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Editorial

Savoirs protecteurs, savoir protéger

Firmin Mbala

Spécialiste des droits humains et du développement international

mbalafirmin@gmail.com


Mame-Penda Ba, Olivier Dangles, Faisal Garba, Mohamed Jouili, Toussaint Kafarhire, Philippe Lavigne Delville, Frédérique Louveau, Nadine Machikou, Sara Mejdoubi, Uchenna Okeja, Mireille Razafindrakoto & Cheikh Sadibou Sakho

Pour le comité de rédaction

redaction@globalafricasciences.org

numéro :

Savoirs protecteurs, savoir protéger

Protective Knowledges, The Wisdom to Protect

Maarifa ya kinga, kujua
jinsi ya kulinda

معارف وقائيّة، ومعرفة وسائل الوقاية

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Publié le :

20 juin 2025

ISSN : 

3020-0458

10.2025

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Plan de l'article

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Ce numéro spécial de Global Africa s’ouvre sur une double interpellation : penser les savoirs protecteurs comme formes situées de résistance, et interroger notre capacité collective à instituer une éthique de la protection. Car protéger n’est pas un simple réflexe humanitaire ou un impératif moral abstrait : c’est un acte politique, une posture située, traversée par des rapports de pouvoir, des héritages historiques, des contacts contemporains, des vulnérabilités différenciées.
Les savoirs protecteurs, tels que nous les abordons ici, ne relèvent ni de la technique ni de la tradition figée. Ils sont le produit de bricolages sociaux, de tactiques du quotidien, de formes d’intelligence communautaire qui, dans des contextes de violence structurelle, de précarité institutionnelle et de fragilité démocratique, permettent de préserver la vie, la dignité, la mémoire. Ils sont aussi, souvent, des savoirs invisibilisés, marginalisés, voire criminalisés — précisément parce qu’ils échappent aux logiques de contrôle étatique ou aux normes hégémoniques du savoir.
En Afrique, cette capacité à protéger — nos penseurs, nos communautés, nos langues, nos mémoires — reste dramatiquement lacunaire. Trop souvent, les figures de la pensée critique sont contraintes à l’exil, les institutions de savoir sont délégitimées ou instrumentalisées, et les solidarités populaires sont fragilisées par des logiques de fragmentation sociale ou de répression politique. Ce numéro est donc un appel à la réappropriation de ces ressources de protection, à leur valorisation, à leur transmission. Il donne, de ce fait, une occasion plus qu’appropriée pour rendre un hommage mérité à deux figures majeures des pensées africaines récemment disparues : Valentin-Yves Mudimbe et Ngũgĩ wa Thiong’o.

 

Valentin-Yves Mudimbe : le décolonisateur des savoirs[1]

Philosophe, romancier, critique, Valentin-Yves Mudimbe fut l’un des penseurs les plus décisifs du XXᵉ siècle africain. Avec The Invention of Africa (Mudimbe, 1988), il a bouleversé les études postcoloniales en révélant la structure profonde de la « bibliothèque coloniale » : cet ensemble de textes religieux, anthropologiques et administratifs qui ont construit l’Afrique comme un objet à connaître, à dominer, à sauver. Mais Mudimbe ne s’est jamais uniquement contenté de déconstruire ; il a proposé une refondation intellectuelle, rigoureuse et exigeante, pour penser l’Afrique hors de toute assignation.
Son œuvre, entre philosophie et littérature, entre la République Démocratique du Congo (RDC), l’Europe et les États-Unis, est une pensée de la traversée, de l’errance, de la complexité. Elle refuse les prisons conceptuelles, qu’elles soient coloniales ou nationalistes, sous couleur « d’authenticité ». Elle invite à penser l’Afrique par elle-même, sans se couper du monde. En cela, Mudimbe est une source d’inspiration majeure pour les savoirs protecteurs : il nous enseigne que protéger, c’est aussi penser autrement, refuser les évidences, et construire des savoirs pluriels, ouverts, capables de rendre compte de la diversité des expériences africaines.
Lorsqu'il a reçu le titre de docteur Honoris causa de l’Université de Lubumbashi en 2019, Mudimbe a exprimé son émotion d'être enfin reconnu dans son pays d'origine, après avoir été célébré sur tous les autres continents. Son geste d’alors — le don de sa bibliothèque personnelle à cette même université — est un acte de transmission, mais aussi un cri d’alerte. Car Mudimbe, comme tant d’autres, a dû fuir son pays, chassé par l’autocratie de Mobutu Sese Seko, qui régna par la répression et la corruption en RDC  de 1965 à 1997. Nous avons manqué à notre devoir de le protéger. Et pourtant, il n’a jamais rompu son attachement à l’Afrique, de penser pour elle, avec elle, malgré l’exil.

 

Ngũgĩ wa Thiong’o : la langue comme territoire de résistance[2]

Ngũgĩ wa Thiong’o, romancier, dramaturge, essayiste, fut l’un des plus puissants militants de la décolonisation culturelle. Né sous domination britannique, il a très tôt compris que la langue est un champ de bataille. Après avoir écrit en anglais, il choisit le kikuyu, sa langue maternelle, pour dire le monde, pour écrire le théâtre, le roman, l’essai. Ce geste, radical, est un acte de protection : protéger les langues africaines, c’est protéger les imaginaires, les mémoires, les résistances.
Son œuvre, de Petals of Blood à Decolonising the Mind (Ngũgĩ, 1986), est un plaidoyer pour une littérature enracinée, une pensée insurgée, une Afrique qui se raconte par elle-même. Mais ce combat lui a coûté cher : emprisonné, censuré, exilé pendant plus de vingt ans, Ngũgĩ a payé de sa chair son engagement. Et lorsqu’il tenta de revenir au Kenya en 2004, ce fut pour y être odieusement agressé, avec son épouse. Nous avons manqué à notre devoir de le protéger. À juste titre, des commentateurs avaient exhumé les racines de cette brutale humiliation dans la dégradation des institutions culturelles, comme les bibliothèques vidées de leurs livres par des vols ou mutilations. Cette négligence symbolisant une érosion de la vertu civique[3].
Et pourtant, Ngũgĩ n’a jamais cessé d’écrire, de rêver, de transmettre. Il croyait en une littérature capable d’ouvrir la voie à la philosophie, aux sciences, à la technologie. En cela, il est une figure tutélaire des savoirs protecteurs : il a montré que protéger, c’est aussi créer, traduire, enseigner, résister.

 

Un héritage, une responsabilité

L’évocation de ces deux géants de la pensée ne constitue pas seulement un hommage. C’est un (r)appel à nos responsabilités. Car pendant que nous célébrons Mudimbe et Ngũgĩ, d’autres continuent de subir, dans l’indifférence ou le silence, les violences des pouvoirs. Au Bénin, le constitutionnaliste Joël Aïvo, les politistes Alain Fogue et Abdu Karim Ali au Cameroun, le chercheur Aliou Bah en Guinée, sont aujourd’hui emprisonnés pour leurs idées. Et les cercles académiques africains, trop souvent, trop lâches, se taisent.
Comme le souligne Nadine Machikou (2024), les cadres internationaux peinent à protéger les universitaires africains[4]. Il est temps de construire des mécanismes de protection enracinés dans nos réalités, nos solidarités, nos savoirs. C’est là tout le sens de ce numéro : penser les savoirs protecteurs comme des outils de résistances, de soins, de transformations.
Mudimbe et Ngũgĩ nous ont légué des outils. À nous de les manier. Car protéger, c’est résister, exister. Ce numéro leur est dédié, ainsi qu’à Koyo Kouoh et tous ceux et toutes celles qui ne sont pas cité·e·s ici mais dont les œuvres valent vies et libertés. Puissent leurs combats nous rappeler que, parfois, savoir protéger commence par un acte simple : rompre le silence.
Ce numéro de Global Africa est donc un manifeste. Il affirme que les savoirs protecteurs ne sont pas des reliques du passé, mais des bricolages contemporains, des forces vives, des leviers d’émancipation, des actes de courage. Il rappelle que savoir protéger, c’est aussi protéger ceux qui savent. Les savoirs protecteurs ne sont pas uniquement des techniques ; ils sont une éthique. Celle qui exige de tendre la main à la victime de violences conjugales, à la jeune fille excisée ou mariée de force, mais aussi au professeur menacé pour son article, à l’artiste censuré, à l’étudiant tabassé pour une pancarte. Et puisque protéger c'est refuser la complicité du silence, nous ouvrons ce numéro de Global Africa par trois textes qui célèbrent les vies, les luttes et les œuvres de nos illustres ancêtres : V.-Y, Thiong'o et Kouoh.

Notes

[1] Sur Valentin-Yves Mudimbe, consulter le séminal Mudimbe, V.-Y. (2021). L’invention de l’Afrique : Gnose, philosophie et ordre de la connaissance. Présence Africaine ; Kavwahirehi, K. (2006). V.Y. Mudimbe et la ré-invention de l’Afrique : Poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines (Coll. Francopolyphonies). Rodopi. Et le documentaire Bekolo, J.-P. (Réalisateur). (2015). Les Choses et les Mots de Mudimbe [Film documentaire, 243 min]. JPB Productions offre un regard poignant sur la vie et la pensée du philosophe.

[2] Pour approfondir l’œuvre de Ngũgĩ wa Thiong’o, voir Gikandi, S. (2001). Ngũgĩ wa Thiong’o. Cambridge University Press.

[3] Onyango-Obbo, C. (2004, 16 août). Ngugi's attack: It all started in our libraries. The East African. Récupéré de https://www1.swarthmore.edu/SocSci/tburke1/perma83004.html (consulté le 7 juin 2024).

[4] Machikou, N. (2024). Are African scholars at risk? The invisibility of Africans in relief policies for endangered academics. Dans L. Dakhli, P. Laborier & F. Wolff (Eds.), Academics in a century of displacement: The global history and politics of protecting endangered scholars (pp. 263–290). Springer VS. https://doi.org/10.1007/978-3-658-43540-0_11

Bibliographie

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Pour citer l'article :

APA

Mbala, F. & Global Africa. (2025). Savoirs protecteurs, savoir protéger. Global Africa, (10), pp. 6-8. https://doi.org/10.57832/tw94-9c46


MLA

Mbala, Firmin. & Global Africa. « Savoirs protecteurs, savoir protéger ». Global Africa, no. 10, 2025, pp. 6-8. doi.org/10.57832/tw94-9c46


DOI

https://doi.org/10.57832/tw94-9c46 


© 2025 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0

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