-défense). Si accéder à son propre cœur prend du temps, il va sans dire que l’ouvrir aux autres en demande encore davantage. Il est donc essentiel de prendre le temps de construire une communauté de participants afin qu’ils puissent se soutenir et se soigner mutuellement. Il faut ajouter que la méthode de partage d’expériences, sur laquelle repose le modèle « We Heal Together », requiert un temps considérable. Elle exige de prendre des précautions pour déclencher le processus de libération de la parole et favoriser l’ouverture à la souffrance des autres.
Après une longue période d’expérimentation, nous sommes arrivés au constat qu’un processus de conscientisation bien mené passe par trois étapes clés : 1) la création d’un climat de confiance, afin de transformer des participants anonymes en une communauté soudée, capable de partager ses expériences et ses souffrances, tout en se soutenant mutuellement dans le processus de guérison à venir ; 2) l’exploration de la notion de blessures de la vie, en général, puis des blessures qui affectent le plus les membres de nos communautés, et enfin les blessures individuelles qui touchent directement chaque participant. Cette étape permet d’identifier les causes et les conséquences sur la qualité de vie ; 3) la mise en place de stratégies de guérison, visant à rechercher des voies et des moyens pour surmonter ces blessures et retrouver une vie apaisée et épanouissante.
Le déroulement de ces trois étapes s’étale à peu près sur trois jours d’ateliers à raison d’un jour par étape. Une fois que nous avons pris conscience de l’origine et des causes profondes de notre mal-être, un sentiment d’angoisse peut nous envahir, car nous nous demandons si nous pourrons un jour nous en sortir.
L’atelier de conscientisation est suivi par l’atelier de guérison des blessures de la vie, qui, dans le cas spécifique des blessures liées au génocide, prend la forme d’un atelier sur le deuil.
La prise de conscience du vide laissé par la mort ou par d’autres pertes profondes constitue une étape importante pour se reconnecter avec la vie. Cependant, être confronté à la mort de cette manière, et en particulier lorsqu’elle résulte d’un génocide, nécessite un profond travail de deuil. Or, entrer dans un tel processus est une épreuve bouleversante. Il induit des perturbations profondes dans la vie intérieure et affecte les relations avec les autres et avec l’environnement. Lors des ateliers, les participants parlent de leur deuil et beaucoup d’entre eux éprouvent de la culpabilité et la honte d’avoir survécu, alors que leurs frères et sœurs de destin sont morts. Ces sentiments font perdre à certains leurs repères identitaires et altèrent leur perception d’eux-mêmes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils s’accusent et éprouvent de la honte pour des crimes qu’ils n’ont pas commis et dont ils sont victimes.
On observe des perturbations similaires chez les victimes, les auteurs et les proches des survivantes de VBG. La prise de conscience des blessures profondes plonge la personne dans un trouble intense, risquant de l’engager dans un processus de deuil compliqué susceptible d’intensifier sa souffrance. Pour s’en sortir, la personne doit entreprendre un travail de deuil orienté vers la guérison des blessures dont elle vient de prendre conscience. Dans l’analyse transactionnelle, l’atelier sur le deuil s’étend normalement sur trois jours. Mais concernant les traumatismes causés par le génocide, ces trois jours sont insuffisants, car la perte des membres de la famille (et des milliers des gens innocents) exécutés sans raison plonge les participants dans une profonde souffrance. Au bout des trois jours, les émotions et la souffrance restent toujours aussi fortes. Or l’objectif de cet atelier est justement de leur permettre d’en ressortir avec une force renouvelée qui leur permettra de vivre en paix avec ce passé douloureux. Par ailleurs, nous avons remarqué qu’en RDC et au Burundi, certains participants qui avaient été exposés à différentes formes d’atrocités pendant les périodes de guerre civile et d’instabilité politique mettaient du temps avant d’entrer dans un processus de deuil. Cette résistance était liée soit à une difficulté à partager leur vécu avec des gens qu’ils percevaient comme étant de la « partie adverse », soit à la difficulté de faire face au passé.
Toutes ces expériences nous ont conduits à constater que s’engager dans un travail de deuil nécessitait au minimum cinq jours. Il fallait donner suffisamment de temps aux discussions en petits groupes pour que les participants passent progressivement de la phase de déni de la perte à celle de la négociation, puis à l’acceptation. Dans la pratique, l’atelier sur le deuil se déroule en cinq étapes clés : s’engager dans un travail de deuil exige plus qu’une simple participation, car il est difficile de partager sa souffrance avec des gens en qui l’on n’a pas suffisamment confiance. Pour ce faire, la première étape consiste à transformer le groupe des participants anonymes en une communauté de partage, capable d’embrasser ensemble le travail de deuil et de cheminer vers la guérison.
La deuxième étape marque le début du travail de deuil. Toutefois, afin d’éviter un choc émotionnel trop brutal, les participants commencent par discuter de la mort associée à des causes naturelles comme la maladie, les accidents, etc. Cet exercice les prépare à affronter des pertes plus tragiques comme celles liées au génocide et progressivement à celles dans leur entourage et leurs communautés. Au cours de cette étape, ils sont invités à parler de la vie, de l’histoire et de l’amour qu’ils portaient aux disparus et des bienfaits qu’ils auraient voulu leur prodiguer s’ils étaient encore en vie. Cet exercice peut durer deux jours car il constitue la base du travail de deuil. Son principal objectif est d’aider les participants à construire un héritage symbolique des êtres disparus. À la fin de l’exercice, les participants se sentent apaisés et se rendent compte que ces êtres chers ont laissé un héritage digne d’être préservé et transmis aux générations suivantes et que leur mémoire ne sombrera pas dans l’oubli. La dernière étape consiste à amener progressivement les participants à sortir du travail de deuil en les aidant à se détacher de la souffrance induite par le souvenir des êtres chers disparus, tout en préservant leur héritage. Cependant, il est essentiel de reconnaître que le processus de deuil suscite des émotions intenses qu’il convient d’appréhender avec justesse afin de retrouver une certaine sérénité. C’est pourquoi l’animateur de l’atelier doit prendre soin d’introduire la notion de gestion des sentiments liés au deuil qui fera l’objet de l’atelier qui va suivre.
L’atelier de gestion des émotions permet l’acceptation de ce qui est arrivé, de démêler les ressentis et de lever la culpabilité ainsi que la honte. Enfin, l’atelier sur le projet de vie prolonge cette expérience et permet aux participants de se redéfinir et d’embrasser un nouvel horizon de vie en se donnant des objectifs clairs à court, moyen et long terme, leur permettant de retrouver une vie saine et qui a du sens. Comme pour les autres ateliers de guérison, l’atelier sur la gestion des sentiments dure cinq jours. La première étape consiste à construire la communauté des participants ou, tout au moins, à revenir sur la question de la cohésion du groupe et de la construction de la confiance mutuelle, permettant aux participants de partager leurs sentiments et leurs émotions sans réticence et sans jugement de valeur. Dans la deuxième étape, les participants prennent le temps de différencier la pensée des affects. Ils comprennent que la pensée est de l’ordre de la conceptualisation et de l’élaboration, tandis que les affects (sentiments et émotions) sont liés à la sensation et à la sensibilité. Une fois cette distinction faite, les participants prennent le temps de comprendre la fonction et la signification des sentiments dans la vie quotidienne. Ils apprennent notamment que la peur signale un danger à éviter, alors que la colère renvoie à un sentiment d’injustice qui suggère la nécessité d’un changement pour que la personne recouvre une vie ou des relations saines. La tristesse, quant à elle, renvoie à un sentiment de perte et au besoin de consolation. Enfin, la joie et la sensation de bonheur renvoient à un sentiment de sécurité, favorisant l’ouverture aux autres, au partage, à l’amitié, à la camaraderie, etc.
Une fois que la notion de sentiment et son importance sont bien maîtrisées, les participants passent de la conceptualisation à l’expression de leurs propres sentiments. Ils explorent notamment la manière dont ils ont été socialisés par leurs parents, leurs éducateurs et d’autres personnes importantes à l’expression ou à l’inhibition de leurs sentiments au cours de leur enfance et de leur adolescence, et en quoi cela a eu un impact sur leur vie d’adulte. Ensuite, ils explorent l’expression des sentiments associés aux pertes naturelles, telles que la mort des êtres chers causée par la maladie, puis l’expression des sentiments associés aux pertes profondes, comme celles causées par le génocide ou d’autres pertes similaires. En opérant un retour rétrospectif sur leurs propres histoires au moment où ils ont subi ces pertes, les participants examinent attentivement si leur entourage (parents, amis et autres réseaux de soutien) leur a permis d’exprimer leurs sentiments, s’ils ont accueilli positivement ces émotions et sentiments, ou plutôt s’ils ont essayé de les inhiber. Puis les participants examinent les effets de la permission ou de l’interdiction d’exprimer leurs sentiments. L’étape suivante consiste à explorer leurs sentiments actuels en rapport avec les pertes du passé. Peuvent-ils maintenant les exprimer librement contrairement au passé ? Cela les aide-t-il à vivre plus sereinement avec les pertes subies ? La dernière étape consiste à élaborer des stratégies leur permettant de bien canaliser leurs sentiments et leurs émotions pour qu’ils ne continuent pas à affecter négativement leur vie. Mais apprendre à gérer les sentiments et les émotions associés à un événement douloureux comme le génocide ou d’autres pertes profondes ne signifie pas nécessairement que la personne pourra désormais vivre en paix avec elle-même, avec son passé, et encore moins avec les personnes qui, de loin ou de près, sont à l’origine de ses souffrances. Pour cela, il est essentiel d’embrasser le processus de pardon et de réconciliation qui est l’objet du quatrième atelier.
À propos de l’atelier sur le pardon et la réconciliation, il a été observé que si la personne n’a pas fait correctement son deuil, elle a du mal à se réconcilier avec elle-même et avec les autres, ce qui peut compromettre le processus de guérison. L’atelier sur le pardon et la réconciliation a donc pour objectif de poursuivre la consolidation de ce processus. En s’engageant dans le processus de pardon et de réconciliation, chaque participant cherche à recouvrer son unicité et à rétablir des relations saines avec les autres, et avec l’existence humaine. Comme pour les autres ateliers de guérison, l’atelier sur le pardon et la réconciliation dure cinq jours, et naturellement, le retour sur la consolidation de la communauté des participants constitue la première étape. Cet exercice n’est pas une simple routine, car il prépare les esprits à partager leurs expériences sur le pardon et la réconciliation, y compris leurs difficultés à s’y engager.
Les participants à l’atelier commencent par discuter de la nature et de l’importance du pardon et de la réconciliation, tant avec soi-même qu’avec les autres dans le recouvrement d’une santé mentale saine. Ils abordent notamment la différence entre le pardon et la justice, en soulignant que demander ou accorder le pardon ne supprime pas le désir de justice. On a besoin d’être pardonné ou de se pardonner soi-même et de se réconcilier avec soi-même et avec les autres parce que l’on souffre de ce qui s’est passé. Il s’agit d’un processus essentiellement interne et relationnel, qui est différent du besoin de justice, dont l’essence même est de demander des comptes pour les crimes commis. S’engager dans le processus de pardon et de réconciliation veut dire que nous cherchons à vivre avec la mémoire douloureuse du passé de manière apaisée, et dans la mesure du possible, sans rancœur envers la personne auteure de la souffrance, mais non envers son crime. Accepter de se réconcilier avec l’auteur de notre souffrance signifie donc que nous avons accepté de détacher sa personne de son crime, et que nous pouvons rétablir des relations apaisées avec lui sans nécessairement oublier ce qu’il nous a fait.
Ainsi, pardonner et se réconcilier avec celui qui nous a fait du mal ne signifie pas faire table rase des crimes commis ni renoncer à la justice. Une fois cette clarification apportée, les participants reviennent sur leur passé et examinent comment ils ont été initiés à la demande et à l’accord du pardon ainsi qu’à la réconciliation avec leurs parents et les autres adultes ayant joué un rôle déterminant dans leur éducation et leur socialisation. Ils analysent ensuite l’influence du genre sur le pardon et la réconciliation, en examinant notamment comment, dans leur culture, les hommes et les femmes s’engagent dans ce processus. Au cours des exercices en groupe et des séances de discussion en plénière, les participants prennent le temps de comprendre les différences observées, en recherchant notamment leurs causes dans la socialisation des filles et des garçons. Ils examinent ensuite leur propre engagement dans le processus de demande et d’accord du pardon et de la réconciliation, en appliquant d’abord cette démarche à des situations de la vie ordinaire, puis à des crimes graves comme ceux commis pendant le génocide. Ils reviennent plus spécifiquement sur la manière dont ils gèrent les sentiments et les émotions forts associés à ce type de demande. Comme pour les autres ateliers de guérison, cet atelier se termine par une discussion sur les stratégies à mettre en place pour améliorer leur engagement dans des processus de pardon et de renonciation orientés vers la guérison. L’animateur clôture la session en annonçant aux participants qu’il leur reste un dernier atelier : le projet de vie.
Après avoir traversé les étapes de conscientisation, de deuil, de gestion des sentiments, de pardon et de réconciliation, et que le processus de guérison s’est correctement enclenché, les participants cheminent vers la dernière phase du deuil qu’est le détachement. À cette étape, la personne est en principe prête à embrasser une nouvelle vie, car elle a appris à gérer son passé douloureux ainsi que les blessures et sentiments qui y sont liés.
L’atelier sur le projet de vie aide les participants à jeter les bases concrètes de cette nouvelle vie. Mais avant de prendre leurs engagements pour l’avenir, ils reviennent d’abord sur leur passé et examinent attentivement ce sur quoi il était fondé. C’est au cours de cet exercice qu’ils découvrent que, durant leur enfance et leur adolescence, la plupart de leurs choix et réalisations dépendaient largement de leurs parents, de leurs éducateurs, et parfois de ce qu’ils appellent la « main invisible » (Dieu, destin, chance, etc.). Ils prennent alors conscience qu’ils doivent désormais apprendre à voler de leurs propres ailes et à définir un horizon de vie pleinement assumé. C’est aussi à ce moment-là qu’ils réalisent combien leur vie d’adulte a été profondément marquée par la souffrance psychologique engendrée par les blessures sur lesquelles ils ont travaillé tout au long des ateliers. Ils prennent alors la décision de s’en libérer pour embrasser une nouvelle vie. Le projet de vie, inspiré du modèle « We Heal Together », se distingue ainsi d’autres types de projets, y compris des projets de développement au sens classique du terme. Il s’agit avant tout d’un engagement envers sa propre transformation intérieure, plutôt que d’un travail sur son environnement extérieur. Une fois cette distinction faite, chaque participant se fixe des objectifs de transformation clairs, avec des indicateurs de réalisation mesurables. Il définit ensuite, pour chaque objectif, des échéances précises à court, moyen et long terme. Ici, la personne doit différencier sa propre contribution de celle de la « main invisible ». L’objectif final de cet atelier est précisément de faire prendre définitivement conscience aux participants que la réussite de leur projet de vie dépend avant tout de leur responsabilité et de leur engagement, plutôt que de la « main invisible ».

 

Cheikh Sadibou Sakho

Pensez-vous que l’APC « We Heal Together » constitue un savoir protecteur capable de restaurer les liens brisés entre les membres des communautés ?

Masengesho Kamuzinzi

Notre expérience de terrain, acquise à travers les initiatives de lutte contre les VBG et la guérison communautaire via notre association LIWOHA, nous a progressivement convaincus qu’il est impossible d’éradiquer ces violences (en famille, à l’école, en communauté ou dans le milieu professionnel) sans un travail en profondeur sur les mentalités enracinées dans notre éducation, qui constituent la base de ces comportements violents. En ce qui concerne spécifiquement les VBG, le changement n’est possible que si l’on amène les auteurs à revisiter de manière réflexive leur processus de socialisation et à s’interroger profondément sur les blessures de la vie qui les ont conduits à adopter des comportements violents ou humiliants envers leurs partenaires. Ce n’est qu’après avoir pris conscience de leurs propres blessures et de leur impact sur la qualité des relations avec leurs partenaires qu’ils acceptent de s’engager dans un processus de guérison. Ce processus leur permet de traiter les blessures enracinées dans leurs expériences douloureuses du passé qui les poussent à recourir à la violence pour affirmer leur masculinité. De même, c’est grâce à la guérison de leurs blessures que les victimes cessent d’accepter la maltraitance, s’assument pleinement, prennent leur destin en main et apprennent à se défendre.
En cherchant à guérir les esprits blessés et à ressouder les relations brisées par la violence, l’approche psychosociale communautaire du modèle « We Heal Together » constitue un savoir protecteur par excellence qui s’inspire fortement de l’héritage ancestral africain, où les responsabilités envers soi et envers autrui étaient indissociables. C’est cette culture de la réciprocité qui pousse auteurs et victimes de violences à accepter de s’asseoir ensemble dans des ateliers de guérison, où les premiers prennent conscience des expériences douloureuses du passé et des blessures de la vie qui en découlent. Ce sont ces blessures qui les conduisent à recourir à la violence, là où des personnes non psychologiquement blessées négocient pacifiquement leurs différends. Bien que cette approche ait été principalement appliquée à des problématiques psychosociales et apolitiques, nous pensons qu’il est tout à fait possible d’étendre le modèle aux enjeux de la politisation des identités exclusives, dont l’une des conséquences est l’intolérance politique, qui a causé tant de malheurs dans la région des Grands Lacs. Ce n’est qu’en recherchant des intersections et des points de rencontre que les différents protagonistes peuvent espérer à une paix durable, bénéfique à tous.      

 

Professeur Kamuzinzi, l’équipe de Global Africa vous remercie infiniment pour cet entretien très instructif !

Notes

///

Bibliographie

///

Pour citer l'article :

APA 

Kamuzinzi, M. (2025). « We Heal Together », un savoir protecteur par excellence qui s’inspire de l’héritage africain, où les responsabilités envers soi et envers autrui sont indissociables. Global Africa, (10), pp. 235-248. https://doi.org/10.57832/zgy9-tb54 


MLA 

Kamuzinzi, Masengesho. « "We Heal Together", un savoir protecteur par excellence qui s’inspire de l’héritage africain, où les responsabilités envers soi et envers autrui sont indissociables » Global Africa, no. 10, 2025, pp. 235-248. doi.org/10.57832/zgy9-tb54 


DOI 

https://doi.org/10.57832/zgy9-tb54 


© 2025 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0

bottom of page