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Analyses critiques

La fabrique de la « fantasmagorie » africaniste : littérature et production du savoir dans Chemin d’Europe de Ferdinand Oyono

Cilas Kemedjio

Professeur agrégé d'études françaises et francophones

Université de Rochester

cilaskemedjio@rochester.edu

numéro :

Varia

Miscellaneous

Vinginevyo

متفرقات

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Publié le :

20 mars 2024

ISSN : 

3020-0458

05.2024

L'écriture de la dissidence anticoloniale est un projet de réinvention, qui a pour ambition de neutraliser la dimension normative et disciplinaire qui est inscrite dans l’écriture conquérante afin d’en faire un lieu où la contestation devienne possible. Le processus de conversion et d’appropriation de la lettre impériale devrait produire, au bout du compte, une écriture porteuse d’un projet d’amélioration des conditions de vie. La mission sociale de la littérature produite par les peuples subjugués par l’aventure coloniale découlerait de ce projet de subversion de l’écriture apprise à l’école coloniale. Ferdinand Oyono, dans Chemin d’Europe, pose les jalons de ce qu’on pourrait appeler une théorie pragmatique (défense de leurs intérêts de classe) de la mission des évolués. Barnabas, recalé au baccalauréat et chassé du séminaire, a pour ambition d’entreprendre une aventure européenne. La présente analyse, à partir de Chemin d’Europe, explore la littérature francophone comme espace d’une production d’un discours postcolonial sur la fabrique africaniste. La fabrique africaniste signifie ici l’ensemble des circonstances qui président à la production d’une Afrique par le regard occidental. Le texte littéraire a conscience des conditions de sa naissance. La mise en abyme de cette conscience critique prend la forme d’une méditation sur l’école coloniale, cadre de formation des écrivains. La remise en question de l’ordre africaniste participe du vaste mouvement décolonial qui engendre les mouvements de restauration culturelle telles que la Renaissance de Harlem, l’indigénisme haïtien ou la Négritude, l’anticolonialisme, et l’émergence d’un ordre du discours africain. Mots-clés École coloniale, Littérature et production des savoirs, la fabrique africaniste, Ferdinand Oyono, Chemin d’Europe, ordre du discours africain

Plan de l'article

Introduction


Penser son école : la production du savoir littéraire 


Les savoirs hors-programme


Le savoir ivre


Le pacte contre nature : la dévaluation des savoirs traditionnels


La mission historique de l’évolué


La déconstruction de « l’antique rideau de fantasmagorie »


L’ordre du discours postcolonial


Conclusion


Introduction

La présente intervention analyse, à partir de Chemin d’Europe de Ferdinand Oyono (1980), la littérature francophone comme lieu privilégié de production d’un discours postcolonial sur la fabrique africaniste. La fabrique africaniste signifie ici l’ensemble des circonstances qui président à la production d’une Afrique par le regard occidental. Le texte littéraire a conscience des conditions de sa naissance. La mise en abyme de cette conscience critique prend souvent la forme d’une méditation sur l’école coloniale, cadre de formation des écrivains. Lydie Moudileno nous rappelle que l’écrivain est avant tout le « brillant élève de l’école coloniale » (1997, p. 46). La dimension méta-narrative se manifeste dans la critique des discours suspectés de procéder de l’ordre du savoir colonial. Le roman participe de la mutation épistémologique qui explique « both the possibility and the pertinence of the African discourse on otherness » (Mudimbe, 1988, p. 80). En effet, Mudimbe nous rappelle que l’idéologie qui sous-tend la conquête coloniale procède de la saga des explorateurs, des théories anthropologiques, discours qui sont au principe d’un ordre du savoir colonialiste. La remise en question de cet ordre participe du vaste mouvement décolonial qui engendre les renaissances culturelles, l’anticolonialisme, et l’émergence d’un ordre du discours africain qui, dans Chemin d’Europe, s’articule autour de trois dimensions que nous explorons dans les prochaines lignes.
Nous commençons par une analyse des limites structurelles que confrontent les colonisés dans leur quête du savoir en contexte colonial. Cette réflexion sur la naissance du colonisé à l’écriture dominante pourrait aussi se lire comme une méditation sur l’école coloniale. L’école participe de l’infrastructure institutionnelle dans la production des savoirs dans l’Afrique moderne. L’administration coloniale se contente de fournir un savoir rudimentaire qui permet de maintenir le colonisé dans une situation subalterne. L’évolué, terme qui désigne les bénéficiaires de cette éducation limitée dans la colonisation française, est au-dessus des indigènes, mais n’aspire pas, pour des raisons liées à l’organisation de la société coloniale, à se mettre au niveau des Blancs. Écrire sur l’école est une aventure qui mobilise les métadiscours sur les conditions qui rendent la littérature possible. Penser les conditions de naissance de la littérature mène presque toujours à une réflexion sur l’école, cadre qui rend l’accession à ce savoir possible, savoir qui commence souvent par des moments d’ivresse, magiques ou hallucinatoires. L’écriture en situation coloniale présuppose comme condition de possibilité la transgression de l’ordre du clan. La transgression de l’ordre ancestral et le pacte avec les ennemis venus du Nord constituent la faute originelle qui fonde la littérature francophone, du moins en Afrique. La conscience aiguë de cette faute originelle fait du texte francophone un lieu de méditation sur la valeur des savoirs qui se savent maudits, mais qui sont devenus des marqueurs de la condition africaine dite moderne.
Dans le deuxième mouvement de notre analyse, nous explorons les forces qui permettent de franchir les résistances structurelles évoquées plus haut. Toute situation coloniale se caractérise par la coexistence conflictuelle entre l’administration coloniale, la société traditionnelle et la nouvelle catégorie hybride née de la colonisation. L’ordre colonial repose sur une minorité raciale qui détient les leviers du pouvoir politique et fonde sa légitimité sur la force et une domination symbolique. La société dite traditionnelle, en plein déclin, demeure culturellement et sociologiquement majoritaire. Entre les traditions qui expérimentent ce que le romancier Nazi Boni (1962) appelle « le crépuscule des temps anciens » et l’ordre colonial se situe une nouvelle classe des auxiliaires, ayant reçu une éducation limitée à l’école coloniale : les évolués. Face à la double résistance de l’ordre colonial et du monde ancestral, Barnabas compte sur le soutien des évolués, classe intermédiaire qui se mobilise pour financer son voyage en France. Les évolués comblent le vide créé par l’abdication des deux institutions qui, dans la société coloniale, auraient assumé ce rôle. En d’autres termes, l’évolué, à un niveau individuel ou collectif, aide le brillant élève à devenir plus qu’un scribe, un interprète, un auxiliaire ou un informateur indigène. La mission historique des évolués désigne leur rôle dans la formation d’une classe d’intellectuels, éventuels producteurs des savoirs. Une définition de l’évolué découvre que les diplômés, groupe qui bénéficie d’une surévaluation du capital symbolique lié à l’instruction, n’a que mépris envers ses bienfaiteurs. C’est dans cette perspective que je lis la mission sociale telle que configurée dans le roman comme une critique du rôle subalterne des Africains dans la production du savoir africaniste. Le savoir qu’il ira chercher servira, comme le stipule le mandat qu’il reçoit de la communauté des évolués, à la libération de l’oppression coloniale. Dans la dernière partie, il est question de lire la critique de la fantasmagorie africaniste comme le projet d’un savoir décolonisé qui constitue le dividende ultime de tout savoir acquis dans un contexte marqué par la colonisation.
 

Penser son école : la production du savoir littéraire 

La fabrique africaniste pourrait se rapprocher d’un ensemble de pratiques discursives qui forment l’épure de ce que V. Y. Mudimbe appellerait « l’invention de l’Afrique ». Un tel discours a deux caractéristiques : « On one hand, it is a heterogenous discourse from the margins of African contexts ; on the other hand, its axes as well as its language have been limited by the authority of exteriority. » (1988, p. 176). L’exotisme domine les discours sur l’Afrique pendant le xviie siècle. L’établissement d’une hiérarchie des peuples et des civilisations caractérise le siècle des Lumières. Il en résulte la codification de la présumée « sauvagerie primitive » avec les lumières normatives du savoir occidental. Le xixe siècle est marqué par la consolidation d’une idéologie de la conquête qui se manifeste dans les théories des anthropologues qui fonctionnent comme des adjuvants de la domination coloniale (Mudimbe, 1988, p. 69). La mutation épistémologique qui a lieu à partir des années 1930 conteste l’autorité de l’anthropologie et sa négation de l’historicité africaine, introduisant « the respectability of a possible knowledge of so-called traditional societies » (Mudimbe, 1988, p. 176). La mutation se lit dans l’émergence du mouvement de la négritude, la fondation de Présence africaine, revue et maison d’édition, mais surtout la préface de Jean-Paul Sartre à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache éditée par Léopold Sédar Senghor en 1948. Les mutations trouvent leur apothéose dans le projet politique de l’indépendance quand « the African scholar succeeds the anthropologist, the ‘native’ theologian replaces the missionary, and the politician took the place of the colonial commissioner » (Mudimbe, 1988, p. 181). La transposition des savoirs de l’oralité se situe dans ce mouvement global de réappropriation culturelle et politique. Un tel travail se situe dans le sillage des mouvements de renaissance culturelle (Ngũgĩ, 2009) qui répudient les « processus d’identification ou de néantisation déclenchés » par les envahisseurs venus du Nord (Glissant, 1981, p. 29). La revalorisation du patrimoine de l’oralité participe de ce recadrage des études sur l’Afrique.
Abiola F. Irele (2000), dans l’introduction à la traduction anglaise de L’Étrange destin de Wangrin d’Amadou Hampaté Bâ, estime que la fameuse formule de l’auteur (« En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ») fonctionne comme un cri d’urgence qui « indicates a sense of calamity at the prospect of the disappearance of the values of oral tradition in our present situation of intense social and political change » (Irele, p. iii). Avec l’effondrement du contexte socio-politique dans lequel les valeurs de l’oralité prennent toute leur signification, la fixation par l’écrit devient la seule alternative viable pour perpétuer la bibliothèque orale. La contribution d’Hampaté Bâ dans le transfert des traditions orales dans le registre de l’écriture aura été déterminante :
Indeed his contribution to knowledge in this area has been nothing less than influential and his achievements distinguished. It is enough to cite his monumental reconstruction of the oral tradition of the Pular empire of Macina to indicate the honoured place which his work now occupies in African historiography. (Irele, p. iv)
L’originalité de cette œuvre monumentale viendrait certes de la « scholarly orientation », mais surtout de la dimension créatrice (Irele, p. iv). En d’autres termes, Hampaté Bâ inscrit son projet de préservation et d’actualisation des savoirs portés par l’oralité dans une modalité littéraire. L’Étrange destin de Wangrin illustre ce projet de transposition du patrimoine de l’oralité dans l’écrit. Le texte devient en même temps un métadiscours sur les conditions de la naissance de cette écriture apprise à l’école coloniale.
Mounirou Diallo (2017) suggère que le conflit des cultures commence avec le moment de la négation de la civilisation africaine. Toutefois, la résistance aux campagnes de conversion au christianisme déroute les missionnaires. L’indifférence au message chrétien manifeste l’existence d’un arrière-pays mythologique (Glissant, 1981 ; Kemedjio, 2003). Les missionnaires prennent conscience de cette résistance qui leur fait douter du bien-fondé de la postulation de l’Afrique comme désert civilisationnel. Il s’en suivra une rupture épistémologique qui provoque le moment de la reconnaissance culturelle. On assiste alors à la mobilisation des discours scientifiques dont la fonction est de percer le cœur des ténèbres, pour reprendre le titre du roman de Joseph Conrad. La conceptualisation de la pensée africaine, réputée primitive selon les classifications intellectuelles alors en vigueur, incombe à la science occidentale. Le projet de connaissance qui suit ce moment de reconnaissance participe d’une « idéologie de la représentation » (Diallo, 2017, p. 28), fondement du discours africaniste qui se forge sur la mutité des peuples qui sont objet de connaissance. L’idéologie de la représentation pourrait se lire comme une variante de ce que Mudimbe désigne comme l’invention de l’Afrique.
À partir du moment où la philosophie « ignore royalement la concrétude » (Diallo, 2017, p. 42), la littérature offre une plateforme permettant au philosophe de conceptualiser, c’est-à-dire de philosopher. La mise en scène des « processus de dramatisation des idées abstraites » fait du roman le « théâtre de la philosophie africaine » (Diallo, 2017, p. 57). Le roman étant un produit de l’imaginaire, il importerait de résister à toute interprétation qui le présenterait comme lieu de manifestation de la matérialité des confrontations entre les civilisations. Le roman c’est de la fiction, et le concret de la fiction réside dans l’imaginaire. Toutefois, nous concédons avec Diallo que la littérature participe de la production des savoirs sur l’Afrique. Olga Hel-Bongo adopte cette perspective quand elle propose de lire l’œuvre romanesque de Mudimbe comme un écho recomposé de sa réflexion intellectuelle sur le désarroi identitaire, la représentation de l’Afrique dans le « regard fragmentaire des ethnologues » et les contradictions des sciences sociales occidentales en Afrique (Hel-Bongo, 2019, p. 17). Le projet de Hel-Bongo nous invite à lire le roman francophone comme lieu de manifestation d’une « histoire littéraire que les auteurs transforment en histoire de l’écriture » (Hel-Bongo, 2019, p. 20). L’écrivain kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o confesse que « It was fiction that first gave us a theory of the colonial situation » (Ngũgĩ, 2012, p. 15). Le témoignage confirme l’hypothèse de la littérature comme espace de manifestation du savoir :
Fiction as theory? Can we in fact think of fiction, the novel, as writing theory? We have to go back to the original meaning of theory in Greek, theoria, meaning a view and a contemplation. View assumes a viewer, a ground on which to stand, and what is viewed from that standpoint. A view is also a framework for organizing what is seen and a thinking about viewed. Fiction is the original poor theory. (Ngũgĩ, 2012, p. 15)
L’expression « poor theory » (la théorie du pauvre) renvoie, dans ce cas, à une théorie minimaliste, dépouillée de tout l’habillage argotique et inventée comme une tactique de survie. Les artisans de l’imaginaire, en conceptualisant, se situent dans la continuité des mythes et légendes fondateurs, récits que les êtres humains ont inventés pour expliquer ou comprendre leur environnement. Les mythes d’origine constituent donc la théorie inaugurale. L’argument de Barbara Christian (1987) se situe dans la même perspective. Selon elle, la théorie littéraire, telle que canonisée dans les couloirs de l’académie, constitue une variante de l’hégémonie du savoir occidental. Dans un précédent travail, j’ai assimilé cette tentation hégémonique à une malédiction de la théorie (Kemedjio, 1999). Face à cette tentation de l’Occident qui produit un discours normatif qui sature toute la galaxie académique, la seule résistance pourrait se trouver dans la création littéraire : « I am inclined to say that our theorizing (and I intentionally use the verb rather than the noun) is often in narrative forms, in the stories we create, in riddles and proverbs, in the play with language, since dynamic rather than fixed ideas seem more to our liking. » (Christian, 1987, p. 52). Juliana Makuchi Nfah-Abbenyi fait écho au malaise qui transparaît dans la proposition de Christian. En effet, la méditation sur la théorie semble procéder d’une conscience de l’inadéquation du cadre conceptuel sanctionné par l’université à rendre compte de l’expérience ou des productions culturelles du monde noir. Nfah-Abbenyi (1997) annonce que « the most theoretical argument that I will make (…) is that the novels I am analyzing are the theoretical texts » (p. 20). La fondation théorique qui irrigue la « fictionalized theory or theorized fiction » (p. 20) remonte au patrimoine qui « preceded the fictional texts » (p. 20). Nous supputons que le patrimoine oral pourrait figurer dans cette antécédence intertextuelle du texte écrit. La démarche de Diallo et de Bongo informe notre analyse, savoir lire la littérature comme lieu de production des savoirs. Envisager la littérature dans cette dimension suppose une réflexion sur le cadre par excellence de la production de cette pensée, l’école coloniale.
Toumson arrive à la conclusion selon laquelle « l’école prononce un divorce entre l’enracinement des sujets dans leur milieu et la langue française » (1989, p. 54). La dépossession liée au processus de scolarisation explique pourquoi l’écrivain qui accède à la parole se soucie d’abord de protester contre les injustices coloniales. Son énonciation a pour but « de l’arracher du néant où l’oppression l’a si longtemps maintenu, de témoigner sa véritable présence au monde, de sa propre vue du monde, de sa véritable expérience de l’Histoire » (1989, p. 23). La littérature incarne une aventure ambiguë parce qu’elle ne peut se concevoir que comme apprentissage sous la coupe de la bibliothèque coloniale. Elle doit pourtant mettre en pratique la transgression de ce modèle afin de pouvoir articuler une bibliothèque postcoloniale. La littérature afro-antillaise devient le lieu d’une interrogation des logiques de domination et plus spécifiquement d’un examen critique de l’école, concentré de la domination symbolique, culturelle et politique au cœur de la diffusion de l’idéologie coloniale : « Tout texte littéraire afro-antillais, “sentant son école”, médite sur sa source d’apparition. Écrit sur l’école, il s’offre comme texte d’opposition à l’école et à la littérature (sens vulgaire) enseignée. » (1989, p. 38). Joseph Zobel, Maryse Condé ou encore Fatou Diome, respectivement dans Rue Cases-Nègres (1974), Le Cœur à rire et à pleurer, contes vrais de mon enfance (1998) et La Préférence nationale (2001), dramatisent cette entrée en littérature par le détour d’une méditation sur les chemins de l’école.
 

Les savoirs hors-programme

Mudimbe nous rappelle que la fondation de Présence africaine peut se lire comme une remise en cause du projet impérialiste qui anime alors la civilisation occidentale. Alioune Diop, le fondateur, « still remembers his history classes when he had to recite as many did before him that his Gallic ancestors had blond hair » (Mudimbe, 1992, p. xvii). Hassan José, le héros de Rue Cases-Nègres de Zobel semble avoir été soumis à la même litanie civilisationnelle. Il constate que les romans inscrits au programme ne parlent que des « personnes à cheveux blonds, aux yeux bleus, aux joues roses » alors que lui ne connaît que la négritude souffrante « des hommes et des femmes et des enfants plus ou moins noirs. Or, cela ne convient certainement pas pour en faire des romans, puisque je n’en ai jamais lu de cette couleur-là » (Zobel, 1974, p. 33). Seule l’école buissonnière autorise la découverte des « ouvrages hors du programme et relatifs à la vie des nègres : ceux des Antilles et des Amériques ; leur histoire et les fictions les concernant » (Zobel, 1974, p. 292). Le savoir sur la négritude est pour ainsi dire clandestin, acquis par effraction.
Zobel subit la bibliothèque coloniale, la transgresse et invente du coup une bibliothèque postcoloniale qui inspire Maryse Condé. Condé découvre ce que Fanon appelle « l’expérience vécue du Noir » en préparant un exposé au lycée Fénelon à Paris. Elle découvre l’univers de la plantation : « D’un coup tombait sur mes épaules le poids de l’esclavage, de la Traite, de l’oppression coloniale, de l’exploitation de l’homme par l’homme, des préjugés de couleur. » (Condé, 1998 p. 101). Ce qui importe de souligner ici c’est le volontarisme de l’enseignante communiste qui invite Condé à faire un exposé sur les Antilles, thème qui n’est pas inscrit au programme. Christiane Taubira, dans son autobiographie, confesse avoir découvert l’esclavage, moment capital de la souffrance dans l’histoire des peuples noirs, presque par hasard dans une bibliothèque et non pas dans les lectures sanctionnées par les programmes scolaires : « J’avais dix-huit ans et j’errais dans ma quête exaltée d’identité, lisant partout, en librairie, en bibliothèque, gambadant d’essais en romans, de revues en journaux militants, d’archives en tracts… quand j’ai buté sur cette histoire. » (Taubira, 2012, p. 400). Ngũgĩ confesse quant à lui que « my world was not reflected in any of the centuries into which the study of English has been periodized ; it was certainly not the subject of the selected writers and literary texts » (Ngũgĩ, 2012, p. 10). Les romans antillais et africains – « something we could only encounter outside of the formal English classroom at home or abroad » (Ngũgĩ, 2012, p. 23) – lui permettront de pallier ce déficit de représentation qui consacre l’invisibilité des peuples colonisés dans les programmes scolaires. L’école coloniale s’avère être une véritable citadelle dans laquelle les savoirs sur le vécu des élèves sont interdits de séjour. La littérature résonne de cette disjonction entre l’élève et son école. Elle enregistre les tracées intergénérationnelles, articulées sous la modalité du réseau intertextuel, qui s’accumulent pour fonder une généalogie de la bibliothèque postcoloniale.
Ousmane Sembène (1962), dans La Noire de…, introduit Diouana qui confesse son illettrisme. Son analphabétisme la rend presque esclave de ses employeurs abusifs. Fatou Diome, dans La préférence nationale, met en scène des personnages qui lisent, écrivent, et maîtrisent le cogito ergo sum de Descartes (Kemedjio, 2021). Salie, personnage-écrivain dans Le Ventre de l’Atlantique, confesse que son « stylo, semblable à une pioche d’archéologue, déterre les morts et découvre des vestiges en traçant sur mon cœur les contours de la terre qui m’a vu naître et partir » (Diome, 2003, p. 259). Nous suggérons ici de lire le travail d’archéologue comme une remontée de la généalogie des lettres francophones. Tracer les contours de la terre qui a vu naître l’écrivaine, c’est revenir sur les chemins qui fondent et donnent sens à sa pratique de l’écriture. Salie, comme la romancière, est partie d’une terre littéraire inaugurée par les pionniers, eux-mêmes redevables au patrimoine de l’oralité et au texte mémorisé à l’école coloniale. Le texte focalise l’attention du lecteur sur les conditions de la formation de l’écrivaine. Le réseau intertextuel convoque la bibliothèque scolaire. Les lectures sont au fondement de la diversité qui enrichit l’imaginaire francophone ; de Descartes à Mariama Bâ en passant par Montesquieu, Victor Hugo, Molière, Balzac, Marx, Dostoïevski, Hemingway, Léopold Sédar Senghor, Simone de Beauvoir, ou encore Marguerite Yourcenar : « Je lui dois l’école. Je lui dois l’instruction. Bref, je lui dois mon Aventure ambiguë. » (Diome, 2003, p. 74). La « petite écolière » deviendra une écrivaine parce qu’ayant reçu en héritage une négritude littéraire influencée par la riche archive de la littérature française : « Dans ma chambre, Baudelaire tenait des fleurs, mais je savais qu’il me voulait du mal. Aimé Césaire me proposait un retour au pays natal. Apollinaire était là, majestueux, il avait vu le cou coupé du soleil qui pourtant était toujours là. » (Diome, 2001, p. 45).
Soleil cou coupé est un recueil de poèmes de Césaire qui reprend le dernier vers de « Zone », poème d’Apollinaire dans le recueil Alcools. Une Saison au Congo, pièce de théâtre de Césaire sur la tragédie de Patrice Émery Lumumba, fait écho à Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud pendant qu’Une Saison à Rihata (1981) de Maryse Condé continue cette chaîne intertextuelle. Condé, à travers le titre de son roman, signale sa dette intellectuelle au fondateur de la négritude. Elle enrichit sa méditation sur les désillusions des indépendances africaines en plongeant dans les épopées mandingues qui seront au fondement de Ségou (1984), roman historique qui allie imaginaire et pensée de l’histoire. Condé donne un plein droit de cité aux savoirs issus des millénaires civilisations africaines réhabilitées par la négritude. Elle met en acte ce que Mudimbe appelle plus haut « the respectability of a possible knowledge of so-called traditional societies » (Mudimbe, 1988, p. 176). Le recouvrement du patrimoine culturel et mémoriel porté par l’oralité constitue une transgression du mode d’emploi de l’école coloniale, haut lieu de négation de la civilisation des peuples colonisés. Une telle démarche permet aussi de limiter la déstabilisation introduite par cette école qui apparaît dans la littérature comme le lieu de fermentation d’un savoir ivre.
 

Le savoir ivre

Barnabas, dans Chemin d’Europe, rapporte la transfiguration de son père quand il obtient le certificat d’études primaires et élémentaires, « le diplôme suprême pour les indigènes, le séminaire étant l’au-delà du Savoir auquel on pouvait accéder grâce au cheval de Troie de la vocation » (Oyono, 1980 p. 14). Le père attribue le succès au miracle de la Sainte Vierge ; le certifié devenant l’objet d’un culte parce que « si grand était le nombre d’ignorants chez nous, à cette époque, qu’ils ne cessaient d’affluer pour me contempler, me toucher » (p. 14). Le miracle remonte à loin. Au xviiie siècle, la raréfaction de l’instruction dans la population noire fait dire au Père Labat que les Noirs assimilent l’écriture aux pratiques magiques : « Il y a une infinité de choses qu’ils ne peuvent comprendre et entre autres comment nous faisons entendre nos pensées par le moyen de l’écriture. Ils disent qu’il faut être sorcier pour faire parler le papier. » (cité par Toumson, 1989, p. 41). Dans Ségou, les murailles de terre, Condé écrit une version de cet emballement à travers la trajectoire de Tiékoro Traoré découvrant la calligraphie arabe. Tiékoro est intrigué par « l’occupation à laquelle se livrait l’homme. Dans sa main droite, il tenait une tige de bois terminée par une pointe acérée. La trempant dans un récipient, il traçait ensuite de minuscules dessins sur une surface blanche » (1984, p. 28). Il assimile l’acte d’écrire à de la « magie » (1984, p. 28). L’écriture mène à l’islam et à l’exil : « Il n’y a de dieu que Dieu et Mahomet est l’envoyé d’Allah ! (…) Ces paroles l’enivraient. Il n’avait qu’un désir. Quitter Ségou. Partir pour Djenné ou, mieux, Tombouctou et s’inscrire à l’université de Sankoré » (1984, p. 29 ; je souligne). La conversion au monde de l’écriture et de la religion musulmane transporte le jeune Bambara dans une ivresse. Les canonnières de la France coloniale auront raison des conquérants musulmans. La destruction des murailles de terre de Ségou inaugure un nouveau chapitre dans l’histoire politique de l’Afrique. Toutefois, le même enthousiasme irréfléchi accompagne les premières rencontres avec l’école coloniale. Hamidou Kane écrit cette nouvelle page de l’histoire qui voit la confrontation entre deux envahisseurs, membres de la fratrie de l’écriture conquérante.
Dans L’Aventure ambiguë (1961), Samba Diallo confesse être demeuré pendant longtemps sous le charme envoûtant de la langue française. La jubilation de l’élève qui découvre l’alphabet revient au moment de sa naissance à l’écriture : « Lorsque j’appris à agencer pour former des mots, à agencer les mots pour donner naissance à la parole, mon bonheur ne connut plus de limites. » (cité par Diallo, 2017, p. 80). L’enchantement de l’élève qui sait enfin écrire déroule le plaisir que procure l’écriture. Christopher Miller dans Nationalists and Nomads suggère que la rencontre entre les Africains et les Français qui est au cœur de Mirages de Paris, roman d’Ousmane Socé, se décline en termes d’hallucination, de mirage, d’anesthésie ou de phantasme. Fara, comme tout enfant de l’école coloniale fasciné par le mystère du livre, est habité par une frénésie de la lecture : « French colonial school has led to addictions and hallucinations. The narrative discourse speaks the language of antidrug propaganda, with the metropole and its cultural products described as substances that are too powerful to resist. » (Miller, 1988, p. 61). Mildred Mortimer, analysant les conflits culturels qui rythment le parcours des personnages du roman francophone dans les années 1950-1960, arrive à la conclusion selon laquelle l’enfant noir évolue du stade de la fascination à la prise de conscience de la violence du monde nouveau qui annonce un désenchantement caractéristique de la fin de l’enfance. Mortimer, tout comme Miller, a recours au registre de la séduction pour décrire la rencontre entre l’Occident et le colonisé : « In this hallucination, Western materialism and technology draw Third World people from their shadows to searing light. In their worship of the new gods of materialism, they lose their sense of identity. » (Mortimer, 1990, p. 62). La légitimité des intellectuels dans la situation coloniale vient de cette exigence de déconstruction du mirage colonial. Le rapport à la langue, médium de production des nouveaux savoirs, semble procéder de la fascination, de la transfiguration, de la stupéfaction. Le stade de l’émerveillement accompagne la découverte de la langue, de la nouvelle religion, mais aussi de l’école coloniale. En d’autres termes, il devient impératif de désapprendre la relation envoûtante au langage afin de créer des conditions sereines pour une production du savoir. Le savoir ivre est aussi un savoir maudit : la faute originelle étant d’avoir pactisé avec les ennemis du clan.
 

Le pacte contre nature : la dévaluation des savoirs traditionnels

Toumson nous rappelle plus haut que penser l’école, c’est aussi penser les conditions de production de la littérature. L’écrivain afro-antillais entreprend un examen critique des logiques de domination, médiatisées par l’école et la littérature qu’elle enseigne. La littérature prend la forme d’un réquisitoire qui expose le « grief obsessionnel : la perte de soi » (1989, p. 38). Chez les premiers romanciers africains, la perte de soi évoquée plus haut par Mortimer prend l’allure d’une faute originelle qui installe le futur écrivain dans une conscience coupable. Le fils a grandi à la lanterne du feu de bois rythmé par la parole maternelle qui tombait de nuit et portait la voix des ancêtres et des légendes du clan. L’école le détourne de ce matrimoine. « L’enfant des Beti, écrit Mpoyi-Buatu, a fait des ‘bêtises’ : il a pris la décision de sortir de la communauté, il a pris le chemin des missionnaires, il a été à l’école de l’ennemi. » (Mpoyi-Buatu, 2003, p. 224)[1]. Selon Arlette Chemain, le resurgissement de la faute commise envers la mère au moment du départ installe Banda, héros de Ville cruelle d’Eza Boto, dans une conscience coupable : « le mécontentement du héros envers lui-même trouve un exutoire dans le mécontentement envers l’école fréquentée » (1998, p. 24). L’école, dans sa première manifestation, peut se lire comme une trahison.
Toundi quitte le village au moment où il devait apprendre les secrets de la culture du clan : « Au village, on dit de moi que j’ai été la cause de la mort de mon père parce que je m’étais réfugié chez un prêtre blanc à la veille de mon initiation où je devais faire connaissance avec le fameux serpent qui veille sur tous ceux de notre race. » (Oyono, 1956a, p. 17). Sa mort, conséquence de la désertion de la culture du clan, devient la condition même de sa naissance au monde de l’écriture : « J’ouvris le paquet. J’y trouvais deux cahiers racornis, une brosse à dents, un bout de crayon et un gros peigne indigène en ébène. C’est ainsi que je connus le journal de Toundi. » (Oyono, 1956a, p. 13). L’acquisition du savoir colonial se fait au détriment des savoirs du clan, discrédités sinon exilés dans le registre des non-savoirs. La répudiation des traditions se cristallise dans une dévaluation de l’image paternelle. Toundi devient écrivain en rejetant son père qui émerge dans le récit comme un tyran domestique. Tiékoro, une fois converti à l’islam, considère son père comme « un barbare doublé d’un ignorant buveur d’alcool » (Condé, 1984, p. 30 ; je souligne). Il deviendra le « premier martyr de l’islam » dans le royaume bambara de Ségou (Condé, 1984, p. 120). La dévotion à l’islam qui lui coûte la vie commence par la quête de l’écriture. La dévalorisation de la figure paternelle qui se manifeste avec Toundi et Tiékoro revient aussi dans Chemin d’Europe.
Barnabas effectue un voyage dans les « villages de la tribu » (Oyono, 1980, p. 75) pour mobiliser les ressources financières nécessaires pour son voyage :
Pour obtenir l’aide de la tribu, nous allâmes donc solliciter l’appui de Fimsten Vavap, vieillard ignare et jouisseur, mais pouvant se révéler prédicateur redoutable. Il passait pour être le dernier survivant de la lignée des grands ancêtres dont il bénéficiait de la légende, purifié de toute boue, transfiguré à travers le scintillant diamant de leur gloire posthume dont se nourrissait le pays… (Oyono, 1980 p. 79 ; [emphase ajoutée]).
Barnabas présente Vavap comme un vieillard ignare et jouisseur. La faute morale – la jouissance des filles à peine pubères – relance et redouble son ignorance scandaleuse, son manque de culture. Fort de son statut symbolique conféré par l’école, il déclare le dépositaire de la lignée des grands ancêtres analphabète. Vavap est pourtant le gardien d’un ordre de savoir qui fonde sa légitimité sur la gloire posthume des ancêtres. La répudiation de Vavap reproduit celle de son père qui représente un objet de honte : « By depicting the old man as a grotesque buffoon, he tries to avenge the shame he continues to feel at the thought of being related to such a person » (Bjornson, 1993, p. 83). La disqualification des ancêtres pourrait se lire comme une reproduction voire une caution de la faute originelle. La faute originelle, dans ce cas précis, c’est la pendaison et la profanation de l’ancêtre primordial par les envahisseurs allemands.
L’itinéraire emprunté par Barnabas et sa mère porte les stigmates de la violence des aventures coloniales : « C’est dans ce chemin que les Allemands promenèrent, corde au cou, avant de le pendre sous un parasolier, d’où, sous peine de mort, il fut interdit de le décrocher, le père de Vavap. Vautours, charognards, aigles, corbeaux s’en repurent, jusqu’à ce qu’un orage dispersât ses os à travers la forêt. » (Oyono, 1890, p. 80)[2]. La désolation du paysage consigne la mémoire de la violence qui, dans sa logique de conquête, fait peu de cas des rituels funéraires (Kemedjio, 2006). Le voyage anticipé vers la France figure, aux yeux des ancêtres, une caution de cette transgression originelle. Selon Vavap, Barnabas fait partie de « cette génération souillée de malédictions » qui, en provoquant la rupture du « pacte entre la Tribu et la Nature » (Oyono, 1980, p. 83), introduit un désordre qui prend des proportions ontologiques. La défection des « irréductibles de l’africanité pure et dure » (Beti, 2005) prive Barnabas du soutien de la tribu.
Le latin demeure son ultime voie de salut : « On me disait : (…) ton latin est encore un bon capital, tu en sais assez comme ça pour devenir quelqu’un ici ! » (Oyono, 1980, p. 103). La mère de Barnabas lui conseille de saupoudrer sa demande de bourse avec un latin bien enlevé : « Pourquoi n’écrirais-tu pas au Gouvernement, toi qui sais si bien écrire le français, pour qu’il t’envoie en France ? Tu pourrais même y mettre aussi un peu de latin pour les épater ! » (Oyono, 1980, pp. 88-89). Malgré le latin, M. Dansette bloque la bourse qui aurait ouvert les chemins de la France. Le fonctionnaire colonial propose le « centre d’apprentissage de Monsieur… » comme solution de rechange (Oyono, 1980, p. 144). Barnabas lui rappelle justement qu’il « a la chance d’être des premiers indigènes du pays à pousser… à continuer jusqu’au bachot, et ça, c’est la vérité du Bon Dieu, Monsieur, car vous le savez, Monsieur, tout autant que moi, que c’est depuis la dernière guerre, celle de quarante-cinq, présentement, que nous avons été autorisés à briguer, nous aussi, le baccalau… » (Oyono, 1980, p. 143). Sur ce point précis, l’imaginaire du romancier semble s’inspirer des faits historiques. La loi-cadre de 1946 crée l’Union française, reconnaît le droit à la citoyenneté pour tous les résidents des colonies. Il s’agit, du moins théoriquement, de la fin du régime colonial avec « the suppression of the indigenous penal code and conscription (forced labor), the suppression of the colonial educational system and the introduction of the French system » (Mudimbe, 1992, p. 4). Les colonisés peuvent désormais rêver de dépasser le statut des évolués, c’est-à-dire d’aller plus loin dans leurs études. La trajectoire de Barnabas, comme de bien d’autres personnages du roman de l’Afrique francophone de cette période, se situe dans ce moment historique. Son ambition est contrariée par la collusion non concertée entre l’ordre colonial et l’ordre ancestral pour bloquer l’accès aux études avancées. Cette connivence accidentelle signifie que les deux institutions qui, dans la situation coloniale, peuvent financer l’école sont plutôt hostiles à l’enseignement supérieur. La survie de la domination coloniale dépend en partie de l’exclusion des colonisés des sphères de la production du savoir. Face à la double hostilité de l’arrière-pays ancestral et de l’autorité coloniale, c’est précisément une communauté des évolués qui se mobilise pour soutenir l’aventure française de Barnabas. Il a pour mandat de revenir venger les évolués des humiliations souffertes sous l’ordre colonial.
 

La mission historique de l’évolué

Dans Le Lys et le Flamboyant de l’écrivain congolais Henri Lopes, le narrateur du récit a accès à l’école réservée aux Européens dans la colonie grâce à la nationalité française de sa mère. Ses camarades Yangui et Alhadji fréquentent l’école coloniale, celle réservée aux indigènes. Être indigène dans une colonie, c’est assumer ce que l’on pourrait appeler, à défaut d’une expression plus appropriée, le fardeau du colonisé : « Nous, on doit savoir deux fois plus que les Blancs pour nous faire respecter. » (1997, p. 158). Le fardeau du colonisé c’est de prouver son appartenance à l’école, condensé de la civilisation occidentale qui, dans la colonie, tient lieu de civilisation tout court : « Quand j’aurai fourré tout ça dans ma tête, disait Yangué en brandissant son Mamadou et Bineta, je pourrais passer mon certificat d’études, puis le concours d’entrée en sixième (…) Alors, je pourrais devenir un fonctionnaire et un évolué. » (1997, p. 158, souligné dans l’original). L’accès au statut d’évolué allège ce que nous avons caractérisé plus haut de fardeau du colonisé : « Les Blancs ne nous insulteront plus, ne nous botteront plus et nous respecteront. » (1997, p. 159). Devenir évolué, c’est conjurer la malédiction qui est le lot des indigènes.
Le Code de l’indigénat consolide une stratification sociale qui va des citoyens jouissant de tous leurs droits aux indigènes relégués dans l’enfer des travaux forcés et constituant l’immense majorité de la population. Entre ces deux groupes sociaux se trouve l’évolué, « l’individu qui s’est soumis volontairement aux contraintes de l’économie monétaire » (Beti & Tobner, 1989, p. 132). Selon Mongo Beti, Louis-Paul Aujoulat[3], architecte de la mise en place des dictatures francophones acquises à la domination française, s’appuie sur « cette classe d’Africains qu’on appelait les évolués, des hommes scolarisés jusqu’au certificat d’études primaires, rarement jusqu’au brevet élémentaire (ou au brevet d’études du premier cycle, son équivalent dans les lycées à partir de la fin des années quarante) » (Beti, 2005, p. 285). La déficience d’instruction fait des évolués des incultes, au sens primitif de ce mot. Toutefois, à l’inculture s’ajoutent « l’obsession de la force, l’amour de l’argent et des jouissances matérielles, le mépris de toute morale » (Beti, 2005, p. 289). Barnabas se définit comme un « pauvre, sans relations, sans amis, moqué dans mes espérances (…) une sorte d’Hydre aux chimères, un monstre d’optimisme dans un pays où l’appétit du gain, du pouvoir, le culte de l’intérêt, avaient déshumanisé l’homme » (Oyono, 1980, p. 104). Il se positionne comme un diplômé qui résiste à la tentation de l’évolué, c’est-à-dire à l’appétit du gain et du pouvoir. Il compte sur la lettre et il veut défendre le prestige de la lettre contre les compromissions auxquelles les évolués ont recours pour réaliser leurs ambitions sociales. On peut y lire un mépris des intellectuels, dont le capital est avant tout symbolique, envers les motivations matérialistes et potentiellement compromettantes qui régissent l’action des évolués. La soumission envers ce que Mongo Beti appelle plus haut les contraintes de l’économie monétaire justifie le dédain des diplômés. Elle constitue pourtant la base économique qui permettra aux évolués de financer les études des « jeunes nègres quartier-latiniseurs, agrégationnaires et doctoriseurs » (Beti, 1978, p. 13). Oyono bénéficie de l’intégration de la génération de ses parents dans l’économie coloniale. En effet, il était « the son of the secretary-interpreter of the colony and as such received training in the best schools, eventually including the Sorbonne before undertaking a career as a diplomat » (Parascandola, 2009). La trajectoire de son personnage semble faire écho à ce rôle des évolués.
Les voyageurs qui accompagnent Barnabas dans le car menant à la capitale font partie de la classe des évolués à laquelle appartient le père d’Oyono. Ils voient en lui le messie qui délivrera le pays du joug colonial :
Alors la femme (…) se dégagea soudain et fonça sur moi pour m’enfoncer ostensiblement un billet de mille dans la main, me mitrailla le visage de sa salive noirâtre, polluée – c’était pour me bénir – et cria : « Vas-y petit, dans leur pays, deviens Commandant, Commissaire de police, tout, épouse une fille de chez eux, ça nous changera beaucoup de choses ici ! » (Oyono, 1980, p. 159)
L’initiative de la mère de Barnabas avait rencontré la méfiance de la communauté des Anciens, mais celle de la femme du car de transport déclenche plutôt l’enthousiasme :
Ah ! c’est le plus beau jour de ma vie ! dit mon voisin, l’infirmier en ôtant son képi, tout en fouillant à l’intérieur de sa veste, il en extirpa deux billets de mille francs. « Dieu est avec toi ! » reprit-il en me désignant le Grec du menton. (…) Mystique, illuminé, mon voisin hurla : « Viens nous sauver comme Moïse Israël prisonnier en Égypte ! » (Oyono, 1980, p. 160)
Oyono offre un catalogue des misères de la colonisation dans Une Vie de boy (1956a) et Le Vieux Nègre et la Médaille (1956b). Barnabas a donc pour mandat de délivrer la communauté du car des humiliations endurées sous la colonisation : « Venez faire vos adieux à l’enfant du pays que Dieu a choisi pour aller faire ses études au pays des Blancs d’où il nous reviendra pour nous sauver, sauver l’Afrique ! » (Oyono, 1980, p. 161). Le thème de la rédemption du colonisé par l’éducation revient comme un leitmotiv dans le roman de la première génération d’écrivains francophones.
L’oncle Mamadou dans L’Enfant noir (Laye, 1953), Assouan Koffi dans Climbié (Dadié, 1956), le chevalier dans L’Aventure ambiguë (Kane, 1961) occupent des positions d’auxiliaires dans l’administration coloniale et peuvent être comparés aux passagers du car qui placent leur espoir en Barnabas. L’âge d’or de l’école coloniale française en Afrique noire se situe dans l’entre-deux-guerres voit la naissance des écrivains africains tels que Mongo Beti, Hamidou Kane ou Bernard Dadié. La « ruée des Africains vers l’enseignement colonial » (Gadjigo, 1990, p. 60) est motivée par la prise de conscience de la nécessité de l’éducation dans la situation coloniale : « Il faut savoir lire et écrire pour être quelqu’un… Non, le temps de l’ignorance est terminé », rapporte l’oncle de Climbié dans le roman du même nom. Climbié doit absolument réussir au certificat d’études primaires afin de pouvoir aider sa mère. Le vœu du père de Samba Diallo est de le voir contribuer à l’édification du futur, « non plus en étranger venu des lointains, mais en artisan responsable des destinées de la cité » (Kane, 1961, p. 92). Les évolués investissent Barnabas, le futur diplômé, d’une mission de rédemption du colonisé. Les évolués qui apportent leur soutien financier au futur diplômé des universités françaises situent la respectabilité dans le cadre d’une libération. Barnabas reformule ce mandat en privilégiant le démantèlement de l’ordre du discours colonial comme condition impérative pour une libération du joug colonial. C’est dans cette logique qu’il décide de lever le voile qui masque le ficelage du discours africaniste.
 

La déconstruction de « l’antique rideau de fantasmagorie »

« L’antique rideau de fantasmagorie » est au principe de la production d’une Afrique sur mesure pour la consommation des touristes amateurs d’exotisme. La production fantasmagorique signifie un spectacle tellement extraordinaire qu’il paraît irréel. Le roman suggère que les anthropologues se recrutent parmi « ces blancs férus de l’Afrique de leur rêve qu’ils semblaient ne venir explorer que pour l’enfermer dans des albums destinés à enflammer l’imagination de ces bourgeois pantouflards en mal d’aventure dont regorge l’Europe » (Oyono, 1980, p. 93). Nous avons au départ « les blancs férus de l’Afrique de leur rêve ». Une telle postulation appelle des questions sur le mode de l’exploration qui se voudrait une quête de connaissance. En effet, l’Afrique rêvée risque de supplanter l’Afrique vécue. L’irréalité de la catégorie du fantasme entre en compétition avec la rigueur scientifique. Elle vise à satisfaire « l’imagination de ces bourgeois pantouflards en mal d’aventure ». Le mode d’emploi exotique guide la marche de ces conquérants du savoir en quête de « l’unique et l’inexprimable » de ces terres réputées vierges. Ainsi, tout semble les enchanter, qu’il s’agisse d’un singe, d’une femme nue ou même des fous : « Ils étaient là aux aguets, à la recherche des rites, prompts à dévisser le capuchon de leur stylo, à pister le sauvage, le bon sauvage de leur enfance vierge des stigmates du temps : “le Bamboula !” et à écrire un livre. » (Oyono, 1980, p. 93). Nous avons enregistré plus haut avec Zobel le stage de l’absence des peuples colonisés dans les annales du savoir. Après cette négation civilisationnelle, Mounirou Diallo (2017), à la suite de Mudimbe (1988), évoque le stade de la reconnaissance qui déclenche une quête du primitif.
La mécanique de fabrication de ce savoir suppose un recrutement des informateurs dits indigènes. C’est dans cette logique que Barnabas devient le « guide attitré de l’Hôtel de France » (Oyono, 1980, p. 92), armé des « cartes topographiques du pays, à travers lequel j’avais mission de piloter tous ces africanistes que nous charriaient l’Europe et l’Amérique » (Oyono, 1980, p. 100) :
Et j’étais devenu, vénal, leur providence locale, leur permettant de photographier ou de filmer le pygmée ou le singe se balançant sur sa branche, le boa dilaté par sa pénible digestion, l’hippopotame qui se détale au bord du fleuve, le mariage local où les époux avancent en dodelinant de la tête au rythme d’un balafon : autant de scènes « formidables ! », « extraordinaires ! », « sensationnelles ! » (Oyono, 1980, pp. 92-93).
La charge émotionnelle qu’on détecte dans le choix du vocabulaire (« formidables ! », « extraordinaires ! », « sensationnelles ! ») fait écho à l’ivresse des acteurs de cette exposition coloniale qui ne dit pas son nom :
Mes compatriotes nous improvisaient aussi un rite dont mes explorateurs, après s’être acquittés du « matabish », le plus souvent au prix de plusieurs bonbonnes de vin rouge ou de vin de palme dont nos acteurs, faméliques et désœuvrés, s’enivraient d’abord à mort, organisant fébrilement la mise en scène, souriant à la pensée d’un prochain festival cinématographique où ils allaient méduser le jury et lui arracher le Grand Prix qui les consacrerait africanistes. (Oyono, 1980, p. 94)
Pour compléter le tableau, cet ordre du savoir ancré sur la quête des sensations fortes et des acteurs ivres, le jury est « médusé ». Les membres du jury qui consacre les africanistes sont certainement obnubilés par les effets spéciaux qui rendent la mise en scène digne des festivals cinématographiques. La performance devient carrément une farce quand on se rend compte que le jury pétrifié évalue une mise en scène exécutée par des acteurs drogués par l’alcool.
Richard Bjornson, dans sa lecture des romans d’Oyono, focalise l’attention sur la nature des personnages qui embrassent le rêve assimilationniste de recouvrir leur négritude par des masques blancs (Bjornson, 1993, p. 76). Barnabas embrasse cette stratégie de survie par l’aliénation culturelle. Comme le montre son instrumentalisation du latin, il exploite à fond son identité d’assimilé, même si les résultats s’avèrent plutôt décevants. Bjornson, commentant sur la trajectoire de Toundi, remarque comment la naïveté de ce dernier l’empêche de détecter la « fraud that has been perpetrated upon them by Europeans who held the false promise of friendship with Africans » (Bjornson, 1993, p. 78). Les deux premiers romans d’Oyono révèlent l’humanité des Africains séduits par les promesses de pacotille du système colonial qui les installe dans un statut de sous-hommes (Bjornson, 1993, p. 81). Tout en prenant acte de la lecture de Bjornson, il importe de souligner que Barnabas recouvre sa lucidité. Barnabas parle du livre comme fondement de l’amitié qui le lie aux anthropologues : « Mais comment résister, ne pas rendre hommage à leur savoir, à leur science brillant de mille connaissances sur ma barbarie patiemment scrutée à travers les livres qui étaient la pierre de touche de cette amitié qu’ils me témoignaient ? » (1993, p. 100 ; je souligne). En effet, le livre sur lequel repose cette amitié rappelle l’écriture qui inaugure le malentendu colonial : le traité colonial. Fonder une amitié sur un livre, c’est aussi entrevoir la possibilité d’une éventuelle duperie. Il nous semble que Barnabas, une fois en France, découvre cette supercherie du montage dans lequel il a joué un rôle, si infime soit-il.
Au cours du montage africaniste, Barnabas occupe une fonction subalterne : « In return for a small salary, he dutifully feigns childlike simplicity as he provides Cimetierre with opportunities to photograph “authentic” exotica, and he praises the Frenchman’s fanciful interpretations of African culture » (Bjornson, 1993, p. 85). Nous savons toutefois qu’après le certificat, « le diplôme suprême pour les indigènes », il entre, presque par effraction, au séminaire, « l’au-delà du Savoir auquel on pouvait accéder grâce au cheval de Troie de la vocation » (p. 14). Son entrée par effraction dans la Cité interdite de « l’au-delà du Savoir » autorise une déconstruction du montage qui entoure le cirque africaniste. La lucidité recouvrée se manifeste par la distanciation qu’il introduit entre son passé en tant que « guide attitré de l’Hôtel de France » et la voix narratrice qui critique le montage africaniste. Le cinéma africaniste permet de bâtir des réputations académiques. La réputation des africanistes (« rien que des Académies ambulantes, des sommités intellectuelles dont l’honnêteté, la probité, l’abnégation définitivement consacrées ») repose sur les sacrifices que ces derniers consentiraient dans leur marche vers la connaissance. Ils bravent le climat et les maladies tropicales, « brûlant de s’enrichir de la semence géniale ils s’en vont sous l’auguste prétexte de la Science, du Savoir, retrouver le pygmée ou le nègre » (Oyono, 1980, p. 100 ; je souligne). La dernière partie de la phrase tombe ainsi comme une mise en doute de toute prétention scientifique. La Science et le Savoir ne sont que des prétextes pour faire valoir « l’antique rideau de fantasmagorie ».
L’encyclopédie Britanica Academic (2024) nous apprend que dans les années 1950, « while writing his first two books, Oyono worked in Paris as an actor on stage and on television ». Le texte établit une corrélation entre cette expérience sur la scène et la construction des personnages romanesques : « In mocking the foibles of the self-deluded colonial masters as well as the simple villagers, Oyono often painted hilarious portraits, putting his early experience as an actor in theatrical farce to good use. » Le texte fait référence aux deux premiers romans d’Oyono. Son troisième roman reproduit la même saisie caricaturale des personnages. Le père de Barnabas, émerge comme une véritable caricature de l’indigène qui boit jusqu’à la lie les illusions distillées par les missionnaires. Les anthropologues sont la deuxième catégorie des personnages à faire les frais de l’ironie mordante du romancier. Le background de l’auteur dans les arts dramatiques transparaît nettement dans son interprétation de la démarche anthropologique comme une performance théâtrale, mieux comme une séance de tournage d’un film. Le montage africaniste consiste en une dramatisation du vécu quotidien des colonisés. Les faits banals du paysage naturel (boa qui digère sa proie) ou de la routine quotidienne (scène de mariage) sont transformés en spectacle dans la mise en scène anthropologique. La transformation de la vie ordinaire des peuples colonisés en spectacle est au principe des zoos humains, phénomène qui a vu l’exhibition des peuples dits primitifs à la fin du XIXe et au début du XXe siècle[4]. Faire son cinéma, en français, se dit des manifestations bruyantes et spectaculaires destinées à attirer l’attention. Le cinéma africaniste frappe le jury de stupeur. La pétrification du jury vient peut-être nous rappeler que les africanistes ont bien fait leur cinéma. Le cinéma c’est le spectacle. Le spectacle obéit aux lois de la mise en scène qui vise un public : « ces bourgeois pantouflards en mal d’aventure ». Le spectacle ne peut prétendre passer pour une entreprise scientifique.
Le réservoir des stéréotypes fonctionne comme la matrice idéologique qui guide les pas des amateurs d’exotisme. La performance fait du montage africaniste en une mise en scène, c’est-à-dire une fabrication d’une réalité née de l’imagination des réalisateurs et exécutée par des acteurs ivres. Telle est du moins l’essence de la lecture que nous propose Barnabas. Et il importe que la déconstruction de ce montage africaniste se fasse depuis la France, lieu stratégique de la connaissance dans la trajectoire de l’ancien « guide attitré de l’Hôtel de France ». La France représente l’« au-delà du Savoir » auquel il accède grâce au soutien des évolués. Il questionne le regard qui nie sa présence comme sujet : « Je me demandais, non sans inquiétude amusée, de quelle catégorie d’humains j’étais particulièrement représentatif, comme si je pouvais être autre chose que ce nègre bon enfant, hilare, qu’ils voyaient à travers l’antique rideau de fantasmagorie baissé sur mon pays… » (Oyono, 1980, p. 100). L’inquiétude amusée est une stratégie rhétorique qui renverse la hiérarchie établie par les processus de production du savoir africaniste. Dans cette hiérarchie, les indigènes et leur culture sont supposés être transparents devant le regard africaniste qui leur assigne d’autorité une identité de barbare. L’« inquiétude amusée » nous alerte que Barnabas retourne le regard et nous invite, non plus à prendre le cinéma africaniste pour argent comptant, mais à nous concentrer sur la méthodologie défectueuse de « l’antique rideau de fantasmagorie baissé sur mon pays » (Oyono, 1980, p. 100). Barnabas lève l’antique rideau, nous invite derrière les caméras pour être témoins de l’artificialité du montage. Les acteurs deviennent ces dindons de la farce qu’Aimé Césaire invite à sortir des jours étrangers[5]. Les acteurs drogués sont au centre d’une mise en scène grotesque qui n’arrive pas à masquer le ficelage.
 

L’ordre du discours postcolonial

Le regard critique de Barnabas constitue un renversement qui fonde l’ordre du discours postcolonial. Les barbares soumis à la violence du regard de la science conquérante retournent désormais un regard critique sur la fabrication de cette fantasmagorie africaniste. Le « nègre bon enfant, hilare » signale son entrée dans la cité interdite du savoir en prenant conscience de son existence comme sujet. La naissance de cette subjectivité se double d’un regard iconoclaste, c’est-à-dire capable de produire un savoir sur soi-même et son environnement. La dimension éthique de cette révolution épistémologique se trouve dans cette naissance au monde, formulation radicale d’une humanité suspendue par la parenthèse coloniale. Et nous trouvons significatif que cette irruption sur la scène de la subjectivité, mouvement qui fait partie de « l’élan des peuples néantisés qui opposent aujourd’hui à l’universel de la transparence, imposé par l’Occident, une multiplicité sourde du Divers » (Glissant, 1981, pp. 12-13), soit symptomatique de la mission historique de la génération à laquelle appartient Oyono. En témoigne cet exemple de son confrère Mongo Beti qui prend aussi « l’antique rideau de la fantasmagorie africaniste » pour cible. L’Histoire du fou (1994) apparaît plus de trois décennies après Chemin d’Europe. Toutefois, la période historique visée est la même chez les deux écrivains.
Mongo Beti, dans L’Histoire du fou, met en scène un chroniqueur qui revient d’Europe. Il a perdu jusqu’à la langue, et éprouve des difficultés à communiquer avec le patriarche, dépositaire de la mythologie fondatrice du clan. La frustration du narrateur ayant désappris les mœurs du clan trahit un malaise : « Il est dommage, certes, de ne pouvoir assister sans lassitude aux manifestations d’une passion qui tient une si grande place dans l’âme de tout un peuple, car on s’expose alors à ne pas pénétrer les mobiles des acteurs, au risque de se croire en présence de somnambules. » (1994, p. 16). Il confesse se retrouver dans une position d’ « analphabète » culturel. Nous sommes bien loin de la sommaire disqualification de l’ordre ancestral qui émerge de Chemin d’Europe. La confession préfigure aussi sa transformation. Le chroniqueur abandonne le regard des « voyageurs abreuvés des images et des récits que fabriquent et diffusent les professionnels occidentaux de l’exotisme » (Beti, 1994, p. 16). Le narrateur explique son « aliénation » par sa fréquentation trop rapprochée des tiers-mondistes parisiens :
J’adhérais, moi aussi, inconsciemment, dois-je l’avouer ? à cette vision du drame des sociétés africaines. Il est vrai que le thème de l’acculturation, qui venait d’être mis à la mode à Saint-Germain-des-Prés et dans ses parages, avait déjà suscité chez les illuminés de la dogmatique une multitude de thèses divergentes, contradictoires, croisées, parallèles ou complémentaires, dont la prolifération laissait le consommateur ordinaire de nouveautés que j’étais à la fois insatisfait et pourtant imprégné de leur fantasmagorie. (Beti, 1994, pp. 16-17 ; je souligne)
On peut interpréter cette prise de position comme un écho de la méfiance que le chroniqueur de Ville cruelle (1954) manifestait par rapport au discours des explorateurs, géographes et journalistes. Mongo Beti précise sa pensée :
Ce que je vise surtout dans les pages de mon livre (Beti, 1994, pp. 16-18) auxquelles vous vous référez, ce sont les anthropologues, journalistes, africanistes, tiers-mondistes français qui, dans la foulée de Sartre, ont cru pouvoir parler péremptoirement de choses qu’ils connaissent mal, et notamment de l’Afrique qui était, en fait, pour eux, l’occasion d’exercice de style, de jeux en somme. Ce que je dénonce c’est à la fois leur ignorance, leur dogmatisme, le prestige dont ils bénéficiaient, et les conséquences dévastatrices de tout cela sur la conscience des Français de 1960 à environ 1980. Ces gens-là étaient animés de bonnes intentions, mais leur influence a été désastreuse dans la politique française en Afrique. D’une certaine façon, ils ont été à l’origine de la bonne conscience qui a conduit à des situations comme le Rwanda – et en moins dramatique, le Cameroun. (Correspondance avec l’auteur, 28 décembre 1994)
La contestation du discours des tiers-mondistes de Saint-Germain-des-Prés et du regard compromis du chroniqueur incombe aux personnages du récit. Il est significatif que le mot « fantasmagorie » qu’Oyono emploie dans Chemin d’Europe revienne dans L’Histoire du fou (Beti, 1994). Les deux écrivains, à plus de trois décennies d’écart, ont recours à ce terme pour critiquer l’ordre du discours africaniste tel que déployé dans le microcosme des intellectuels parisiens. La déconstruction de la fantasmagorie africaniste apparaît comme une étape nécessaire dans la validation d’un ordre du discours africain.
 

Conclusion

Le roman fonctionne comme une archive de la bibliothèque scolaire, cristallisation de la domination presque exclusive de la bibliothèque coloniale. L’écriture suppose un apprentissage de cette bibliothèque qui consolide la métropole coloniale comme le lieu de provenance des savoirs. Écrire dans un contexte colonisé c’est en même temps parader ou subir cette bibliothèque coloniale, mais aussi entreprendre le processus de sa répudiation ou du moins de sa déconstruction. Écrire c’est désapprendre les effets de cette bibliothèque coloniale afin de faire advenir une bibliothèque décolonisée ; ou du moins poser les jalons d’un tel projet. Les évolués, éclaboussés par les lumières incandescentes des savoirs acquis à l’école coloniale et dont ils n’ont qu’une connaissance rudimentaire, ont la conviction que celle-ci peut servir la cause de leur émancipation. Les diplômés, qui ont dépassé le stade de la contemplation hallucinante, théorisent un autre usage du savoir en situation coloniale. L’écriture détermine les modalités des normalisations impériales : le culte du document écrit (traités coloniaux, lieux de duperies, de malentendus et de ruses impériales), le fétichisme du lettré (assimilé, évolué ou diplômé) et la répression de l’oralité et du système socio-politique qui la rend possible, malgré son importance culturelle et sociologique. Le malentendu entre Barnabas et le gardien tutélaire de la lignée des grands ancêtres constitue une variante de cette guerre sourde entre l’Afrique et elle-même. L’écriture a contribué à culpabiliser les peuples de l’oralité de la déficience d’écriture et partant de la civilisation et du savoir : elle est à jamais culpabilisée, à son tour, par ce rôle. Elle est maudite parce que pactisant avec les ennemis du clan. Malgré cette malédiction, les évolués élisent les intellectuels comme missionnaires du progrès à travers une demande qui prend la forme de ce que nous avons caractérisé comme leur mission historique. La formulation de cette demande se heurte, et c’est ce que nous avons suggéré à travers la définition de l’évolué par les intellectuels, au protectionnisme symbolique, autrement dit la conscience que les intellectuels ont de leur statut dans la société coloniale. Toutefois, l’opposition au colonialisme constitue un terrain qui réconcilie les futurs intellectuels et les évolués.

Notes

[1] Alexandre Biyidi Awala est le nom de l'auteur. Il a publié son premier roman sous le pseudonyme d'Eza Boto avant d'adopter Mongo Beti pour le reste de sa carrière. Mongo Beti signifie littéralement l'enfant des Bétis. (groupe culturel ou ethnique auquel appartient l'auteur et qui se trouve dans le sud du Cameroun).

[2] La dénaturation des rites funéraires constitue une stratégie à laquelle les colonisateurs ont recours pour terroriser les peuples vaincus. Le terrorisme funéraire couvre des cas aussi divers que ceux de Patrice Lumumba (Congo) ou de Charlemagne Péralte (Haïti) (Cilas Kemedjio. “Faire taire les silences du corps noir” (2006)

[3] Louis-Paul Aujoulat (28 août 1910 – 1er décembre 1973), était un médecin qui fut notamment l'un des fondateurs de la Fondation Ad-Lucem (une chaîne des dispensaires qui servent jusqu'aujourd'hui au Cameroun). Aujoulat fut député du Cameroun après la Seconde Guerre mondiale et Secrétaire d'État à la Santé dans le gouvernement français. Mongo Beti et l'opposition camerounaise lui attribuent la paternité du régime qui prit la gouvernance du Cameroun après le départ des Français.

[4] Kirshensblatt-Gimblett analyse la transformation de l’existence des couches sociales défavorisées en cible touristique pour satisfaire le voyeurisme des riches (1998). L’exposition des Africains et des Noirs se trouve au centre du volume édité par Bernth Lindfords (2000).

[5] « Mon peuple/quand hors des jours étrangers/germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées (…)/quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre/au carnaval des autres. » Aimé Césaire, « Hors des jours étrangers », Ferrements in La Poésie (1994).

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 Translated from the French by Ruthmarie H. Mitsch.

Pour citer l'article :

APA

Kemedjio, C. (2024). La fabrique de la « fantasmagorie » africaniste : Littérature et production du savoir dans Chemin d’Europe de Ferdinand Oyono. Global Africa, (5), pp. 104-119. https://doi.org/10.57832/4a9r-z548


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Kemedjio, C. « La fabrique de la "fantasmagorie" africaniste : Littérature et production du savoir dans Chemin d’Europe de Ferdinand Oyono ». Global Africa, no. 5, 2024, p. 104-119. doi.org/10.57832/4a9r-z548


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https://doi.org/10.57832/4a9r-z548


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