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Analyses critiques

Reconstruire les savoirs dans les pays africains

Felwine Sarr

Professeur titulaire des universités et agrégé en économie
Titulaire de la chaire Anne-Marie Bryan, professeur distingué d’études romanes à l’université de Duke

Écrivain et universitaire sénégalais. Il a enseigné à l’université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal

felwine@gmail.com

numéro :

Afriques, mondes et savoirs de demain

Tomorrow’s Africas, Worlds and Knowledge

Afrika, malimwengu na maarifa ya kesho

أفريقيا، عوالم ومعرفة الغد

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

09 mars 2022

ISSN : 

3020-0458

01.2022

Le projet d’émancipation du continent africain et sa capacité à répondre à ses défis sont inséparable d’un travail dans l’espace épistémologique. Ce dernier détermine les ordres politiques, économiques et sociaux des nations ; il influence les subjectivés et les visions du monde. Le continent africain a toujours été le lieu d’une production de savoirs de tous types qui ont assuré sa pérennité, ainsi que la transmission et l’enrichissement de ses matrices culturelles. Il s’agira d’intégrer les savoirs produits sur le continent africain dans le corpus de ce que nous jugeons utile à transmettre aux générations suivantes en intégrant les épistémès du non-logos, les savoirs inscrits dans les productions matérielles, les pratiques discursives, les corps, les textualités, les oralités, etc. La tâche consiste à explorer toutes les communautés épistémiques du Continent, comprendre leurs modalités de production gnoséologique et intégrer celles-ci dans des écologies élargies du savoir.


Mots-clés

Écologie du savoir, bibliothèque coloniale, savoirs, épistémologie, sciences sociales africaines


Plan de l'article

  • Géopolitique du savoir dans les pays africains

  • Violence épistémique et bibliothèque coloniale

  • Africaniser les sciences sociales et les humanités

  • Les sciences humaines dans une perspective africaine, la rupture épistémique

  • Construire une écologie africaine des savoirs

  • Conclusion

Les questionnements épistémologiques – quel type de savoirs ? Comment sont-ils produits ? Dans quel but ? – sont fondamentaux pour les Africains dans leur lutte pour l’émancipation politique, culturelle et économique. Pour imaginer et construire des futurs différents, il est nécessaire de questionner l’énonciation des paradigmes du savoir. Dans le contexte des nécessités de production de nouvelles formes dans tous les domaines de la vie sociale et politique dans les pays africains, l’enjeu de la production du savoir est crucial. Pas seulement parce que le continent africain fait face à des défis en termes d’éducation, santé, bien-être… en cette ère d’économies basées sur l’innovation et le savoir. Mais, de manière plus fondamentale, parce que la production de savoir maintient et reproduit un ordre politique, un ordre économique et un ordre social.
Dans l’histoire récente du continent africain, le savoir ethnologique produit sur les sociétés africaines joua un rôle décisif dans leur domination par les pays européens dans la période coloniale. Dans l’ère contemporaine, le savoir confère un contrôle (ou une régulation) de la compréhension du monde ; à ce titre, c’est un espace de pouvoir et cela peut être un instrument de colonialité.
Pour penser convenablement les défis auxquels font réellement face les pays africains, il est nécessaire d’interroger la géopolitique du savoir dans le contexte des pays africains. Dans la première section, je ferai une généalogie de ce que Mudimbe appela la « bibliothèque coloniale », et insisterai sur le rôle de cette bibliothèque coloniale dans la positionnalité contemporaine africaine. Dans une deuxième section, je mettrai particulièrement l’accent sur la nécessité, pour les Africains, d’engager une rupture épistémique en élargissant la vision de ce qu’est un savoir et en réactivant les ressources du connaître incorporées dans leurs cultures, mais plus spécifiquement en produisant de nouveaux savoirs qui seront utiles pour le futur des sociétés africaines et du monde en général. Dans une troisième section, j’esquisserai les principales pistes d’une construction d’une écologie africaine des savoirs.

Géopolitique du savoir dans les pays africains

Violence épistémique et bibliothèque coloniale

Le corpus du savoir concernant l’Afrique est largement marqué par l’ethnologie et l’anthropologie coloniales. Valentin Mudimbe nomma ce corpus la bibliothèque coloniale : depuis le quinzième siècle, le paysage de l’Afrique a été structuré par des discours dont l’objectif était de dominer physiquement les terres, de rééduquer les mentalités des habitants natifs, et d’intégrer « les histoires économiques locales dans une perspective occidentale » (Mudimbe 2021 [1988]: 26). Ces diverses formes de connaissance, principalement motivées par l’objectif de la gouvernementalité et dont le but était la justification et l’établissement de l’entreprise coloniale, voyaient les pays non occidentaux à travers le prisme de la supériorité culturelle et du préjugé racial. Malheureusement, ils continuent d’influencer largement la perception de la réalité africaine et sont devenus un élément de la perpétuation de la domination ou de la dépendance.
En fait, maintenir une asymétrie économique entre les colonies et la Métropole impliquait que cette dernière exerçât un contrôle politique absolu sur les colonies. Et pourtant, ce contrôle aurait été impossible sans des croyances largement partagées en la prédominance culturelle des colonisateurs. Il était d’une importance vitale pour les colonisateurs d’établir ce sens de la supériorité pour ne pas simplement conquérir les terres et les ressources des colonies, mais aussi leurs cœurs et leurs esprits. En conséquence de quoi l’injustice économique et politique qui est inhérente à la colonisation comporte une couche supplémentaire d’injustice culturelle. Ce processus est appelé par Rajeev Bhargaba injustice épistémique. Il a eu lieu de la même manière en Inde et dans les pays africains. Il commence quand les concepts et les catégories grâce auxquelles un peuple se comprend lui-même, aussi bien que son univers, sont remplacés par les concepts et les catégories des colonisateurs.
Ainsi, le système de signification et de catégories prenant en compte l’orientation individuelle et collective des peuples dominés a été remplacé par le sens et les catégories du colon, et cela a été fait par un dénigrement des valeurs des communautés locales, aussi bien que de leur production de savoir. Ce processus d’intériorisation des cadres culturels et épistémiques appartenant aux peuples colonisés est d’abord déployé dans le discours des colonisateurs puis il est cristallisé au sein de travaux théoriques (ethnologiques et anthropologiques) effectués par les colonisateurs.

Africaniser les sciences sociales et les humanités

Pour Valentin Mudimbe, Kwasi Wiredu, et Ngugi wa Thiong’o, afin que l’Africain recouvre profondément sa souveraineté et sa fécondité, il est urgent d’aborder la question de la libération du discours africain (philosophique et scientifique) pour établir des sciences sociales africaines. Pour ces penseurs, il est important de devenir le sujet de son propre discours scientifique et de déterminer sa pratique en accord avec ses propres normes et critères.
Pour Mudimbe et Wiredu, il y a une nécessité d’opérer une transformation radicale des sciences humaines et sociales telles qu’elles sont enseignées actuellement dans les universités africaines. Ce projet de reconstruction requiert de refondre les sciences sociales en commençant par l’interrogation épistémologique concernant les objets, les méthodes et le statut du savoir produit par les sciences humaines et sociales telles qu’elles sont appliquées aux réalités africaines. Déconstruire la raison coloniale-ethnologique commence par une critique radicale des discours produits, de leurs charpentes théoriques et de leurs soubassements idéologiques.
Pour Wiredu et Mudimbe, afin d’échapper définitivement à une aliénation scientifique qui les guette constamment, les chercheurs africains doivent endosser la responsabilité d’une pensée en établissant un discours scientifique qui serait l’expression de la vie matérielle au sein leurs propres contextes sociopolitiques. Cette activité de pensée doit s’enraciner au sein du présent, portant une attention soigneuse à son propre environnement archéologique spécifique et aux tendances réelles des diverses sociétés de l’Afrique et à leurs plus complètes et concrètes expressions. Il s’agit d’intégrer la véritable complexité des formations sociales africaines, et de ne plus les considérer comme des copies carbone de l’histoire occidentale, mais comme ayant leur spécificité culturelle et historique propre.
Les initiateurs des sciences sociales africaines (Kagame, Lufuwalbo, Mulago, Mbiti) ont été critiqués pour avoir simplement repris les catégories, concepts, schémas et systèmes occidentaux afin d’y couler les « entités » africaines. Ces critiques, selon Mudimbe, sont maladroitement exprimées ou infondées et éludent trop facilement une question majeure, celle du sens de la différence qui doit se faire par rapport à l’Occident et de ce qu’il en coûte réellement d’assumer cette différence.
Échapper réellement à l’Occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où l’Occident, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. (Mudimbe 1982: 12-13)
L’ordre du discours occidental, espace délimité en fonction d’une structure économique et d’une archéologie culturelle, rend seulement compte d’autres cultures ou d’autres systèmes par référence à lui-même et, selon Mudimbe, dans la spécificité d’une expérience qui serait irréductible à celui-ci.
La limite des approches syncrétistes selon Mudimbe consiste dans le fait que l’africanisation des sciences est seulement pensée sous les modalités d’application (économie, droit, sociologie). Il est fort heureux que des chercheurs africains (C. A. Diop, Obenga) voulant refaire à partir de rien l’histoire de l’Afrique montrent de manière concrète comment reconcevoir l’organisation des disciplines héritée de l’Occident, par quelles techniques habiles et subtiles déstructurer le contrôle des doctrines et des appropriations sociales du discours scientifique.
L’une des voies de l’Africanisation des sciences humaines et sociales serait le recours aux ressources herméneutiques des langues africaines comme outils pour décoloniser la pensée et réorganiser les ordres du savoir. Le philosophe kenyan Odera Oruka plaide pour une lecture philosophique des ressources des langues vernaculaires africaines. Son approche herméneutique, en explorant les ressources orales (mythes et proverbes) des langues kenyanes, lui permet de mettre en évidence la sagacité philosophique de ce corpus. Les « Wisemen-woman » (sages) étudiés par Odera Oruka sont des philosophes, car elles sont capables de réflexivité et de distance critique par rapport à leur corpus.
Valentin Mudimbe, dans L’Odeur du père, questionne ce qu’est l’ordre du discours pour les sciences humaines et sociales africaines. Comment circonvenir ou surmonter le paradoxe essentiel qui a marqué la libération du discours nègre qui a dû se baser sur les travaux des anthropologues africanistes pour se construire (négritude)… Mudimbe questionne la manière d’articuler une pensée africaine authentique qui rendrait compte fidèlement de l’ordre et des normes du discours africain.
Mudimbe croit qu’en entreprenant une révolution linguistique radicale, le remplacement des langues européennes par des langues africaines, un ordre de discours différent émergerait. Changer « l’instrument linguistique de connaissance et de production scientifique provoquerait assurément une rupture épistémologique et ouvrirait la voie à une aventure nouvelle pour l’Afrique », de la même manière que « les promoteurs de la pensée grecque en transplantant dans leur langue, technique, méthodes et usages de la connaissance reçue de l’Égypte ont déclenché une réorganisation du savoir et de la vie dont l’ordre essentiel est toujours actuel et encore en cours. » (Mudimbe 1982: 47)
En tout cas, un nouvel univers verrait le jour. Et dans cette perspective, l’établissement des sciences humaines et sociales véritablement africaines serait effectif, à savoir des pratiques de savoir qui seraient en harmonie à la fois avec les dégradés des cultures africaines et avec les postulats de notre modernité.
Ngugi wa Thiong’o estime également que redécouvrir la vitalité des langues africaines ne prendrait pas seulement en compte la décolonisation des esprits et des imaginaires, mais révélerait aussi les intériorités et les univers signifiants, inscrits au sein d’un ordre du monde qui conforme intimement le sens pour les Africains. Les langues ouvrent des galaxies, des univers, et des mondes que l’on doit explorer.
Les langues africaines pourraient être considérées comme des points d’accès privilégiés au soin à apporter et à la gestion des cultures en question ainsi qu’à leurs contenus en termes de pensée et de formes de savoir. Les travaux d’Alexis Kagamé, de Benveniste et de Wittgenstein[1] ont fourni certaines preuves du lien entre la pensée et la structure syntaxique et grammaticale des langues.
Cette vision de Kagame et Benveniste est quelque peu nuancée et atténuée par le développement récent de la philosophie linguistique réalisé par Souleymane Bachir Diagne et Kwasi Wiredu. Kwasi Wiredu s’intéresse aux ressources philosophiques de la langue akan tout en évitant une approche ethnophilosophique. Pour Wiredu, la langue n’est pas censée révéler les pensées collectives de la culture akan, comme le postulent les ethnophilosophes (Kagame, Tempels, etc.) ; c’est une ressource herméneutique qui tient compte de nouvelles explorations critiques en philosophie africaine contemporaine.
Dans la même veine, Souleymane Bachir Diagne s’interroge sur les enjeux que la diversité des langues constitue pour la cognition. Chaque langue nous enferme-t-elle dans un système de pensée irréductible ? Peut-on purement et simplement identifier représentations linguistiques et représentations cognitives, comme les grammaires cognitives semblent le faire ? Dans son entreprise d’anthropologie cognitive globale, il se pose les questions suivantes : la langue détermine-t-elle les catégories logiques que nous utilisons aussi bien que les notions fondamentales que nous avons de l’être, du temps, etc. ?
Selon Souleymane Bachir Diagne, il ne s’agit plus de critiquer l’ethnophilosophie au nom de la philosophie, mais de sérieusement reprendre à nouveau ce qui a été visé dans l’entreprise et qui s’est égaré dans l’impasse d’une philosophie ethnique. Il nous invite, avec Catherine Fuchs, à aller au-delà du relativisme linguistique de Sapir et Whorf, Kagame, et Benveniste. La langue incline à penser. Elle « incline sans nécessiter », comme dit Leibniz.

Les sciences humaines dans une perspective africaine, la rupture épistémique

Cette rupture épistémique que je convoque n’est pas seulement une meilleure application des sciences sociales occidentales (les prétendues humanités) aux réalités africaines ou une meilleure inculturation de ces dernières. Tel est l’argument principal de Mudimbe. Mon propos est que nous devons reconnaître la diversité des approches de la réalité en fonction des civilisations et des ères, une pluralité de moyens de connaissance, aussi bien qu’une relativité gnoséologique et épistémologique.
Je propose de repenser la pluralité des périples de la pensée humaine, partant de l’idée d’une égalité de principe des différentes traditions de pensée ou des pratiques discursives tout en reconnaissant leur incommensurabilité. Cela nous amène à considérer ces différentes traditions de pensée à partir de leurs horizons et des configurations du pensable qu’elles proposent ; comme des périples uniques de l’esprit qui se sont construits de manière concomitante, façonnés par les cultures où ils s’originent. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de circulation des idées et de la pensée à travers les régions et les ères.
Penser à ces questions dans un contexte africain convoque une rupture épistémique. Incorporer la complexité des structures sociales africaines, et les embrasser, dans leur spécificité culturelle et historique, dans la production du savoir, requiert un changement de position au sein des champs du savoir constitué et une refonte ; un acte de pensée qui prête une attention particulière aux orientations actuelles des sociétés examinées.
Ce projet de restructuration nous engage à reconsidérer complètement les sciences sociales, et nécessite une remise en question épistémologique des objets, méthodes et statut du savoir produit par les sciences humaines et sociales, en tant qu’appliqué aux réalités africaines. L’obstacle majeur d’une telle approche reste la difficulté à déterminer un champ épistémologique, en d’autres termes, les objets spécifiques qu’il convient d’étudier, mais aussi les méthodes nécessaires pour le faire.
Une critique récurrente de la vision occidentale du savoir est qu’elle surestime les prérogatives du sujet en se fondant sur l’illusion que ce dernier, par ses propres moyens (la raison et/ou les sens) peut produire une pensée qui reflète la complexité de la réalité. L’écueil de la méthodologie européenne consiste à sélectionner un critère singulier pour expliquer la réalité.
La fécondité de l’approche méthodologique basée sur le principe du tiers exclu[2] doit être reconsidérée. Cette approche distingue le sujet de l’objet pour interpréter la réalité. Faisant des objets des entités momentanées et découpant la réalité en petites portions que nous tentons ensuite de reconstituer. Ce positivisme résiduel dans la tradition épistémologique occidentale est basé sur un atomisme qui date de deux mille ans. Cette approche fut utile pour le développement de la physique et des sciences naturelles, mais elle s’avère bien moins profitable lorsqu’il s’agit des sciences humaines et sociales, car les objets d’étude sont multistratifiés et le sujet n’est pas séparé de l’objet. De la même manière qu’en physique quantique, la position de l’observateur modifie l’objet qui est observé.
L’idée est d’être capable d’aller au-delà de la dichotomie entre le sujet et l’objet en attribuant au sujet les qualités d’un objet et vice versa – à l’objet les capacités d’un sujet (c’est-à-dire de produire du savoir et l’aptitude à changer le point de vue de l’observateur). Une production de savoir depuis un point de vue bifocal, par combinaison d’une distance critique adéquate et d’une compréhension depuis l’intérieur.
Mais plus fondamentalement, la question est d’acquérir un savoir plus en profondeur sur les sociétés et les cultures africaines, qui sont basées également sur leurs propres critères gnoséologiques. Pour accomplir cela, il est nécessaire d’adopter d’autres modes de compréhension de la réalité, à côté du savoir scientifique tel qu’il est actuellement constitué. L’exploration des territoires relativement peu familiers des ontomythologies et épistémogonies africaines autorise une approche plus ouverte des différents types de savoirs qui ont aidé et sauvegardé les sociétés africaines dans leur longue histoire. Ceux-ci constituent des manières de connaître qui ont fait la démonstration de leurs attributs opérationnels à long terme dans différentes aires de l’activité humaine : savoir thérapeutique et environnemental, savoir-faire technique, savoir social, historique, psychologique, économique et agronomique. Ces savoirs ont assuré la survie, la croissance et la durabilité des sociétés africaines. Afin de mobiliser ces savoirs, il est nécessaire d’explorer les multiples expressions culturelles et les ressources linguistiques africaines.
Nous nous engageons également dans un débat autour d’une théorie de la connaissance limitée par les frontières de la vision occidentale du savoir, en remettant en question l’exclusivité de l’épistémé logocentrique et l’arraisonnement des modes de compréhensibilité par le mode singulier de la pensée écrite. Il s’agit de reconsidérer la question du savoir dans ses racines profondes.
L’objectif est de repenser les conditions de possibilité d’un savoir. « Que puis-je connaître ? » est la question posée par Kant dans sa Critique de la raison pure. « Comment une connaissance est-elle possible ? » Ces questions ont défini la physique et la métaphysique au XVIIIe siècle.
Les questions que nous devrions plutôt nous poser pourraient être celles-ci : que nous apprennent les manières de penser non discursives sur la réalité ? Cet examen du savoir sera développé en considérant les objets de la quête épistémologique aussi bien que ses manières de percevoir la réalité. Depuis le temps d’Aristote, expliquer revient à déterminer les causes ou à identifier les causes premières. La pensée de la « causalité linéaire » a une limite, et c’est la cause première. La pensée complexe et dialogique (promue par E. Morin) a rendu possible de voir en termes relatifs ce mode d’interprétation de la réalité en révélant ses limitations.

Construire une écologie africaine des savoirs

Reconstruire les savoirs en Afrique pourrait se mener en mettant en place une écologie des savoirs – dans laquelle les disciplines, les approches et les méthodologies sont considérées dans leur propre intégrité, mais sont insérées dans une écologie où elles peuvent interagir et produire de nouveaux savoirs.
J’emprunte à Margarita Bowen et Boaventoura de Sousa Santos la notion d’écologie des savoirs. Tout en acceptant que les savoirs dérivent de l’expérience, la notion d’écologie des savoirs renvoie à un concept d’expérience beaucoup plus large, en accord avec une conception écosystémique plus dynamique du monde. Margarita Bowen, l’historienne des sciences australienne qui a suggéré en 1985 le terme d’écologie des savoirs, met l’accent sur le fait que toutes les idées ou actions qui émanent de l’observation sont elles-mêmes incorporées et font partie de l’écosystème global. Cette évidence suggère une coupure radicale avec le modèle établi et positiviste de la méthode scientifique exacte, dans lequel le chercheur était considéré comme indépendant, du moins intellectuellement, des objets d’observation, et donc capable de collecter des données fiables (faits objectifs) par l’analyse des perceptions sensorielles pour en garantir l’exactitude. David Lowenthal (1961) affirme que la perception n’est pas une question de sens uniquement : « sentir, penser, ressentir et croire sont des processus simultanés et interdépendants ».
Les questions que nous devrions nous poser pourraient être celles-ci : peut-on élargir la notion de perception ? Peut-on envisager une épistémologie des sens ? Pouvons-nous considérer les arts, la danse, le théâtre et les corps comme des lieux de savoir ?
L’idée est d’identifier un pluralisme épistémologique qui reconnaisse la particularité de la science et son efficacité dans certains domaines, tout en contestant sa prétention à détenir le monopole de la vérité, et sa visée à disqualifier d’autres formes de savoir. Mon propos est de contester la prétention scientifique à constituer le seul savoir légitime et vrai d’une part, mais aussi le relativisme postmoderne selon lequel tous les savoirs se valent, d’autre part. Mon propos n’est pas d’attribuer la même aptitude (capacité) à tous les types de savoirs, mais de permettre une discussion pragmatique entre des critères alternatifs de validité. Une discussion qui ne disqualifie pas immédiatement les savoirs qui sont en dehors du canon scientifique. Reconstruire les savoirs en Afrique, c’est être apte à se baser sur tous les types de savoirs produits par les sociétés africaines à travers les temps, et de réactiver ceux qui opèrent encore dans des domaines variés de la vie.
Cela signifie d’en finir avec une monoculture du connaître en admettant une constellation de savoirs divers qui interagissent et sont complémentaires, et aussi des savoirs qui peuvent être traduits les uns dans les autres, en évitant la fragmentation et la non-communicabilité de divers types de savoir. En outre, aller au-delà de l’idée que les savoirs sont situés et dépendent exclusivement des conditions dans lesquelles ils sont produits. Le savoir est à la fois situé et trans-situé.
L’intelligence humaine réside dans notre aptitude à aller au-delà des diverses possibilités de penser, à les comprendre et à générer un dialogue entre elles.
Une écologie des savoirs ne sera pas une recherche systématique en vue de la vérité ultime, mais plutôt une tentative de présenter ces possibilités afin de produire quelque chose d’intelligible et d’utile à partir des rencontres d’une pluralité de manières de connaître, en produisant des savoirs et des pratiques discursives. L’objectif ultime de cette rupture épistémologique est la construction d’une bibliothèque qui embrasse toutes les bibliothèques (bibliothèques des épistémologies du logos et du non-logos, des archives ante-coloniales, coloniales, postcoloniales, décoloniales et variées, des pensées et des savoirs) disséminées dans les sociétés. Cette bibliothèque active la production de nouveaux savoirs et de nouvelles manières de connaître, ainsi qu’une reconnaissance intégrale de l’ignorance, qui représente ce qui est ignoré (non considéré comme un savoir), mais aussi ce que nous ne savons pas encore. Elle est donc un espace de créativité et d’innovation. L’ambition d’une telle écologie des savoirs pourrait être, en synchronie et en diachronie, d’étudier la vie des idées (leur présent et leur futur) ; les variations historiques dans la réponse aux questions humaines fondamentales, exprimées dans la pensée collective de grands groupes d’individus.
En conséquence, la réflexion sur les transformations sociales et la production de savoir et de culture d’une ère linguistique nécessitent une compréhension de l’environnement global qui produit du sens. Cela se justifie par le fait que les énoncés philosophiques, les conjectures légales ou universitaires, ou les processus littéraires ou les images poétiques récurrentes, ne prennent réellement sens que reliés les uns aux autres dans la topographie interactive du discours social tout entier.
Dans cette perspective, une écologie africaine des savoirs pourrait devenir une entreprise multidisciplinaire qui explore aussi bien les littératures que les savoirs canoniques, les arts, les solutions pratiques et les croyances collectives, la production matérielle, les savoirs théoriques dans leurs versions raffinées et simplistes, savantes ou non.
Une telle signification ne peut être perçue par des études sectorielles, qui pratiquent une « division du travail » dans un régime fordiste continu de disciplines. Cette écologie africaine des savoirs doit aller au-delà de l’analyse de champs et de genres discursifs définis – philosophiques, religieux, scientifiques, littéraires, politiques. La réalisation d’une telle entreprise, dans le contexte des pays africains, soulève la question des sources et en particulier celle des sources orales, porteuses, plus que toute autre, de la mémoire collective et de la production de savoirs des sociétés africaines.
Il faut juste rappeler que les sociétés africaines ont connu des systèmes d’écriture qui ont joué différents rôles dans l’archivage et la conservation de leur patrimoine culturel. Certains systèmes d’écriture étaient réservés à une élite, tandis que d’autres étaient plus largement diffusés. Pour nous, il s’agit de s’éloigner du paradigme scriptural, qui voit dans l’écriture le moyen exclusif de transmettre la mémoire collective et le patrimoine cognitif et culturel d’un peuple. De nombreux groupes humains n’ont pas eu besoin de l’écriture pour transmettre leur capital culturel.
Il n’y a pas de groupe humain sans langue, et sans moyen codifié de perpétuer sa mémoire collective, et donc sans moyen d’échanger des textes à distance. Les sociétés ouest-africaines ont produit un patrimoine culturel et cognitif qui les a rendues aptes à assurer leur survie à long terme. Pour le mobiliser, il est nécessaire d’explorer leurs arts du langage, qui incluent des traditions orales, des cosmogonies, des mythes, des expressions culturelles diverses. Il s’agit de remettre en question ces cultures à travers les processus qu’elles ont principalement utilisés pour transmettre leurs savoirs et leur mémoire collective.
Dans le contexte africain, outre l’exploration des sources écrites et orales, les artefacts et les objets peuvent également jouer un rôle considérable dans une archéologie des savoirs. Ils peuvent aider à réécrire l’histoire ; ils incluent également les savoirs et révèlent des univers épistémologiques alternatifs.
Toute société (culture ou civilisation) transmet un patrimoine et perpétue une matrice culturelle qui convoie son identité à travers le temps, la transformant au gré de l’évolution du monde.
La question est de savoir comment caractériser cette transformation.
La tâche sera d’étudier, dans le contexte des pays africains, les éléments de cette matrice culturelle : ses diverses composantes, au-delà de l’analyse de la constitution des traditions intellectuelles. Mais aussi de s’intéresser aux processus de métamorphoses significatives au sein d’une culture. Cela soulève la question de savoir comment les civilisations se transforment (par mouvement interne ou par réception et intégration d’influences étrangères). Afin d’étudier l’histoire de la transformation de la matrice culturelle, il sera nécessaire de recourir à des études transculturelles. Si nous ouvrons le champ de vision méthodologique et déplaçons la géographie de notre Raison, une écologie des savoirs peut être un champ d’étude des questions majeures de notre temps, fondé sur des archives davantage plurielles.

Conclusion

Pour faire face aux défis que le continent africain aborde, il est urgent d’améliorer et de mieux approprier le savoir scientifique moderne et ses applications techniques. Cette assimilation créative est une tendance que l’on observe déjà dans de nombreux pays africains, où l’on utilise les nouvelles technologies pour apporter des solutions dans le domaine de l’éducation, de la santé, etc. Mais en outre, il s’agit d’élargir l’éventail des savoirs sur lesquels se fondent les organisations sociales, en incorporant dans le répertoire des instruments utiles, les savoirs produits par les sociétés africaines et inscrits dans leur matrice culturelle et leur ADN. Une tâche additionnelle dévolue aux chercheurs africains est de produire les savoirs dont les sociétés africaines auront besoin dans les décennies à venir, afin de mieux répondre à leurs besoins et à leurs enjeux.
Réouvrir le futur pour les pays africains est une tâche qui se déroule d’abord dans l’espace de la pensée et des imaginaires. Pour donner naissance à une communauté d’imaginaires, il est nécessaire de reconstruire la narration autour de l’Afrique et de produire les savoirs nécessaires au type de sociétés que les Africains veulent créer. Il s’agit de sortir des diverses injonctions téléologiques (progrès, développement ou modernité) pour prendre en compte des futurs non planifiés qui portent les aspirations des populations africaines.
Le continent africain est en train de vivre une mutation culturelle. Il peut devenir un continent-laboratoire et réinventer sur son terrain la vie économique, politique et sociale. C’est un continent qui dispose tous les outils pour cette réinvention. Un des enjeux de la mise en forme institutionnelle de cette réinvention, c’est la reconstruction des savoirs et des imaginaires. La raison du continent africain est plurielle. L’Afrique actualise ses propres synthèses des sphères sociales, politiques et culturelles. Le laboratoire à ciel ouvert que constitue l’Afrique a ses fonderies opèrent à plein régime, les nourrissant avec des combustibles provenant de tous les champs.
Reconstruire les savoirs en Afrique permettrait de s’ouvrir à un univers infini.

Notes

  1. Émile Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue » (1958), dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 63-64. Ludwig Wittgenstein : « les limites de mon langage sont les limites de mon monde », Tractatus logico-philosophicus, section 5.61, tr. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993. Alexis Kagame est un philosophe rwandais qui a montré combien l’ontologie d’Aristote est dérivée de la grammaire grecque.

  2. Cette vision est remise en cause par Issiaka-Prosper Lalèyê, mais aussi au sein de l’épistémè occidentale par les tenants de la physique quantique et des penseurs comme Nicholas Georgescu-Roegen, qui promeuvent la transdisciplinarité et le principe du tiers inclus.

Bibliographie

Mudimbe, V.-Y., 1982, L’Odeur du Père, Paris, Présence africaine, 1982.

Mudimbe, V.-Y., 1988, The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and Order of Knowledge, Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press, London: James Currey.

Valentin-Yves Mudimbe, L’invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance. Trad. de l’anglais par Laurent Vannini. Préface de Mamadou Diouf. Présence africaine, coll. « Histoire, politique, société ».


Pour citer l'article :

APA

Sarr, F. (2022). Reconstruire les savoirs dans les pays africains. Global Africa, 1, pp. 114-121. https://doi.org/10.57832/ga.v1i1.20


MLA

Sarr, F. (2022). « Reconstruire les savoirs dans les pays africains ». Global Africa, no. 1, 2022, p. 114-121. doi.org/10.57832/ga.v1i1.20


DOI

https://doi.org/10.57832/ga.v1i1.20


© 2023 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0

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