Analyses critiques
It Takes a Village! (Ré)inventer la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal
Pistes à partir de l’expérience du centre Kullimaaroo de Ziguinchor
Cheikh Sadibou Sakho
Anthropologue et sociologue
Université Gaston Berger (UGB), Sénégal
cheikh-sadibou.sakho@ugb.edu.sn
Ndèye Laïty Ndiaye
Chercheure indépendante, co-fondatrice du collectif féministe JAMA
Ce texte est une contribution aux connaissances sur les violences sexuelles et leurs effets sur la vie des survivantes, en particulier les adolescentes, au Sénégal, en partant de l’expérience du centre Kullimaaroo, initié par la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance (PFPC), à Ziguinchor. L’article explore les défis de la mise à l’abri des adolescentes survivantes de violences sexuelles. Il met en exergue l’importance d’une approche holistique, systémique et socialement ancrée, impliquant divers acteurs communautaires et institutionnels. S’appuyant sur une enquête monographique, la recherche documente la complexité des violences sexuelles dans le contexte sénégalais, les dynamiques de « silenciation » des survivantes entourant ces réalités sociales, et le rôle crucial d’initiatives locales comme le centre Kullimaaroo face à l’insuffisance, voire au manque de politiques publiques dédiées. L’étude propose des pistes pour renforcer et (ré)inventer l’accompagnement des survivantes.
Mots clés
Violences sexuelles, adolescentes, accompagnement, prise en charge holistique, Kullimaaroo, intersectionnalité, Sénégal
Plan de l'article
Introduction
Problématique et questionnement
Posture de recherche, terrain et méthodes
Résultats et discussions
Aperçu du centre Kullimaaroo
De la complexité des violences sexuelles : expériences des premières concernées
It Takes a Village! L’accompagnement holistique comme socio-système
Conclusion
Introduction
Cet article se fonde sur les résultats de recherches effectuées au Sénégal dans le cadre du projet HIRA « Informer, accueillir, héberger et re-socialiser[1] » réalisé à partir de 2022, pour une durée de trente-six mois, au sein du Laboratoire d’analyse des sociétés et pouvoirs / Afrique-Diasporas (LASPAD) de l’université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis. Ce projet s’inscrit dans le cadre de l’initiative ADOS 2020-2025 du Centre de recherches pour le développement international (CRDI). L’objectif de ce programme était, à travers le financement de cinq projets innovants de recherche, de contribuer à l’amélioration de la santé reproductive des adolescentes au Sénégal en promouvant une meilleure connaissance scientifique des interactions entre la santé reproductive et certaines formes de violences basées sur le genre comme les violences sexuelles : le nexus violences sexistes et sexuelles (VSS)/santé sexuelle et reproductive des adolescentes (SSRA).
Comme projet de recherche-action, le projet HIRA a comporté plusieurs volets, dont une enquête sur les bonnes pratiques en matière de prise en charge des survivantes de violences sexuelles[2], une cartographie des centres d’hébergement disponibles pour les survivantes au Sénégal[3], une enquête sur les perceptions sociales des adolescentes à propos des violences sexistes et sexuelles et des enjeux de SSR[4], ainsi qu’une étude monographique du centre Kullimaaroo, situé à Ziguinchor[5]. D’autres activités connexes ont accompagné l’exécution du projet HIRA. Il s’agit notamment de la tenue de Gender Ataya (sous forme de World Café sur les violences sexistes et sexuelles), de l’élaboration de plusieurs modules de formation sur le processus d’accompagnement des survivantes, de la tenue d’une exposition portant sur les structures d’accueil et d’hébergement ; sans compter les activités créatives de vulgarisation des résultats des recherches qui ont mobilisé des acteurs et actrices des cultures urbaines (graffitis, rap, slam, etc.).
La plus grande spécificité du projet réside dans le fait qu’il est dédié aux adolescentes survivantes de violences sexuelles et à leurs besoins d’accompagnement, relativement aux multiples enjeux du nexus VSS/SSRA. L’ampleur de telles violences est en effet frappante. L’enquête sur les perceptions des adolescentes, portant sur un échantillon de 1 332 adolescentes à travers les 14 régions du Sénégal, a par exemple révélé que 15,3 % des adolescentes rencontrées disaient avoir vécu des violences sexuelles telles que le harcèlement sexuel, les mutilations génitales féminines (MGF), les attouchements et/ou les viols. On peut raisonnablement penser que cette proportion est sous-estimée en raison du phénomène habituel, et socialement complexe, de sous-déclaration et de non-dévoilement des violences sexuelles. Dans les contextes étudiés ici, ce dernier phénomène est fortement lié à des facteurs comme la peur des conséquences du dévoilement, la difficulté pour certaines adolescentes à reconnaître les violences sexuelles comme telles du fait du manque d’information, ou la proximité sociale/familiale avec les auteurs qui, dans beaucoup de cas, font usage de la violence symbolique pour s’assurer de la préservation du secret de leurs actes.
Dans tous les cas, qu’elles se passent dans l’espace public (école, lieu de travail, etc.) ou dans l’espace privé (maisons, entourage, etc.), les violences sexuelles, en tant que modalités des violences basées sur le genre (VBG)[6], affectent prioritairement et spécifiquement les femmes et les filles. Elles sont définies comme « any sexual act, attempt to obtain a sexual act, or other act directed against a person’s sexuality using coercion, by any person regardless of their relationship to the victim, in any setting … » (WHO, 2010)[7]. Très peu déclarées (Trust Africa, 2019), ces violences touchent de façon spécifique les adolescentes avec des conséquences à long terme sur leur vie, en particulier sur leur santé physique, mentale, sexuelle et reproductive, leurs parcours éducatifs et scolaires, entre autres impacts sociaux majeurs. Elles affectent ainsi significativement les capacités des adolescentes à jouir de leurs droits humains ainsi que des diverses protections offertes par les droits de l’enfant en particulier. C’est pourquoi ces types de violences participent d’une problématique importante et urgente de santé publique et de « santé sociale » (Duvoux & Vézinat, 2022). Si dans cet article le focus est mis sur les adolescentes survivantes de viol[8], nous faisons tout de même référence aux violences sexuelles dans un sens large, permettant de prendre en compte les expériences sociales globales de violences sur des adolescentes et ainsi de penser leurs ancrages dans le « continuum des violences » (Kelly, 2019). En adoptant ce terme de continuum, nous essayons de « décrire l’étendue et la variété de la violence sexuelle [et le] grand nombre de facteurs [qui] affectent le sens que prennent pour les femmes les actes de violence sexuelle, et leur impact immédiat et ultérieur » (Kelly, 2019, pp. 20-21).
En Afrique de l’Ouest en général et au Sénégal en particulier, les efforts entrepris depuis quelques décennies par les organisations non gouvernementales (ONG), les acteurs étatiques et divers relais dans les communautés pour lutter contre les violences sexuelles ont été prioritairement centrés sur ce que l’on a appelé les « pratiques préjudiciables[9] ». Bien qu’ayant permis d’adresser les défis humains de certaines pratiques sociales comme les mariages d’enfants, cette orientation a contribué à réduire les réflexions spécifiques sur les violences sexistes et sexuelles, ainsi que sur les modalités de leur prise en charge[10]. Pour rappel, le Sénégal a criminalisé les MGF depuis 1999, alors que la loi contre le viol et la pédophilie n’a été promulguée que vingt ans plus tard, après d’importantes mobilisations de la société civile féministe et féminine[11]. Il importe dès lors de constater qu’en dépit des incidences dramatiques des violences sexuelles sur la vie des adolescentes survivantes, les réponses socio-institutionnelles et politiques destinées à y faire face sont encore très timides et sont souvent portées par les organisations communautaires de base (OCB), comme dans le cas de la plupart des initiatives pour la mise à l’abri des survivantes[12].
Or, en matière de réponse aux violences sexuelles, ainsi qu’à leurs conséquences, la mise à l’abri est une étape cruciale. Elle est à la fois pratique et conceptuelle. Elle est pratique en ce que, d’un côté, elle se constitue de mesures pragmatiques visant à soustraire les survivantes des contextes de leurs agressions afin d’assurer leur protection et leur accompagnement. De l’autre côté, la mise à l’abri va au-delà des mesures pratiques immédiates. Elle constitue un dispositif global incluant des offres d’hébergement, de soin, de sécurité, d’accompagnement vers la justice et la réparation, etc. Sous ce rapport, elle représente un dispositif complexe, multi-niveaux, multidimensionnel et multi-acteurs pour accompagner les survivantes desdites violences vers une reconstruction physique, médicale, psychologique et sociale. Aussi, la mise à l’abri repose-t-elle, en général, sur une approche stratégique, interdisciplinaire et socialement ancrée qui implique la participation articulée des décideurs (en particulier l’État et ses services législatifs et juridiques), des organisations de la société civile, des organisations communautaires de base, des leaders et relais communautaires, des soignant·e·s, des premières concernées et leurs familles, entre autres.
Cette étude monographique se consacre à analyser ce champ complexe qui articule effets sociétaux des violences sexuelles sur les adolescentes, insuffisance des réponses socio-institutionnelles/politiques et initiatives locales de prise en charge des survivantes au Sénégal. Elle a été effectuée au centre Kullimaaroo de Ziguinchor, structure qui, bien qu’initialement mise en place pour offrir un soutien aux femmes (veuves, déplacées, survivantes de violences, etc.) affectées par le « conflit casamançais[13] », s’est aujourd’hui spécialisée dans l’offre de services d’accompagnement aux femmes et aux filles, survivantes de violences sexuelles. En se consacrant à l’analyse de ce nœud problématique, dans ce contexte, cette étude examine les savoirs, les savoir-faire et les pratiques qui fondent les spécificités du modèle d’accompagnement des survivantes accueillies dans le centre Kullimaaroo. Ce faisant, elle reconstitue les pistes théoriques et pratiques dudit « modèle » pour discuter de comment et en quoi elles peuvent inspirer la (ré)invention de la prise en charge holistique des survivantes de violences sexuelles au Sénégal.
Menée à travers une démarche féministe intersectionnelle cette étude a abouti à des résultats importants présentés dans les trois sections qui composent la partie titrée « Résultats et discussions ». La première section donne un aperçu historique du centre Kullimaaroo en analysant ses dynamiques et ses logiques de fonctionnement. La deuxième section explore les expériences de violences sexuelles des adolescentes interviewées pour discuter les problématiques, les enjeux et les défis de leur mise à l’abri. Elle explicite la complexité des expériences de ces dernières et met en lumière les conditions et les constructions matérielles et socio-symboliques qui les structurent. Elle analyse également les effets multidimensionnels des modalités sociales de leur prise en charge. Quant à la troisième et dernière section, elle systématise de manière critique, et à partir des leçons issues de l’expérience du centre Kullimaaroo, les conditions et les pistes pour une mise à l’abri effective et un accompagnement holistique des survivantes de violences sexuelles.
Problématique et questionnement
Au Sénégal, il y a un décalage significatif entre l’importance démontrée de la mise à l’abri dans la prise en charge holistique des survivantes de violences sexuelles et les actions concrètes mises en œuvre dans ce sens. On le voit notamment en ce qui concerne les offres d’hébergement destinées aux adolescentes survivantes de viols ; que ces viols soient suivis de grossesse (dans un grand nombre de cas) ou non. Pour illustration, la cartographie[14] des structures d’hébergement réalisée en 2022 en répertorie uniquement vingt-huit sur l’ensemble du territoire national, dix se trouvent dans la capitale sénégalaise tandis que dans certaines régions, comme Sédhiou, Matam, Kaffrine et Diourbel, aucun centre fonctionnel n’a été répertorié. Les centres affichaient une capacité globale d’environ 450 lits[15] au moment de l’enquête cartographique. Cette dernière a montré également que 75 % des structures d’hébergement sont mis en place par des associations et des ONG, et que l’essentiel de leur financement provient de leurs réseaux de coopération internationale. L’État ne finance que ses propres centres, appelés centres de premier accueil (CPA). Il n’y a pas de financement offert par les collectivités territoriales (départements et communes) non plus. Il faut ajouter que, même lorsque les centres existent, très peu d’adolescentes les connaissent. En effet, l’enquête sur les perceptions (cf. infra) a révélé une certaine méconnaissance (touchant 83,8 % des participantes) des centres d’accueil et d’hébergement et de leur rôle dans le dispositif d’accompagnement des survivantes de violences sexuelles. Cette méconnaissance des ressources est encore plus exacerbée chez les adolescentes non scolarisées par rapport à celles scolarisées (respectivement 92,8 % contre 82,7 % de l’échantillon). La différence d’information entre les deux groupes rappelle, entre autres, la nécessité d’une approche intersectionnelle pour mieux comprendre les spécificités, mais également la nécessité d’une politique d’accompagnement holistique permettant de vulgariser les réponses socio-institutionnelles et/ou communautaires pour faire face aux violences sexuelles.
La situation décrite montre que malgré les efforts entrepris pour la reconnaissance juridique et pour le renforcement de la sensibilisation sur les violences sexuelles au Sénégal, les dispositifs de mise à l’abri des survivantes demeurent largement insuffisants, fragmentés et inégalement répartis dans le pays. Les structures d’accueil existantes reposent majoritairement sur des logiques humanitaires ou médicales ; ainsi, les modèles de prise en charge qu’elles proposent ne problématisent que très marginalement les dimensions sociales, culturelles et politiques des processus de vulnérabilisation. Sans compter avec le fait qu’elles participent à reproduire les rapports sociaux de pouvoir inégalitaires, notamment entre les institutions et les survivantes de violences sexuelles. Cette timidité des efforts pour endiguer ces violences spécifiques ainsi que leurs désastreux effets sur la vie des adolescentes est liée aux contraintes d’un contexte social marqué par la précarité économique, la prégnance des normes patriarcales, la persistance des stéréotypes sexistes, la stigmatisation sociale et la faiblesse déjà évoquée des services publics d’accompagnement. S’y ajoute que les violences sexuelles sont assez peu étudiées et documentées scientifiquement au Sénégal. Outre des articles de presse consacrés à des viols sur des enfants (souvent traités comme des faits divers qui occupent de manière éphémère l’espace public médiatique), il y a dans le pays très peu de recherches donnant directement la parole aux adolescentes survivantes[16] de violences sexuelles. D’une certaine façon, l’accompagnement holistique de ces survivantes, en particulier leur mise à l’abri, constitue au Sénégal une sorte d’angle mort, autant dans le dispositif de prise en charge des violences sexuelles que dans les programmes de recherches scientifiques.
Dans un tel cadre, comment penser des formes alternatives, situées, inclusives et adaptées de mise à l’abri, qui répondent aux besoins urgents spécifiques de prise en charge holistique des survivantes tout en respectant leurs droits, leurs capacités d’agir et la complexité de leurs parcours ? Pour répondre à cette question, il importe, d’une part, d’écouter les premières concernées à propos de leurs trajectoires et des enjeux et défis de leur accueil dans des centres dédiés. D’autre part, il est crucial d’explorer et de valoriser les expériences, les savoirs et les savoir-faire locaux ; lesquels, en raison de leur ancrage socio-historique, se révèlent féconds de pistes d’innovations communautaires pouvant inspirer la mise en place de dispositifs de mise à l’abri repensés. C’est un tel travail, aux implications et incidences complexes, qui a constitué le cœur de l’étude monographique effectuée au centre Kullimaaroo, et dont les résultats sont exposés et discutés ici.
Il faut souligner qu’au moment où le projet de recherche a été mené, le centre Kullimaaroo était le seul centre d’hébergement fonctionnel dans la région naturelle de Casamance, et qui offrait un accompagnement tenant compte du nexus VSS/SSR, avec un dispositif permettant d’accueillir des survivantes dont la grossesse était une conséquence directe des violences sexuelles subies. Le centre était de ce point de vue un important partenaire de la recherche-action HIRA. Le choix de ce centre est également justifié par le fait qu’il se positionne comme une « organisation apprenante » dont les équipes de gestion et d’animation manifestent un intérêt soutenu pour le partage de savoirs, l’introduction de pratiques centrées sur les survivantes, la mise en réseau avec d’autres centres et organisations pertinentes, etc.
L’objectif principal de cette étude monographique a été de mettre en exergue les récits, les points de vues et les perspectives des adolescentes (résidentes ou anciennes résidentes) accueillies au centre afin de contribuer à problématiser la nécessaire (ré)invention de la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal. Leurs voix ont été accompagnées par celles de l’équipe du centre ainsi que par celles des multiples acteur·rice·s impliqué·e·s de par leur fonction, leur position sociale et/ou leur engagement communautaire. Les données recueillies ont été mobilisées et analysées pour répondre à la question principale de recherche : en quoi le « modèle » du centre Kullimaaroo peut-il inspirer la (ré)invention de la prise en charge holistique des survivantes de violences sexuelles au Sénégal, en particulier les adolescentes ? Répondre à cette question a impliqué d’explorer les questions subsidiaires suivantes :
– Comment le continuum des violences structure-t-il les récits, les représentations et les pratiques sociales autour des violences sexuelles (points de vue des premières concernées et points de vue des personnes impliquées dans leur prise en charge) ?
– En quoi les expériences (et les perspectives sur celles-ci) des adolescentes accueillies au centre Kullimaaroo éclairent-elles les enjeux et les défis de la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal ?
– Sur quels savoirs et savoir-faire se fonde la prise en charge des survivantes de violences sexuelles au centre Kullimaaroo ?
– Comment envisager la valorisation, la durabilité, la capitalisation et la reproductibilité de ces savoirs et savoir-faire ?
Posture de recherche, terrain et méthodes
Cette recherche se fonde sur une posture théorico-épistémologique que l’on peut qualifier de féministe intersectionnelle. L’intersectionnalité fait référence pour nous à un cadre d’analyse de la simultanéité (Pelak, 2007) et de l’interconnexion des identités sociales, des possibilités et des oppressions. En tant que tel, elle rend possible la visibilisation et la prise en compte de ce qui, se produisant ou se constituant aux intersections entre le genre et les autres catégories que sont la « race »[17] , la classe, l’ethnie, la langue, entre autres, contribue à faire comprendre le vécu des sujets sociaux. Sous ce rapport, l’intersectionnalité invite à ancrer les analyses dans les contextes et à tenir en importance la complexité des articulations sociales qui participent à déterminer et à structurer les réalités sociales étudiées. Ceci est particulièrement pertinent dans le cas de cette recherche lorsque l’on considère la nature socialement et politiquement complexe de la problématique à laquelle elle se dédie.
Les ouvrages Civil Wars de June Jordan (1981), Women, Race and Class d’Angela Davis (1983) et Sister Outsider d’Audre Lorde (1984), en raison de leurs profondes incidences épistémologiques, sont en général présentés comme ceux ayant « ouvert la voie de ce que l’on connaîtra plus tard sous le nom d’intersectionnalité » (Collins, 2012, p. 59). On peut leur adjoindre l’important travail d’Awa Thiam qui, avec son ouvrage La Parole aux Négresses (1978), ramène les voix des Africaines au centre des débats en explorant les questions de sexisme, de racisme, de classisme (Kane, 2021). Toutefois, on attribue la proposition du terme intersectionnalité à Kimberlé Crenshaw avec notamment son article Mapping the Margins (1991), résultat d’une recherche auprès de femmes survivantes de violences conjugales qui étaient, à l’époque, accueillies dans des refuges à Los Angeles[18].
Dans les contextes de cette recherche à Ziguinchor, la perspective féministe intersectionnelle adoptée s’est traduite et matérialisée, entre autres, dans les dynamiques horizontales créées avec les différentes personnes-ressources, la réflexivité entourant la conception et la révision des outils de collecte des données, la collaboration avec l’équipe du centre Kullimaaroo pour le recrutement des participant·e·s, le processus de collecte des données (langues utilisées, types de questions, attention accrue aux ressentis des survivantes, sensibilité aux socio-spécificités et aux différences de trajectoire des participant·e·s, etc.). En reprenant à notre compte la complexité heuristique (Collins & Bilge, 2016) de l’idée de l’imbrication des oppressions, notre démarche de recherche s’est attachée à rendre compte des expériences des adolescentes survivantes de violences sexuelles ainsi que de l’accompagnement (en termes de portée, effets, enjeux, défis, limites, durabilité, etc.) qui leur est offert. Dans cette optique, notre recherche s’est intéressée aux processus variés de marginalisation et de fragilisation sociales auxquels les adolescentes sont confrontées, mais aussi aux caractéristiques et aux logiques (incluant les croyances et les représentations) des services que leur propose le centre Kullimaaroo ; compte tenu de leurs spécificités. De la sorte, nous nous voulions soucieux de « prendre en compte toutes les autres formes composites, quotidiennes, de la domination » (Crenshaw & Bonis, 2005, p. 50) qui, à travers ses déclinaisons multiples, concourent à la vulnérabilisation des adolescentes rencontrées.
Par ailleurs, l’adoption d’une démarche intersectionnelle, en nous poussant davantage vers une perspective de recherche bottom-up, nous a permis de mieux rendre compte des perspectives des personnes premières concernées, d’une part. D’autre part, elle nous a amenés à accorder une attention soutenue aux rapports de pouvoir aussi bien entre les chercheur·se·s et les participant·e·s à l’enquête, qu’entre les femmes elles-mêmes (Corbeil & Marchand, 2007), qu’elles soient intervenantes (personnels, bénévoles du centre, etc.) ou résidentes. En outre, notre posture de recherche et le caractère diversement sensible des problématiques sociales des violences sexuelles que nous avons étudiées ont commandé l’adoption du principe « Do No Harm » afin d’encadrer la démarche éthique de notre travail, de renforcer sa pertinence (en s’appuyant notamment sur l’expertise des travailleur·se·s en première ligne) et de minimiser les effets de nos investigations sur les participant·e·s et sur leurs contextes sociaux. Ce faisant, nous avons pris en considération l’idée de « spectre des préjudices » (Mortimer et al., 2021) du fait de sa pertinence pour l’analyse des potentiels effets dommageables, individuels et collectifs causés par et dans les relations de recherche sur les terrains. Il faut enfin signaler, dans ce même registre, que le travail au centre Kullimaaroo avec les acteur·rice·s tiers s’est déroulé dans le respect des exigences en matière de collecte, d’analyse, de stockage et de traitement des données au Sénégal déterminées par le Comité national d’éthique pour la recherche en santé (CNERS)[19].
L’enquête menée sur le terrain de recherche a permis de donner la parole aux résidentes et anciennes résidentes du centre Kullimaaroo, à l’équipe de travail et aux personnes des milieux communautaires et des institutions qui y sont impliquées. En conformité aux normes de la démarche qualitative, le choix des personnes interrogées a été fait selon l’intérêt, la pertinence, la richesse de leurs expériences par rapport aux thèmes investigués et en tenant compte de la nature de leur implication (du fait de leur fonction ou de leur position sociale) dans la prise en charge des survivantes de violences sexuelles. Nous avons ainsi opté pour un échantillonnage par choix raisonné, adapté aux profils des parties prenantes à l’enquête et aux contextes de celle-ci. Au total, la recherche a réuni 19 participant·e·s, parmi lesquelles 10 survivantes : résidentes (7), anciennes résidentes (3). Les 9 autres personnes étaient 3 membres de l’équipe du centre (infirmière, assistante sociale, chargée de communication), 2 bajenu gox[20], 1 imam, 1 psychiatre, 1 chef de quartier, 1 agent de l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO). Des discussions informelles ont, en outre, mobilisé différents membres de l’entourage de certaines adolescentes. Ces discussions ont permis de renforcer la compréhension contextuelle des récits des adolescentes. Au total, 3 guides d’entretien semi-directifs ont été élaborés à l’intention des 3 catégories de participantes : les résidentes et anciennes résidentes (ainsi que leur entourage accessible), les employées du centre et les acteurs tiers impliqués dans le travail du centre. Cette dernière catégorie englobe les leaders et relais communautaires, les professionnels de la santé et d’autres structures de l’État prenant part à la prise en charge des VBG en général. À ces outils s’ajoute une grille d’observation participante qui a permis de nous informer sur les logiques de fonctionnement du centre, sur les interactions entre le centre et son écosystème, ainsi que de mieux saisir les dynamiques internes au centre.
La collecte des données a démarré avec une phase d’exploration préalable, puis d’observation d’une durée de six mois, qui ont précédé la phase de réalisation des entretiens qualitatifs. Les deux premières phases ont permis des discussions informelles avec les résidentes et les travailleuses, une participation aux activités de groupe comme les discussions animées par l’assistante sociale du centre et une sage-femme (externe), des réunions hebdomadaires d’attribution des tâches ménagères, des activités de jardinage, de couture, entre autres. Cette période d’observation était nécessaire non seulement comme partie intégrante du travail anthropologique entrepris, mais aussi pour saisir les dynamiques et les enjeux potentiels. À ce sujet, les focus group prévus avec les adolescentes survivantes ont été annulés après la participation à des discussions de groupe qui ont permis de comprendre le risque que des focus group produisent des situations de second hand trauma du fait des expériences partagées et pouvant occasionner du stress, de l’anxiété chez les participantes qui auraient été exposées aux récits d’autres survivantes[21]. De ce point de vue, choisir de ne pas faire de focus group était une façon de ne pas nuire aux personnes avec lesquelles nous avons travaillé et de demeurer en cohérence avec les principes éthiques qui ont encadré notre recherche.
Le travail de terrain effectué a, bien entendu, connu certaines difficultés inhérentes à la recherche qualitative, comme les contraintes d’accès aux contextes d’étude et à certain·e·s informateur·rice·s ou les défis de la gestion des relations enquêteur·rice·s/enquêté·e·s. Ces difficultés ont été renforcées par le caractère sensible et socialement chargé de la problématique des violences sexuelles et de leurs effets sociaux. La collecte des données sur les expériences des concernées (dans leur diversité) a exigé de se confronter à la gestion des tabous, à la peur de la stigmatisation, aux jugements stéréotypés, etc., sans compter les enjeux de la gestion permanente du risque de réactivation des peines et des douleurs (chez les survivantes en particulier). On peut ajouter à cela les considérations liées à la sécurité des personnes accueillies dans le centre visité (de même que celle des personnes qui y travaillent) et la gestion du discours institutionnel et politique sur la prise en charge des survivantes de VBG au Sénégal. Malgré tout, un effort constant de réflexivité critique vis-à-vis de nos postures et démarches, des capacités d’adaptation, une volonté de conformité à l’éthique de la recherche scientifique, de la flexibilité méthodologique, de l’empathie, de la patience, entre autres, nous ont permis de négocier les relations de recherche et d’arriver à collecter les données nécessaires aux analyses proposées dans la partie suivante qui présente et discute les résultats de la recherche.
Résultats et discussions
Cette partie montre que la mise à l’abri des adolescentes survivantes de violences sexuelles constitue un objet social complexe à penser au cœur des politiques et des dispositifs de prise en charge holistique des effets matériels et immatériels de telles violences, particulièrement dans les contextes marqués par la prégnance des normes patriarcales et un accès limité aux ressources. Basées sur un travail de croisement critique entre les récits des adolescentes concernées, les pratiques sociales et institutionnelles autour des violences sexuelles dont elles sont victimes et les enseignements issus des observations à propos des dispositifs de prise en charge existants, les analyses proposées ici mettent en lumière les problématiques sociales et structurelles de la mise à l’abri des survivantes ainsi que les réponses locales, articulées autour de dynamiques de résilience et d’action déployées par les acteur·rice·s de terrain à Ziguinchor. Les analyses montrent en quoi l’accompagnement holistique des adolescentes accueillies au centre Kullimaaroo repose sur des savoirs et des pratiques dynamiques et innovants, ancrés dans l’écosystème complexe des parties prenantes aux violences sociales et à leur prise en charge. Les résultats sont exposés et discutés de manière à permettre de mieux saisir la complexité des dynamiques d’inégalité, de pouvoir, de violence et de victimisation/re-victimisation, etc., ainsi que celle de leurs articulations dans les trajectoires de vie des adolescentes concernées. L’objectif est de mieux faire ressortir (pour les envisager de manière plus pragmatique) les enjeux et les défis de la prise en charge holistique et transformationnelle des survivantes de violences sexuelles.
Aperçu du centre Kullimaaroo
Désignant « arc en ciel » en mandingue[22], le centre Kullimaaroo a été créé en 2015 à Ziguinchor dans le sud du Sénégal par la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance (PFPC)[23]. Sa mission initiale de soutien aux femmes et aux filles affectées par le complexe conflit casamançais a progressivement évolué de la « gestion des conséquences de la guerre » (Niang, 2021, p. 130) à l’accompagnement des survivantes des violences sexuelles, lesquelles proviennent essentiellement des zones comme Sédhiou, Ziguinchor, Kolda, leurs environs et parfois au-delà. On s’est retrouvé avec « une nouvelle cible que sont de jeunes adolescentes et enfants qui se retrouvent avec une grossesse après avoir été victimes de violences sexuelles. Donc, il fallait répondre aux exigences de cette nouvelle cible et les intégrer parmi les bénéficiaires » (extrait d’entretien avec une membre de l’équipe de Kullimaaroo). Le centre Kullimaaroo permet ainsi de couvrir un besoin essentiel dans la zone en contribuant à combler le désert[24] en matière de ressources pour accompagner les femmes et les adolescentes survivantes de violences sexuelles impactant leur santé sexuelle et reproductive et leur vie sociale.
En termes de structuration, on constate que la gouvernance du centre Kullimaaroo est étroitement liée à celle de la PFPC, dont le centre constitue un des projets. Au moment de l’enquête, le conseil d’administration de la plateforme et le bureau exécutif étaient les instances responsables et de décision du centre[25]. Le conseil d’administration de la plateforme est composé de 24 personnes dont des membres de la société civile et des représentantes des organisations membres. Le bureau exécutif regroupe également plusieurs personnes, dont la présidente du conseil d’administration, la secrétaire générale, la secrétaire générale adjointe, la trésorière, la trésorière adjointe et les représentantes. La gestion opérationnelle du centre est davantage une prérogative de la commission justice et droits humains de la plateforme qui supervise et appuie l’équipe fonctionnelle.
De manière générale, le référencement au centre Kullimaaroo se fait à travers le réseau des Bajenu Gox, les dirigeantes de discussions de la plateforme, les agents de l’AEMO ou du centre de premier accueil (CPA), les structures sanitaires, les relais et leaders communautaires, etc. Au moment de cette recherche, les résidentes accueillies au centre Kullimaaroo étaient âgées de 13 à 19 ans et avaient toutes vécu des violences sexuelles (dont des viols, des attouchements et d’autres types d’agressions) à différents moments de leur vie. Pour beaucoup d’adolescentes, la première fonction d’une structure d’hébergement est de faire cesser la violence et de permettre de les extraire de la situation vécue. Ceci est d’autant plus important quand on sait que la majorité des viols rapportés lors de l’enquête sont commis par des personnes de l’entourage proche (famille, voisinage, milieu scolaire, etc.). L’hébergement au centre Kullimaaroo permet donc de mettre en sécurité les « adolescentes qui ont été victimes de viol dans le cadre familial. […] Avant que Kullimaaroo ne soit créé, on s’appuyait sur les familles pour ce type d’accueil. Avec le centre c’est beaucoup plus facile de coordonner tout ce qui est soin et suivi » (extrait d’entretien avec un professionnel de santé mentale qui travaille avec le centre). L’équipe du centre et ses partenaires offrent l’accueil, l’écoute, l’hébergement et la prise en charge médicale des survivantes de violences. Elle propose également un suivi psycho-traumatique, de l’accompagnement juridique (avec l’aide de l’Association des juristes sénégalaises [AJS] pour les majeures et de l’AEMO pour les mineures), la réintégration sociale et scolaire et des activités d’autonomisation économique. Les anciennes résidentes ont également accès aux services liés à la réintégration sociale.
Outre les activités destinées directement aux résidentes et anciennes résidentes, l’équipe du centre Kullimaaroo et ses partenaires organisent régulièrement des activités de sensibilisation sur les violences sexistes et sexuelles dans toute la région de Casamance grâce notamment à l’implication de membres de la PFPC. Il est important de noter que le centre Kullimaaroo comble des besoins de mise à l’abri particulièrement lorsque les structures institutionnelles se retrouvent limitées par des règlements internes laissant à la marge certaines catégories de survivantes. Les propos de K., qui s’est retrouvée dans une impasse du fait de son âge, sont illustratifs de cela :
Quand mon frère a appris la grossesse, il m’a dit de quitter la maison et de retourner au CPA où j'étais quand j’avais fugué il y a deux ans. Au CPA, on m’a appris que je ne pouvais plus y être accueillie puisque je suis majeure maintenant. Je ne savais plus où aller. C’est une dame qui m’a trouvée dans la rue de [mon quartier], en train de pleurer, qui m’a ramenée chez elle, elle a appelé une Bajenu Gox et c’est comme ça que j’ai atterri à Kullimaaroo. J’étais soulagée de voir une structure comme Kullimaaroo. Si le centre n’existait pas, j’aurais fini dans la rue. Je n’avais plus personne. (Extrait d’entretien avec K., 19 ans, résidente)
L’expérience de cette survivante permet de souligner l’apport du centre en ce qui concerne l’accompagnement en matière de soins prénataux et d’accouchement pour les survivantes. Les données recueillies montrent que le CPA, seule autre structure d’hébergement fonctionnelle à Ziguinchor durant la période de recherche, propose une offre de services très limitée lorsqu’il s’agit de besoins en lien avec le nexus VSS/SSR.
Nous faisons appel au centre Kullimaaroo après les trois mois au CPA. Ça nous arrive d’amener directement l’enfant au centre Kullimaaroo lorsqu’elle est enceinte de six ou sept mois. Le CPA n’est pas équipé pour les suivis de grossesse ni pour accueillir les bébés. (Extrait d’entretien avec un agent de l’AEMO)
Nonobstant son important rôle dans l’accompagnement des survivantes accueillies, on ne peut parler du centre Kullimaaroo sans évoquer les difficultés financières qui l’affectent et qui sont actuellement inhérentes à toutes les structures qui, au Sénégal, offrent un hébergement à ces survivantes, comme révélées par l’enquête cartographique évoquée plus haut. À l’instar des organisations similaires, le centre Kullimaaroo fonctionne par projet. Cela est une des conséquences de l’absence de politiques nationales (orientations fortes, stratégies et actions concrètes et pérennes) en matière d’hébergement dans le dispositif de réponses socio-institutionnelles aux violences faites aux femmes et aux filles. L’hébergement, on l’a déjà dit, constitue un angle mort, même dans un document aussi important que la Stratégie nationale pour l’équité et l’égalité de genre (SNEEG) 2016-2026, et cela malgré la reconnaissance de son importance dans le Plan d’action national de lutte contre les violences basées sur le genre et la promotion des droits humains (2015). L’absence de politiques centrées sur l’hébergement affecte globalement tout le dispositif d’accompagnement en précarisant les structures existantes et en compromettant la cohérence et l’harmonisation des services offerts[26]. C’est pour faire face à la fragilité structurelle que représente la non-prise en compte de l’hébergement dans les politiques publiques que l’équipe du centre Kullimaaroo fait preuve d’inventivité et de créativité en s’appuyant sur un vaste réseau de partenaires formels/institutionnels et informels/communautaires pour réinventer l’accompagnement holistique.
De la complexité des violences sexuelles : expériences des premières concernées
Cette section expose et analyse des données issues des expériences de violences sexuelles relatées par les premières concernées (résidentes ou anciennes résidentes du centre Kullimaaroo), leur entourage et les acteur·rice·s impliqué·e·s dans leur prise en charge. Leurs récits reflètent les attitudes et les réponses socio-familiales face aux enjeux du dévoilement des violences sexuelles, et face aux conséquences de ces violences sur les trajectoires de vie des adolescentes, ainsi que sur leur santé sexuelle et reproductive.
En effet, les témoignages des adolescentes rencontrées pendant la recherche ainsi que ceux des personnes qui les accompagnent indiquent que globalement les survivantes de violences sexuelles vivent dans une sorte de proximité familiale et sociale avec leurs agresseurs. Ces derniers ne sont en effet pas des inconnus, rencontrés au hasard, mais souvent des membres de leurs familles, des personnes de leur entourage proche, des enseignants, des maîtres coraniques, etc. Les extraits d’entretien qui suivent sont illustratifs de l’inscription générale des violences sexuelles subies dans des rapports de proximité sociale aux enjeux socio-symboliques multiples et imbriqués :
Ma mère était partie à l’hôpital avec ma tante. J’étais seule avec les enfants à la maison. Mes frères étaient sortis. J’ai fait mes devoirs dans la chambre de ma mère. Quand j’ai fini mes devoirs et éteint la bougie, mon cousin est venu dans la chambre avec un couteau menaçant de me tuer si je faisais du bruit. Il m’a déshabillée, s’est allongé sur moi et m’a violée. (Extrait d’entretien avec A., 18 ans, ancienne résidente)
J’ai été violée par le frère du mari de ma mère quand j’avais 16 ans. C’est arrivé à plusieurs reprises. Il venait dans ma chambre et menaçait de me tuer si je disais quelque chose. (Extrait d’entretien avec N., 18 ans, ancienne résidente)
J’ai été violée quand j’avais 13 ans par un cousin adulte. Je vivais avec ma tante paternelle à [une autre ville]. Je lui en ai parlé et elle m’a amenée à l’hôpital. La sage-femme a fait un test de grossesse qui était négatif. Après cela, je suis rentrée au village chez mes parents. Je ne leur ai jamais parlé du viol, je ne sais pas si ma Bajen l’avait fait. (Extrait d’entretien avec M.,16 ans, résidente)
J’ai été violée à plusieurs reprises par mon instituteur du primaire. J’avais 14 ans et j’étais en classe de CM2. Il faisait cela dans les toilettes de l’école, la salle de classe et même le dispensaire où il allait manger avec ses collègues. (Extrait d’entretien avec G., 17 ans, ancienne résidente)
Les contextes de proximité qui se révèlent à travers ces extraits sont importants à prendre en compte car ils structurent de complexes dynamiques de pouvoir entre agressées et agresseurs ; dynamiques profondément ancrées dans des enjeux matériels (dépendance économique, pédagogique, sécuritaire, etc.) et immatériels (d’ordre symbolique, culturel, psychosocial, affectif, etc.) articulés à des représentations, des logiques, des normes et des valeurs sociales. Les données recueillies montrent que les dynamiques en question s’appuient pour beaucoup sur l’usage de la force physique et sur l’intimidation (menace de mort, en particulier). Rapporté au nombre d’enquêtées, l’usage de la force physique représente dans ces contextes une singulière modalité de contrainte à la résignation. Elle semble paradoxale lorsque l’on considère le lien de confiance sociale entre les survivantes et leurs agresseurs ; mais elle peut également se comprendre par ce lien même, car la menace venant d’un proche est rendue crédible par l’accessibilité physique de la personne menacée, conséquence de la proximité sociale.
Ladite proximité impacte ainsi très sensiblement les volontés de dévoilement des violences subies, de même que les efforts de prise en charge (principalement familiale) des survivantes. Elle impacte également les décisions de recours à la mise à l’abri de ces dernières. Cela explique d’ailleurs que, dans les rares cas où elles existent, les velléités familiales de mise à l’abri des adolescentes se résument au fait d’amener les survivantes vivre ailleurs dans la famille élargie, au village par exemple. On voit bien que cela ne résout ni le problème de l’accessibilité de la survivante pour son agresseur, ni celui de l’accompagnement et de la prise en charge de la survivante. À l’évidence, la proximité sociale est problématique en ce qu’elle participe à déposséder les survivantes de leurs histoires de peines et de douleurs, mais aussi de leurs potentielles initiatives pour se relever et pour faire face à leurs agresseurs. Elle les enferme dans les logiques oppressives d’environnements sociaux qui, en privilégiant l’ordre familial et communautaire, protègent les agresseurs et étouffent les tentatives de dévoilement des agressions qui sont vues comme des menaces sur l’intégrité morale, l’honorabilité, la réputation et la respectabilité des familles et du collectif social, ainsi que sur la préservation des hiérarchies établies, etc. Dans certains cas, les concernées et leur entourage cherchent tout bonnement à éviter la lourdeur des procédures judiciaires, souvent étrangères à leurs vécus ordinaires et qu’ils perçoivent comme étant compliquées, longues, déshonorantes et socialement stigmatisantes.
Les données recueillies mettent en effet en évidence ce qui apparaît comme une contradiction entre les profondes et manifestes conséquences négatives des violences sexuelles subies et la « volonté » de l’entourage proche des survivantes et de ces dernières elles-mêmes de ne pas dévoiler publiquement les actes, et donc de ne pas dénoncer leurs auteurs, notamment auprès de la justice. Pour comprendre cet état de fait, somme toute récurrent dans beaucoup de contextes en Afrique subsaharienne, il importe de prendre au sérieux les enjeux symboliques et matériels de la proximité sociale entre les survivantes et leurs agresseurs et, ce faisant, d’envisager le non-dévoilement des violences sexuelles comme un construit social structuré autour de normes, de valeurs socio-religieuses, de rapports de pouvoir, entre autres. Le non-dévoilement des violences sexuelles est une réalité sociale complexe, déterminée par des facteurs de différents ordres qui, dans le cas de la plupart des survivantes concernées par cette recherche, se combinent et se renforcent.
En général, les facteurs socio-culturels agissent en première instance en conditionnant une certaine culture de la culpabilité, de la honte et du silence. Les adolescentes avec lesquelles nous avons travaillé sont issues de contextes sociaux où le sexe et tout ce qui s’y rapporte, en particulier les violences sexuelles, sont frappés de tabous (aux justifications différentes d’ailleurs) contribuant à les effacer du visible et de l’audible public. Ces tabous se fondent sur une certaine idée de la dignité personnelle et de l’honorabilité des familles ; ce qui contraint les survivantes au secret, lequel est envisagé comme une stratégie d’évitement de la honte qui naîtrait de l’inévitable jugement social. Cette stratégie du secret est reproduite et renforcée par les stéréotypes de genre et les croyances patriarcales. Elle trouve ses fondements dans les idéologies et les logiques de la socialisation qui assignent aux femmes et aux filles la tâche de la préservation et de la transmission de l’honorabilité des familles, notamment en leur inculquant que leur valeur sociale (finalement leur identité sociale désirable) repose sur leur « pureté » et leur réputation. Dans ces conditions, dévoiler les abus oblige à assumer publiquement de n’être plus totalement « pure » ; autrement dit, à assumer de porter et de manifester les stigmates des failles dans l’honorabilité de sa famille, de son groupe social. Dès lors, cacher les abus subis se révèle être bien plus qu’une simple pratique néfaste visiblement illogique. Il s’agit éminemment d’actualisation de modalités sociales de rapport au collectif, de mise en exécution de schèmes d’ancrage social. C’est une véritable « pratique sociale » (Shove & Pantzar, 2012) qui agit comme un des principes organisateurs déterminants de l’expérience sociale de douleur et de souffrance des survivantes.
Dans ce qu’il convient de nommer les dynamiques sociales de « silenciation » des survivantes de violences sexuelles, les facteurs socio-culturels ci-évoqués sont consolidés par des facteurs économiques, psychologiques et institutionnels qui vulnérabilisent les premières concernées en produisant un contexte général de nëpp nëppël (Sall et al., 2024). Ce dernier s’apparente au concept « d’étouffement testimonial » (testimonial smothering) habituellement associé aux pratiques de « silenciation » (Dotson, 2011 ; St-Denis, 2024). Dans les contextes étudiés ici, le nëpp nëppël renvoie à l’imposition explicite ou implicite du silence, ainsi qu’à l’affaiblissement du sentiment de légitimité des survivantes, des témoins ou des familles à dénoncer les violences, notamment en banalisant les faits et en rejetant la faute sur la survivante (victim blaming) ; usant pour cela des ressorts d’un cadre normatif sexiste. Dans ces conditions, les adolescentes et/ou leur famille et entourage jugent le dévoilement comme « risqué[27] et dangereux » (Dotson, 2011), particulièrement dans leurs contextes d’asymétrie de pouvoirs et de ressources vis-à-vis des agresseurs. C’est pourquoi survivantes et entourage finissent par intégrer les violences comme une fatalité qui participe à la normalité de la vie sociale vue comme une histoire d’épreuves à vivre dans une sorte de digne résignation.
S’y ajoute que certaines survivantes interviewées ont fait remarquer qu’elles se voient souvent accusées d’affabulation ou d’exagération ; ce qui contribue à décrédibiliser leur parole et à les dissuader de dévoiler les abus subis. Ces situations sont aggravées par les pesanteurs patriarcales des institutions comme les services de police, de justice et/ou de santé disponibles dans leurs contextes. Conséquence de l’incorporation des évidences patriarcales, ces services se montrent institutionnellement peu sensibles, parfois aveugles, aux spécificités plurielles des violences sexuelles. Dès lors, la non-problématisation des modalités d’accueil, de sécurisation et de prise en charge des survivantes, surtout lorsqu’il s’agit d’adolescentes, influence le fait que ces dernières ne se tournent pas systématiquement vers lesdits services. Par ailleurs, quand des faits sont dénoncés, les survivantes sont exposées à des procédures judiciaires standardisées qui ne prennent pas toujours en compte les enjeux socio-spécifiques des violences subies. Cela occasionne des peines en plus, sans compter l’amplification de la stigmatisation et de l’isolement social ; avoir affaire à la justice (quel que soit le motif) n’étant pas toujours bien vu dans les contextes sociaux sénégalais.
La contrainte liée au non-dévoilement des violences sexuelles maintient l’impunité des agresseurs et prive les survivantes de la possibilité d’avoir un accompagnement adéquat et holistique. Dans certains cas, elles sont totalement exclues de la décision de non-judiciarisation des violences subies considérées, qu’elles peuvent être, comme des objets de la mécanique de reproduction sociale. C’est le cas, entre autres adolescentes, de A. qui a accouché quelques jours avant l’entretien qu’elle nous a accordé. Elle révèle : « Je suis venue à Kullimaaroo parce que j’étais enceinte. Un cousin m’a violée. Ma mère voulait porter plainte contre lui, mais ma grand-mère lui a demandé de ne pas le faire. » (Extrait d’entretien avec A., 15 ans, résidente.) Cette sorte de réticence sociale à considérer les survivantes comme sujets de leur vie indique qu’il importe de prendre en compte les effets de la marginalisation des voix des adolescentes ; marginalisation à penser à l’intersection du jeune âge, du manque d’autonomie (économique et sociale) et du manque de pouvoir qui caractérisent celles mises à l’abri dans le centre Kullimaaroo au moment de cette recherche.
Les analyses faites des réactions familiales, ainsi que de celles de l’entourage social des adolescentes, vis-à-vis du dévoilement des violences sexuelles traduisent un certain assujettissement aux dynamiques profondes qu’impose ce qui apparaît comme une « culture du viol » (Renard, 2018). Tout comme le non-dévoilement des violences et la non-dénonciation des agresseurs, la culture du viol est socialement construite. Des expériences des survivantes avec lesquelles nous avons travaillé, l’on peut comprendre que cette « culture du viol » se fonde sur les ressorts systémiques de l’institutionnalisation de rapports sociaux de genre inégalitaires propre aux contextes patriarcaux. Ces ressorts sont, entre autres, la banalisation (compréhension, justification et occultation) des violences sexuelles, le victim blaming et l’impunité des agresseurs. Ils sont articulés et agissent de manière systémique, fonctionnant bien au-delà des penchants, privilèges, désavantages, croyances ou discours individuels, et confirmant, en cela, Noémie Renard qui soulignait dans une entrevue de 2019 que « les violences sexuelles naissent du fonctionnement de la société [patriarcale], de la façon dont la société [patriarcale] est structurée[28] ».
La banalisation des violences sexuelles qui affectent les adolescentes que nous avons interviewées et la mise en doute de leur parole sont ancrées dans des construits sociaux qui normalisent la domination masculine. Ces construits font, d’une certaine façon, procéder les violences sexuelles subies de la conformation attendue aux normes sociales de virilité et de masculinité ; laquelle demeure uniquement pensée en référence aux standards et critères de la « masculinité hégémonique » (Connell, 2024). Dès lors, se mettent en place des dynamiques de tolérance sociale des abus sexuels dont l’implicite graduation socialement conçue[29] conduit à un effet explicite de dilution de la perception collective de la gravité.
Cette tolérance sociale est renforcée par le victim blaming, mécanisme social qui produit la déresponsabilisation des agresseurs et la culpabilisation des survivantes. Le principe de fonctionnement de ce singulier mécanisme est simple : l’habillement, le comportement, la présence dans un lieu donné des adolescentes, etc. sont mobilisés comme des « excuses de provocation » suffisamment fortes pour justifier les violences sexuelles, souvent au nom des normes masculinistes hégémoniques. D’une certaine manière, ces éléments semblent faire vivre aux agresseurs des épreuves de virilisation et des rites de masculinisation ; autrement dit, ils les mettent face à des rites patriarcaux d’ancrage social. C’est ce qui explique, peut-être, que la mise en œuvre du victim blaming transcende les survivantes elles-mêmes. L’opprobre est aussi jeté sur les mères, et par extension sur les familles, dont les filles ont été sexuellement agressées. On leur reproche d’avoir failli à leur rôle de protectrices ou encore de n’avoir pas transmis les « bonnes » valeurs sociales. On le lit assez nettement dans les propos de cette survivante : « Ma mère, qui était la seule personne à me croire quand j’ai dit que le violeur était le frère de son mari, a été répudiée. Son mari a prétexté que séen wërsëk yi andu ñu[30]. » (Extrait d’entretien avec N., 18 ans, ancienne résidente.) Ici, très clairement, la perpétuation de l’agression sexuelle est dissociée de la volonté criminelle de son auteur.
La banalisation des violences sexuelles et la culpabilisation des victimes conduisent à l’impunité des agresseurs et à la re-victimisation des agressées. Selon les expériences des adolescentes du centre Kullimaaroo, l’impunité en question peut, d’une part, être de fait, dans le cas notamment où les violences ne sont pas dévoilées ou lorsque l’agresseur et son entourage se contentent de nier les faits qui sont reprochés, étouffant ainsi toute tentative de dévoilement. D’autre part, cette impunité peut être la conséquence de la fuite temporaire des agresseurs ; que cette fuite soit volontaire ou organisée (comme c’est souvent le cas). On le perçoit bien dans cet extrait : « Mon père a essayé de confronter le cousin qui m’a violée. Il a tout nié. Son père aussi. Après, il s’est enfui. Il n’y a pas eu de plainte. Mon enfant n’a même pas encore d’extrait de naissance. » (Extrait d’entretien avec A., 18 ans, ancienne résidente.) Les entretiens avec le personnel du centre confirment qu’il n’est en effet pas rare que les agresseurs prennent la fuite, seuls ou avec l’aide de membres de leur famille. En plus des effets du nëpp nëppël évoqué plus haut, les facilités de fuite peuvent être rapportées à la situation géographique de la Casamance, frontalière d’avec la Gambie et les deux Guinées. Une telle mise en rapport est d’ailleurs très pertinente si on en croit les recherches de Mbacké Leye et al. (2014), qui documentent l’impact négatif sur l’aboutissement des procédures judiciaires de la fuite des auteurs de violences sexuelles vers les pays cités.
It Takes a Village! L’accompagnement holistique comme socio-système
Les expériences partagées par les participantes à nos enquêtes cadrent, pour beaucoup, avec le continuum des violences (Kelly, 2019). Dans les récits des adolescentes, en particulier les attouchements, les harcèlements, les viols et le victim blaming s’analysent comme partie intégrante d’un système de continuité qui traverse et transcende leurs expériences actuelles de violences sexuelles. Chez certaines participantes, ce continuum s’exprime par l’environnement et les dynamiques patriarcales qui structurent les liens sociaux (notamment dans le cas des liens amoureux). C’est ce que l’on peut lire à travers les extraits qui suivent et qui révèlent un ensemble de stratégies mises en place par les adolescentes pour éviter une relation sexuelle non consentie :
Même quand je refusais, il me forçait. Pour éviter cela, je prétextais un mal de tête quand il me demandait de passer chez lui et que je n’avais pas envie de coucher. C’est seulement maintenant que j’ai compris que c’était des viols… (Extrait d’entretien avec K. 19 ans, résidente)
Quand je lui disais que je ne voulais pas, il se fâchait et me reprochait de « me refuser à lui ». Finalement, quand je ne voulais pas, je lui disais juste que j’avais mes règles ou que je devais faire des tâches ménagères à la maison et j’évitais d’aller chez lui. Je n’avais pas peur de lui, je voulais juste éviter les problèmes. (Extrait d’entretien avec H. 18 ans, résidente)
À l’évidence, ces négociations (Tabet, 2004 ; Deschamps 2020) autour et ces attentes vis-à-vis du corps de l’autre et l’idée de dette sexuelle qu’elles charrient doivent être pensées à l’aune de l’asymétrie des rapports sociaux de sexe et de l’appropriation masculine du corps des femmes[31] qui en découlent. Cela réaffirme assez nettement qu’on ne peut pas aborder scientifiquement la problématique des violences sexuelles sans discuter la construction sociale de la masculinité et de la féminité, ainsi que les effets de la socialisation différenciée selon le genre, laquelle est porteuse, à plusieurs égards, de privilèges et d’oppressions.
En matière d’accompagnement des survivantes de violences sexuelles, la démarche de prise en charge holistique est, en général, vue comme la plus souhaitable. Elle repose sur un suivi global, intégré et, surtout, centré sur les survivantes qui sont considérées comme étant affectées, dans leur globalité : les dimensions individuelles (santé mentale et psychique, intégrité physique, etc.) et les dimensions d’ancrage social (ressources, rapports de pouvoir, sécurité, croyances, représentations, etc.) comprises, par leurs expériences de violence sexuelle. Dans cette perspective, la prise en charge holistique repose sur des logiques de partenariats multi-acteurs et intersectoriels permettant de faire travailler les parties prenantes en réseau avec comme objectif d’éviter des ruptures dans le parcours d’accompagnement et l’exposition possible des adolescentes à des situations susceptibles de les re-victimiser.
Au centre Kullimaaroo, le modèle d’accompagnement des survivantes visé est celui du One stop center ; un type de structure dans lequel tous les volets d’un accompagnement holistique des survivantes de violences sexuelles sont rendus disponibles au sein du même site. D’après nos enquêtées, un tel modèle prend en charge de manière plus impactante les défis matériels et immatériels de la mise à l’abri des adolescentes. Toutefois, malgré la volonté holistique des responsables interrogées, tous les services ne sont pas offerts dans le centre. En effet, « l’offre de services est calée sur les moyens dont nous disposons. On n’a pas tout à l’interne. On est obligé d’aller vers d’autres structures, de travailler avec des ressources humaines externes pour pouvoir apporter toute l’aide nécessaire à nos pensionnaires. » (Extrait d’entretien avec une membre de l’équipe de Kullimaaroo). S’y ajoute que le centre ne dispose que d’une petite équipe accompagnante composée d’une sage-femme, d’une assistante sociale et de monitrices[32].
Ces difficultés, ainsi que la complexité (sur les plans psychologique, social, physique, médical, etc.) des situations sociales des adolescentes accueillies et de l’accompagnement qui doit leur être fourni, expliquent l’importance pour l’équipe du centre Kullimaaroo de s’appuyer sur un vaste et solide réseau de partenaires institutionnels et communautaires. À ce sujet, les données recueillies sur le terrain permettent de dire que les synergies construites à travers l’implication collective et diversifiée des partenaires forment un véritable socio-système dynamique autour de la mise à l’abri des survivantes (résidentes comme ex-résidentes) accompagnées par le centre. La notion de socio-système permet ici, d’une part, d’exprimer les logiques d’interdépendance qui traversent et structurent les multiples « champs[33] » mobilisés par l’accompagnement des survivantes dans le centre : les adolescentes elles-mêmes (dans leur globalité), le centre et ses offres de service disponibles, les organisations tierces (organisations de la société civile, organisations communautaires de la base, etc.), les institutions médicales et judiciaires, les réseaux communautaires, les croyances, les représentations et normes sociales, les politiques publiques, entre autres. D’autre part, cette notion permet d’expliciter comment l’enchâssement des pratiques sociales issues des différents « champs » identifiés fait émerger des savoirs et des savoir-faire qui bâtissent des réponses holistiques, socialement ancrées et grandement impactantes dans l’accompagnement des adolescentes qui résident à Kullimaaroo.
L’implication de partenaires diversifiés, (institutionnels ou non, formels et informels, endogènes et exogènes, etc.) dans le parcours de mise à l’abri des survivantes accueillies au centre Kullimaaroo, permet très nettement d’atténuer les effets néfastes de la pénurie de ressources humaines et matérielles. L’exemple de la prise en charge psychologique est intéressant à relever à ce sujet. Ici, l’hôpital est un partenaire stratégique important. L’engagement du psychiatre permet de proposer un service qui autrement ne serait pas disponible au sein du centre. Ceci est d’autant plus important quand on sait que le suivi psychologique est un élément primordial de l’accompagnement des survivantes en raison de l’impact des violences sexuelles sur la santé mentale. Mais les besoins en la matière dépassent les possibilités offertes par l’hôpital où les soignants, en dépit de leur volonté manifeste, ne peuvent organiser que quelques journées de consultation par trimestre.
Nous avons [ainsi] l’occasion de donner la parole aux victimes. Le travail que nous faisons est l’aide à la verbalisation… Nous offrons aussi un soutien psychologique pour les aider à vivre avec le souvenir qu’elles vont devoir continuer à porter. (Extrait d’entretien avec un professionnel de santé mentale qui travaille avec le centre)
Or, le besoin de davantage de ressources, particulièrement de ressources internes, pour le suivi psychologique est fortement exprimé par les membres de l’équipe du centre et par les survivantes qui, à défaut de séances rapprochées de thérapie, disent se tourner vers l’assistante sociale quand elles ressentent le besoin de se confier. Celle-ci mobilise alors un registre de savoirs et de savoir-faire « non certifiés professionnellement », mais qui s’avèrent adaptés à l’écoute active des survivantes qui la sollicitent.
De manière générale, outre les membres de l’équipe du centre et les professionnels institutionnels, les partenaires communautaires engagés dans la mise à l’abri des adolescentes sont très actifs dans la sensibilisation de personnes référentes dans les communautés et se chargent de la mise en lien entre les survivantes, leurs familles et le centre Kullimaaroo. Il s’agit des bajenu gox, des imams, des chefs de quartier, des dirigeantes de discussions, etc. Pour ce qui les concerne, les dirigeantes de discussions sont au cœur du dispositif. En effet :
Elles mènent des activités de sensibilisation au niveau communautaire et facilitent des prises en charge individuelles. Elles font de l’accompagnement, prennent en charge le cas jusqu’à la limite de leurs possibilités. Elles ont été identifiées et formées par la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance sur la prise en charge des violences, l’écoute active et les procédures standards opérationnelles pour pouvoir venir en appui à toute victime identifiée dans leur localité. Ces femmes […] traitent ces cas en milieu communautaire, et si ça requiert un hébergement elles nous la réfèrent directement à Kullimaaroo. (Extrait d’entretien avec un membre de l’équipe de Kullimaaroo)
Il ressort des données recueillies que les dirigeantes de discussion constituent une sorte de première ligne d’intervention en cas de violence. D’où la pertinence de leur présence en milieu rural pour atténuer les contraintes liées à l’accessibilité des ressources de mise à l’abri. Leur rôle dans la chaîne de prise en charge, quoique non institutionnel, est reconnu et valorisé non seulement socialement, mais aussi et surtout par les structures institutionnelles qui font régulièrement appel à elles. Dans certains cas en effet, quand la police, l’AEMO, le préfet ou le sous-préfet sont au fait d’une situation de violence sexuelle, ils les appellent directement pour qu’elles interviennent, selon les membres de l’équipe de Kullimaaroo.
Les bajenu gox sont également très actives dans le référencement des survivantes vers le centre. Elles s’appuient sur la densité de leurs réseaux sociaux pour se tenir informées des situations de violence ainsi que sur les privilèges sociaux que leur confère le statut de bajen pour agir. Comme les dirigeantes de discussion, elles agissent au début de la chaîne de mise à l’abri. Mais, en plus, elles poursuivent leurs actions au sein du centre, en participant aux différentes activités, ou en proposant de l’hébergement plus ou moins temporaire (souvent dans leurs foyers), lorsque les places manquent dans le centre ou lorsque la situation l’exige. Elles plaident presque toutes pour l’amélioration des capacités du centre, ce qui permettra d’offrir des services à un plus grand nombre de survivantes, de diversifier les possibilités actuelles et de réduire la pression sur les partenaires bénévoles.
Le centre Kullimaaroo est un centre qu’on doit renforcer, qu’on doit agrandir. Construire d’autres bâtiments pour accueillir beaucoup plus de monde. On connaît son utilité nous qui sommes en contact direct avec les communautés, qui connaissons ses maux. (Extrait d’entretien avec une bajenu gox).
Dans l’écosystème du centre, l’on retrouve aussi des hommes (chefs de quartiers et imams notamment) qui, par leur statut dans leurs communautés et leur posture d’ouverture, réussissent à apporter du soutien au centre en renforçant la visibilisation de ses actions et sa légitimation. C’est le cas de ce leader dont les propos suivants sont révélateurs de la nature de leur implication dans le parcours de mise à l’abri des survivantes.
J’oriente des gens là-bas. Je suis un haut responsable dans le comité des 35 chefs de quartiers de la commune de Ziguinchor, donc parfois si ces derniers, ou même des autorités, ont des cas de violence, ils font appel à moi. S’il y a un cas, je l’oriente là-bas. (Extrait d’entretien avec un chef de quartier)
Quant à l’imam D., un leader religieux très actif au sein et en dehors du centre, il contribue substantiellement à la vulgarisation des valeurs religieuses islamiques qui promeuvent un traitement plus égalitaire entre les sexes, ainsi que la proscription des violences à l’égard des femmes. Un élément rare qui rend remarquable son engagement contre lesdites violences est le fait qu’il fait partie des hommes qui, à Ziguinchor, participent aux mobilisations en faveur de l’avortement médicalisé, notamment en cas de viol et/ou d’inceste. Son implication semble trouver une certaine explication dans le travail que mène la PFCP en matière de formation et de mobilisation des hommes dans les luttes contre les violences sexistes dans la zone.
Du fait de leurs ancrages communautaires, de leurs statuts et des types de reconnaissance sociale qui fondent leur légitimité, les bajenu gox, les dirigeantes de discussion, les imams et les chefs de quartier engagés dans les parcours de mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles jouent un rôle crucial dans la réduction de la stigmatisation sociale qui peut péjorer l’action du centre Kullimaaroo et accentuer la vulnérabilisation de ses résidentes. La synergie entre ces acteurs, les membres de l’équipe du centre et les acteurs institutionnels (AEMO, hôpital, police, justice, etc.) permet au centre Kullimaaroo d’offrir aux adolescentes survivantes un accompagnement sécurisant, socialement adapté et susceptible d’avoir des effets transformateurs dans la suite de leur parcours de vie. C’est cela qui permet d’affirmer que le socio-système à l’œuvre ici est centré sur la re-socialisation des adolescentes survivantes ; une finalité vue, dans une perspective systémique, comme une continuité de l’accompagnement intra-muros et qui reste attentive aux dimensions politiques et représentationnelles de la dé-socialisation occasionnée par les expériences de violences sexuelles et par leurs différentes incidences (grossesse précoce, exclusion sociale, maladie, scolarisation, vulnérabilisation économique, entre autres).
Dans des conditions marquées par de fortes contraintes de disponibilité des ressources économiques, les activités de re-socialisation proposées par le centre Kullimaaroo comprennent le retour au parcours scolaire (pour les adolescentes qui étaient scolarisées), la formation professionnelle pour les autres et la sensibilisation autour des enjeux de droits et de SSR. En interrogeant les anciennes résidentes et en observant leurs activités socio-économiques, l’on perçoit clairement les effets de la volonté de continuité de la mise à l’abri par l’accompagnement extra-muros à la re-socialisation à travers des activités d’autonomisation économique. L’analyse de nos données enseigne que cet accompagnement produit un effet significatif dans le processus d’empouvoirement des survivantes. Ceci est d’autant plus important quand on sait que la précarité financière est souvent un facteur qui oblige les mères à garder le contact avec les auteurs des violences qu’elles ont subies[34], ou encore à envisager l’arrêt des démarches de judiciarisation éventuellement entreprises. C’est ce qui amène cette ancienne résidente à confier au sujet de son agresseur : « Je voudrais qu’on le relâche. Je voudrais qu’il soit là pour s’occuper de son enfant. Personne ne s’occupe de son enfant. Sa famille ne nous aide pas. Je veux lui pardonner. » (Extrait d’entretien avec N., 18 ans, ex-résidente.) Au-delà du questionnement sur la judiciarisation qu’ils soulèvent, les propos de cette survivante traduisent un certain désarroi lié à l’expérience de la solitude dans la gestion de la parentalité, malgré l’appui du centre Kullimaaroo.
Par ailleurs, il faut mentionner que les résultats de notre recherche nous suggèrent qu’il est important de consacrer des analyses substantielles et des politiques effectives au problème de l’absence d’hébergement de re-socialisation pour les survivantes pour qui, après le séjour au centre, le retour en famille n’est plus une possibilité. En effet, la famille n’est plus nécessairement un lieu de sécurité pour celles qui ont vécu des incestes et qui se retrouvent exclues. Une politique d’accompagnement devra nécessairement prendre en compte ce besoin, même si le discours social normatif impose encore l’idée que le mieux pour les survivantes (parce qu’elles sont encore des enfants) est toujours le retour dans le cadre familial.
Conclusion
Au Sénégal, le manque de structures étatiques de mise à l’abri offrant une prise en charge holistique des survivantes de violences sexuelles est criard alors même que ces types de violence y sont, comme un peu partout dans le monde, endémiques. Cette situation contribue à aggraver les effets de ces violences sur la santé physique et mentale des survivantes, de même que sur les enjeux collectifs de santé. Cette étude montre que, pour ce qui concerne les adolescentes survivantes, ce manque est encore plus préoccupant à cause des profonds impacts globaux occasionnés par les violences subies, de leur capacité d’agir limitée (résultat de l’intersection de leurs jeunes âges, leurs statuts sociaux, leurs ressources limitées, voire inexistantes, etc.), et de la place qui leur est assignée dans une société patriarcale et adulto-centrée qui minore les voix des jeunes femmes. Malgré l’urgence, l’existant, en termes institutionnels et de politiques pour faire face aux violences sexuelles et sexistes ainsi qu’à leurs effets sur les adolescentes, est largement insuffisant et les initiatives les plus impactantes émergent des dynamiques communautaires locales dont elles dépendent pour durer.
Considérant que pour la catégorie particulière des adolescentes survivantes de violences sexistes et sexuelles, un accompagnement holistique organisé autour d’une politique effective de mise à l’abri est crucial, cette recherche s’est donné pour objectif principal d’en problématiser les enjeux, défis, piliers, entre autres. Pour ce faire, elle a mis, d’une part, en exergue les points de vue des premières concernées, ainsi que leurs perspectives sur leurs expériences de violences et sur les réponses qui leur sont accessibles. D’autre part, elle a explicité et analysé les logiques et les dynamiques de mise à l’abri proposées par le centre Kullimaaroo afin d’en tirer des pistes pour penser les contours d’une prise en charge holistique, socialement ancrée.
Au terme de l’analyse des données recueillies, plusieurs éléments peuvent être retenus. Ils portent tous des implications théoriques et pratiques en ce qui concerne les problématiques de la mise à l’abri des survivantes de violences sexistes et sexuelles au Sénégal. Premièrement, les données mettent en évidence l’importance sociétale du centre Kullimaaroo. Bien que d’abord initié pour accompagner les femmes affectées par les effets du conflit casamançais, le centre s’est désormais installé comme une réponse endogène et ancrée aux besoins de prise en charge holistique des survivantes de violences sexuelles et sexistes, alors que l’essentiel de ces besoins, prioritairement la mise à l’abri des adolescentes survivantes, sont longtemps restés comme une sorte d’angle mort des politiques publiques nationales de lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles. En cela, le centre est largement crédité de multiples impacts positifs sur les résidentes ainsi que dans son écosystème.
La reconnaissance des impacts positifs du centre Kullimaaroo tient pour beaucoup aux articulations qui y sont faites entre les savoirs et savoir-faire professionnels (mobilisant des assistantes sociales, des sages-femmes, des gynécologues, des monitrices, des psychiatres, des psychologues, etc.) et les savoirs et savoir-faire issus de compétences, connaissances et pratiques communautaires portées prioritairement par des femmes comme les bajenu gox. Cette reconnaissance se comprend aussi en raison de l’attention accrue donnée à la parole des survivantes et de l’ouverture du centre à l’implication, à différents niveaux, d’acteurs tiers comme les membres des structures institutionnelles, les leaders communautaires, les membres des organisations communautaires de la base et des organisations de la société civile, etc. Toutefois, comme le montre l’analyse des données collectées, le centre est confronté à de multiples difficultés, lesquelles sont amplifiées par la non-prise en compte effective et pragmatique de la question de l’hébergement et de la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles dans les politiques publiques nationales.
Deuxièmement, les données collectées ont permis de relever d’importantes leçons théoriques et pratiques à partir des expériences de violences sexuelles partagées par les premières concernées (résidentes ou anciennes résidentes du centre Kullimaaroo) et des récits des personnes (entourage et écosystèmes de PEC) impliqué·e·s dans leurs parcours. D’abord, elles permettent de constater la proximité sociale entre les survivantes et leurs agresseurs. Ces derniers sont en général des membres de l’entourage familial, social, éducatif, etc., des adolescentes. Ces conditions de vie collective structurent des situations lourdes d’enjeux et de défis, relativement à la production et la reproduction des violences sexuelles. Ensuite, les enquêtes ont permis de comprendre en quoi cette proximité sociale est un des déterminants forts des dynamiques de « silenciation » des survivantes qui finissent par intégrer le non-dévoilement des faits subis comme une pratique sociale, structurée autour de valeurs, de normes et de règles de conduite. On voit d’ailleurs que dans les conditions de proximité sociale telles que décrites dans le travail, le dévoilement ou non des violences sexuelles subies cesse tout bonnement d’être une affaire individuelle pour devenir une affaire collective (généralement familiale) ; les survivantes se trouvant dépossédées de leurs histoires et de leurs expériences. Puis, les analyses faites des logiques sociales et des modalités pratiques de « silenciation » des survivantes ont montré en quoi elles construisent l’impunité des agresseurs dont les crimes sont banalisés et étouffés par assujettissement aux exigences d’un projet de société patriarcal, sexiste et sexuellement violent : une certaine « culture du viol ». Enfin, les données ont mis en lumière le processus de production sociale du continuum des violences sexuelles dont il importe de prendre sérieusement en compte les effets structurants, lorsqu’il s’agit d’offrir un accompagnement holistique aux survivantes.
Troisièmement et en dernière instance, fortes des leçons qui à partir des expériences des survivantes illustrent les conditions de production et reproduction sociales des violences sexuelles, les analyses problématisent les dynamiques de mise à l’abri du centre Kullimaaroo comme participant d’un socio-système qui intègre la complexité des violences (logiques, mécanismes, parties prenantes, etc.) et celle de leurs effets sur les survivantes et sur leurs entourages. Parce que structurée par et dans un tel socio-système, la mise à l’abri des adolescentes (résidentes comme ex-résidentes) accompagnées par le centre se construit de manière holistique et socialement ancrée. Elle se fonde d’une part sur la valorisation des liens d’interdépendance qui unissent les parties prenantes (volontaires ou non) aux expériences de violences sexuelles et, d’autre part, sur les savoirs et les savoir-faire émergeant de l’enchâssement des pratiques sociales et/ou socio-institutionnelles des acteurs (locaux ou exogènes, professionnels ou non, etc.) qui travaillent à la lutte contre les violences et leurs conséquences globales sur les survivantes.
Cependant, les résultats de cette recherche, quoique intéressants, n’épuisent pas la problématique de la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal, en particulier les adolescentes. La recherche a démontré la nécessité de documenter les enjeux et les défis de l’harmonisation des approches (humanistes, féministes, centrées sur les survivantes, sur les droits, sur la justice sociale, réparatrices, transformatrices, etc.) de prise en charge des survivantes de violences sexuelles proposées dans les structures d’hébergement, lorsqu’elles existent. Cela est d’autant plus nécessaire qu’on sait que l’inexistence de politiques publiques fortes en la matière et de balises claires pour leur mise en œuvre contribue à générer des interventions non contrôlées et parfois contre-productives pour les survivantes. En effet, on a bien vu, avec l’exemple étudié, que ce sont en général les organisations communautaires qui définissent leurs façons de faire en tenant compte des besoins et de leurs possibilités. Pourtant, la clarification et la définition partagées des approches demeurent un pan important du travail d’accompagnement des survivantes. Elles permettent une analyse de la cohérence entre les besoins de ces dernières et les services proposés, tout en renforçant la redevabilité des structures d’hébergement. Cette dimension de la problématique de la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles offre des pistes de recherche stimulantes. Elles pourraient critiquer et renforcer les résultats exposés et discutés ici afin de contribuer à modéliser, à partir de l’expérience du centre Kullimaaroo, un référentiel de prise en charge holistique.
En effet, la construction d’un tel référentiel qui exploite et valorise les savoirs et savoir-faire locaux en matière d’accompagnement des survivantes est, aujourd’hui plus que par le passé, une exigence de premier ordre. Elle s’impose comme un pas crucial pour espérer des avancées significatives ayant des impacts socialement pertinents dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Son adoption collective (pouvoirs publics, communautés et acteurs tiers) et sa promotion seront de puissants leviers pour ringardiser les violences sexuelles au nom d’une commune détermination à bâtir une société plus juste. Cela se fera sans doute en mobilisant sérieusement les perspectives féministes et en (re)centrant les expériences des survivantes ; lesquelles s’avèrent nécessaires pour produire des analyses novatrices et pertinentes susceptibles d’engendrer des politiques et des réponses sociales transformationnelles qui opèrent au-delà du statu quo qu’impose le système patriarcal.
Notes
[1] L’intitulé complet du projet HIRA est : « Informer, accueillir, héberger et re-socialiser : les défis sociaux et politiques de la prise en charge de la santé de la reproduction des adolescentes victimes de violences sexistes au Sénégal ». Pour plus d’informations : https://www.hira-africa.org/projet
[2] https://laspad.org/wp-content/uploads/2023/04/HIRA.22-Rapport-PRATIQUES.pdf
[3] https://laspad.org/wp-content/uploads/2023/04/HIRA.22-Notes-de-politique-CARTO.pdf
[4] https://laspad.org/wp-content/uploads/2023/04/HIRA.22-Rapport-ADOLESCENTES.pdf
[5]https://idl-bnc-idrc.dspacedirect.org/server/api/core/bitstreams/fe0d38df-2243-4fdc-8bc6-8eb66461ed42/content
[6] « Cette violence prend des formes diverses, comme les actes […] qui peuvent provoquer ou entraîner un préjudice ou une souffrance de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique aux femmes, voire leur mort, les menaces de telles actions, le harcèlement, la contrainte et la privation arbitraire de liberté. » (CEDAW, 2017, p. 6)
[7] Notre traduction : « tout acte sexuel, toute tentative d'obtenir un acte sexuel ou tout autre acte dirigé contre la sexualité d'une personne en utilisant la contrainte, par toute personne quelle que soit sa relation avec la victime, dans n'importe quel contexte… »
[8] Au Sénégal, l’article 320 du Code pénal définit le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ».
[9] Cette qualification est inspirée de la terminologie onusienne à propos des cibles de l’objectif de développement durable (ODD) 5 : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/gender-equality/
[10] Les termes « prise en charge » et « accompagnement » sont utilisés de façon interchangeable dans le texte parce que les parties prenantes des structures de mise à l’abri parlent de « prise en charge » alors que la littérature féministe renvoie plus à l’idée « d’accompagnement » pour ce qu’elle apporte comme démarche consciente d’empouvoirement des survivantes et de déconstruction des rapports de pouvoirs du côté des personnes qui accompagnent.
[11] La loi n° 2020-05 du 10 janvier 2020 criminalise le viol et la pédophilie avec une réclusion criminelle de dix à vingt ans. La criminalisation fait suite à de nombreuses mobilisations (marche, activités de sensibilisation, plaidoyer au niveau stratégique, etc.) portées prioritairement par des groupes de défense des droits des femmes, des groupes féministes et d’autres organisations de défense des droits humains.
[12] Cf. les résultats de la cartographie évoquée antérieurement : https://laspad.org/wp-content/uploads/2023/04/HIRA.22-Notes-de-politique-CARTO.pdf
[13] La Casamance connaît depuis le début des années 1980 un mouvement de revendications indépendantistes qui s’est traduit par des affrontements armés causant des milliers de morts et blessé·e·s, des déplacé·e·s internes, des réfugié·e·s, des villages abandonnés, etc. (Awenengo-Dalberto, 2008). Notons également que ce conflit est le lieu de diverses formes de violences sexuelles à l’encontre des femmes qui demeurent, à ce jour, peu rapportées (Amnesty International, 2003).
[14] https://laspad.org/wp-content/uploads/2023/04/HIRA.22-Notes-de-politique-CARTO.pdf
[15] Le rapport sur la cartographie rappelle la nécessité de penser ce nombre de lits en lien avec la population qui pourrait y recourir, c’est-à-dire les adolescentes de 10 à 19 ans qui, en 2021, étaient au nombre de 1 844 868 (ANSD, 2021).
[16] Nous utilisons le terme « survivante » par souci de cohérence avec le processus d’empouvoirement et l’agentivité des premières concernées. Le terme « victime » demeure pertinent pour le parcours judiciaire.
[17] Les guillemets servent, ici, à rappeler que la « race » comme catégorie n’existe pas. Nous faisons donc plus référence à l’idée de racialisation, comme processus.
[18] Dans ce travail, l’autrice définit l’intersectionnalité comme « […] a conceptualization […] that attempts to capture both the structural and dynamic consequences of the interaction between two or more axis of subordination. It specifically addresses the manner in which racism, patriarchy, class oppression and other discriminatory systems create background inequalities that structure the relative positions of women » (Crenshaw, 2000, p. 8).
Notre traduction : « une conceptualisation [...] qui tente de saisir les conséquences structurelles et les dynamiques de l'interaction entre deux ou plusieurs axes de subordination. Elle aborde spécifiquement la manière dont le racisme, le patriarcat, l'oppression de classe et d'autres systèmes discriminatoires créent des inégalités de fond qui structurent les positions relatives des femmes ».
[19] Un certificat d’éthique a été délivré par le CNERS pour mener cette recherche. Pour de plus amples informations sur les exigences éthiques en question, se référer à https://www.cners.sn/
[20] « Les Bajenu Gox participent activement au développement communautaire par la mobilisation sociale principalement pour la santé maternelle et néonatale, mais aussi pour les droits de l’homme et l’égalité des sexes. » (Diop et al., 2021, p. 106)
[21] Il est important de noter que les équipes de recherche peuvent être également concernées par ce type de trauma. « Des symptômes physiques et une détresse émotionnelle ont été signalés comme des conséquences de la recherche sur les violences sexuelles. Les réactions émotionnelles les plus courantes sont la colère, la culpabilité et la honte, la peur, les pleurs, la tristesse et la dépression. Certains symptômes décrits par les chercheurs sont plus évocateurs d’un stress traumatique secondaire, par exemple les cauchemars, la peur, la colère, l’irritabilité, les pensées intrusives et les difficultés de concentration. » (Coles et al., 2014, traduction libre)
[22] Une langue nationale au Sénégal, principalement parlée dans le sud du pays.
[23] La Plateforme des femmes pour la paix en Casamance, qui réunit actuellement plus de 200 organisations, a été fondée en 2010 à « l’occasion du 10e anniversaire de la Résolution 1325 [avec pour] objectif de réunir toutes les organisations féminines (associations, ONG, Groupements de promotions féminines et Groupements d’intérêts économiques) qui travaillent pour la paix et la promotion de l’autosuffisance des femmes en Casamance, afin de parler d’une seule voix et d’avoir plus de poids aux niveaux national et international dans le processus de paix. » (Niang, 2021, p. 133).
[24] Cf. la cartographie des structures d’accueil citée plus haut.
[25] Il faut noter que l’organigramme était en cours de révision durant la période de l’enquête.
[26] Le modèle de référence proposé par la recherche-action HIRA constitue une réponse à ce niveau, il se fonde sur les pratiques et expériences révélées par les différentes enquêtes menées pour construire un dispositif d’accompagnement destiné aux survivantes de violences sexistes. https://www.calameo.com/read/0059168148afc788f0d2e?page=1
[27] L’idée de témoignage « risqué » se retrouve aussi chez Crenshaw (1991), qui explique le « choix » du silence par des survivantes de violences conjugales racialisées dans un contexte états-unien majoritairement blanc.
[28] https://www.revuepolitique.be/combattre-la-culture-du-viol/
[29] L’insistance lourde n’est pas la même chose que le harcèlement, qui n’est pas la même chose que l’attouchement, qui n’est pas la même chose que le viol (encore faut-il le prouver), qui n’est pas la même chose que…
[30] Cette expression wolof peut être traduite comme suit : « Nos destinées ne sont pas compatibles. » Pour beaucoup, c’est un constat qui a un effet souvent « définitif ». Son usage, dans ce contexte, peut être considéré comme une façon de « sortir » des liens du mariage avec la mère de la survivante.
[31] « À qui appartient le corps des femmes » : https://equipop.org/conversation-avec-fatou-sow-cycle-feminismes-et-sante/
[32] Dans le cas d’un One stop center, l’on retrouverait également des psychologues, des gynécologues, des pédiatres, des éducatrices, etc.
[33] Nous entendons ici cette notion de champ comme renvoyant à des ensembles constitués de corps, de points de vue (système de représentations et de valeurs) et de ressources.
[34] Cela s’observe également dans les situations de violence conjugale où la précarité financière des survivantes peut rendre difficile la séparation ou contribuer à maintenir un environnement favorable à la violence post-séparation.
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Pour citer l'article :
APA
Sakho, C. S., & Ndiaye, N. L. (2025). It Takes a Village! (Ré)inventer la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal : pistes à partir de l’expérience du centre Kullimaaroo de Ziguinchor. Global Africa, (10), pp. 194-214. https://doi.org/10.57832/wvv6-2x84
MLA
Sakho, Cheikh Sadibou, & Ndiaye, Ndèye Laïty. « It Takes a Village! (Ré)inventer la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal : pistes à partir de l’expérience du centre Kullimaaroo de Ziguinchor ». Global Africa, no. 10, 2025, pp. 194-214. doi.org/10.57832/wvv6-2x84
DOI
https://doi.org/10.57832/wvv6-2x84
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