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Analyses critiques

Savoirs endogènes et savoirs dits « scientifiques » à l’aune de la COVID 19. De la rupture épistémologique à la reconnexion des savoirs

Jacques Tshibwabwa Kuditshini

Professeur de science politique

Université de Kinshasa, département des sciences politiques et administratives, République démocratique du Congo

jacquestshibwabwa@gmail.com

numéro :

Varia

Miscellaneous

Vinginevyo

متفرقات

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 mars 2024

ISSN : 

3020-0458

05.2024

Dans l’imaginaire scientifique occidental, les savoirs endogènes africains sont souvent assimilés à des savoirs ordinaires, au sens commun, et surtout à des savoirs populaires et vulgaires. Cet imaginaire participe de la construction de la dichotomie connaissances endogènes/connaissances scientifiques où les premières, dominées par les secondes, se trouvent dans un rapport de subalternisation ancré dans des préjugés raciaux et culturels dont l’ethnologie coloniale constitue le soubassement épistémologique et idéologique. L’objectif de ce papier est de convoquer la notion de « rupture épistémologique » théorisée par Gaston Bachelard, Émile Durkheim et Pierre Bourdieu, comme un autre facteur explicatif de cette dichotomie qui a pour effet de périphériser les savoirs endogènes. Les soubresauts et les frémissements de la Covid-19, qui s’est révélée être un phénomène social total affectant tous les champs argumentaires du savoir et ceux des sciences sociales et des humanités en particulier, sont exploités comme prétexte pour revisiter et relativiser la notion de « rupture épistémologique ». Ils sont aussi mobilisés comme ressorts en vue de plaider à la fois pour la réactivation des connaissances endogènes africaines et pour la reconnexion de ces dernières avec les connaissances dites « scientifiques » dans une totalisation dialectique qui leur donne sens et leur restitue une fonctionnalité et une historicité propres. Notre démarche réflexive a un caractère théorico-épistémologique et méthodologique. Il s’agit d’une réflexion épistémologique, non empirique, dont l’ambition est de susciter un débat à la fois historique, théorique, méthodologique et même idéologique autour de la problématique des savoirs endogènes dans leur interaction avec les savoirs dits « savants ». Mots-clés Savoirs endogènes, savoirs scientifiques, rupture épistémologique, reconnexion, Covid-19

Plan de l'article

Introduction

 

Retour sur une tradition épistémologique établie, mais problématique

 

Rupture épistémologique, rupture méthodologique et double herméneutique des sciences sociales

 

Savoirs endogènes : savoirs périmés, provisoires, brouillons, ordinaires, populaires ou vulgaires ?

 

Réactiver les savoirs endogènes et promouvoir le pluralisme intellectuel

 

Apprendre de la médecine traditionnelle en temps de crise pandémique

 

Conclusion : Savoirs endogènes et pièges du « néolibéralisme scientifique »


Introduction

La réception mitigée du discours scientifique sur la Covid-19 par les populations africaines est un tournant qui marquera la sociologie politique, la socio-histoire et la socio-anthropologie des pandémies et épidémies. Elle affectera également tous les territoires disciplinaires, et en particulier le champ argumentaire des sciences sociales et humaines, parce que la Covid-19 aura revêtu le visage d’un phénomène social total au sens maussien du terme[1]. En effet, le discours dit « scientifique » sur la matérialité de la pandémie (donc son existence), sur sa gestion (mesures barrières, distanciation interindividuelle, port de masques, lavage des mains, etc.), et sur le vaccin et la vaccination, s’est caractérisé par plusieurs incertitudes. Ces dernières, auxquelles il faut ajouter des atermoiements, des tâtonnements, des tergiversations et des contradictions, ont scellé et signé publiquement ses limites et suscité des résistances citoyennes à l’échelle mondiale. L’étape ultime de cette remise en cause du discours scientifique sur la Covid-19 s’est traduite par la résistance à la vaccination et au vaccin et, en réalité, par le refus de légitimer le vaccin inventé par des industries pharmaceutiques occidentales pour éradiquer la pandémie.
Prenant la forme d’une véritable contestation à l’égard du système socio-sanitaire, cette résistance à la vaccination reflète le malaise qui existe entre la population et les acteurs de la santé, entre la population et le pouvoir médical, entre la population et le pouvoir intellectuel, entre la population et l’ordre économique néolibéral, et enfin entre la population et les gouvernements. Il a justement fallu que des gouvernements imposent le vaccin et la vaccination par des mesures soit autoritaires, soit subtiles pour essayer de vaincre cette résistance. Quant aux politiques publiques, qu’elles soient territoriales ou sectorielles, qu’elles soient l’œuvre des pouvoirs publics locaux, internationaux ou globaux, elles ont également été marquées du sceau des contradictions et d’incertitudes. Face donc à des logiques discursives en dents de scie et des politiques publiques porteuses d’une trajectoire illisible, les populations africaines ont proposé et même imposé une alternative complémentaire : une grande partie de ces populations s’est tournée en effet, tant pour prévenir la maladie que pour se soigner, vers le savoir traditionnel et en particulier vers la médecine traditionnelle.
À ce titre, la contestation socio-sanitaire milite aujourd’hui en faveur de la réactivation et de la valorisation des savoirs endogènes africains. D’une part, la mobilisation des stratégies traditionnelles médico-sanitaires par de nombreux Africains pour gérer la crise pandémique permet de remettre à l’ordre du jour la problématique des savoirs endogènes. D’autre part, les tentatives de subalternisation de ces connaissances par les tenants d’une science dite « moderne », d’origine essentiellement occidentale, par des « globaliseurs » néolibéraux (Tshibwabwa Kuditshini, 2007) et par des élites politiques africaines, militent en faveur de cette même perspective. Enfin, il est utile d’établir une passerelle entre les deux types de savoirs pour en tirer les avantages comparatifs respectifs. Par ailleurs, le projet de réactivation des savoirs endogènes[2], qui a d’ailleurs partie liée avec le projet panafricaniste, est crucial si l’on veut penser les futurs africains de manière critique, parce qu’il s’agit en fait de se réapproprier le destin du continent et de le positionner sur une échelle qui lui permette de saisir les défis globaux à partir d’une perspective africaine.
Pour affronter les défis globaux, les Africains[3] doivent entreprendre un travail sérieux de décolonisation des savoirs conventionnels qui passe, entre autres, par la dynamisation des savoirs endogènes africains. Cependant, tout porte à croire qu’il existe un hiatus entre la posture des élites intellectuelles et politiques africaines et celle des populations. D’une part, il y a des élites qui peinent à sortir des cadres théoriques, épistémologiques, cognitifs et méthodologiques dans lesquels elles ont été moulées pour bâtir de nouvelles manières de penser et d’agir qui soient innovantes et en phase avec les réalités sociales et culturelles de leurs sociétés. D’autre part, on a des populations qui convoquent des solutions de type traditionnel, chaque fois que se déclenchent des épidémies par exemple, et qui ne cessent de mettre à profit des remèdes tirés des connaissances endogènes, ce qui ne les empêche pas non plus de continuer à négocier avec la médecine occidentale. Il faut amener les élites intellectuelles et politiques africaines, et en particulier les jeunes chercheurs et jeunes élites, à sortir des cadres de pensée épistémologique dans lesquels ils sont encastrés. Sortir ne veut pas dire abandonner ou rejeter, il s’agit ici d’envisager, à côté de ces cadres de pensée et d’analyse, d’autres modes de pensée alternatifs et complémentaires, et en particulier les modes de pensée endogènes aujourd’hui marginalisés.
Par ailleurs, pour sortir ces savoirs endogènes de leur position des savoirs dominés et marginalisés, l’hypothèse de travail sur laquelle se construit ce papier est qu’il importe d’abord de relativiser la tradition épistémologique et méthodologique instaurée par Gaston Bachelard et Émile Durkheim, tradition qui établit une rupture – la fameuse rupture épistémologique – entre les savoirs ordinaires et les savoirs scientifiques, et qui subordonne les premiers aux seconds. Cette critique est cruciale dans la mesure où dans l’imaginaire scientifique occidental, les savoirs endogènes africains sont souvent assimilés à des « savoirs ordinaires », et à la limite, à des « savoirs populaires » et « vulgaires ». Cet imaginaire ayant pour conséquence de culminer dans la construction de la dichotomie connaissances endogènes/connaissances scientifiques.
Ayant porté un regard critique sur le concept de « rupture épistémologique » qui dissocie connaissances scientifiques et connaissances endogènes et qui rejette ces dernières dans la sphère de la « non-science », nous estimons ensuite qu’il faut tenir pour établi que les savoirs endogènes sont des systèmes de connaissances au même titre que les connaissances dites « scientifiques » et qu’ils nécessitent seulement d’être réactivés, valorisés et dynamisés à travers des programmes de recherche financés par les gouvernements africains. En troisième position et nous référant au point précédent, nous avançons l’idée selon laquelle il ne peut être établi de démarcation entre les savoirs endogènes et ceux dits « scientifiques », et qu’il existe plutôt une continuité entre les deux, continuité qui postule l’impérieuse nécessité de reconnecter les deux types de connaissances dans une totalité ou totalisation dialectique en marche qui confère à chacun d’eux une fonctionnalité et une historicité propres.
Enfin, la réflexion met en relief la « bataille » qu’il faut mener contre ce qu’on peut appeler le « néolibéralisme scientifique » porté par des institutions telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation des Nations unies (ONU), le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale qui, au-delà de leurs missions officielles, sont également impliquées dans la production des connaissances. Certaines de ces connaissances confortent souvent la position subalterne des savoirs endogènes. Nous opérationnalisons toutes ces idées via la Covid-19 qui constitue notre porte d’entrée pour cette réflexion tout en essayant, autant que faire se peut, de faire dialoguer, d’une part, médecine traditionnelle et médecine moderne et d’autre part, les sciences sociales et humaines avec les deux formes de médecine.
 

Retour sur une tradition épistémologique établie, mais problématique

Une tradition épistémologique d’origine certainement bachelardienne veut qu’on établisse une rupture épistémologique entre les savoirs ordinaires, ou le sens commun, et les savoirs dits « scientifiques ». Selon Gaston Bachelard (2004) en effet, « le fait scientifique est conquis, construit et constaté ». Cette idée est reprise par Bourdieu[4], Chamboredon et Passeron (2005) et traduite en une « hiérarchie des actes épistémologiques » dont l’ordonnancement doit être de mise chaque fois qu’on entreprend un travail scientifique. La conquête du fait scientifique implique d’abord une rupture stricte entre le sens commun, donc la non-science, et les connaissances scientifiques, donc la science. La notion d’obstacle épistémologique développée par Bachelard (2004) permet de bien cerner sa pensée dans ce registre : « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, dit-il, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ». Et Bachelard enchaîne :
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion… L’opinion « pense » mal ; elle ne « pense » pas : elle « traduit » des besoins en connaissances ! En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.
Dans Le métier de sociologue, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron (2005) mettent également en évidence la dichotomie sens commun/connaissance scientifique :
Parce qu’elles ont pour fonction de réconcilier à tout prix la conscience commune avec elle-même en proposant des explications, même contradictoires, d’un même fait, les opinions premières sur les faits sociaux se présentent comme une collection faussement systématisée de jugements à usage alternatif. Ces prénotions, « représentations schématiques et sommaires qui sont formées par la pratique et pour elle », tiennent leur évidence et leur autorité, ainsi que l’observe Durkheim, des fonctions sociales qu’elles remplissent.
Selon les auteurs précités et d’autres (Popper, 1985, 1973 ; Granger, 1991 ; Bélanger, 1998), la connaissance scientifique doit se détacher du sens commun qui est porteur d’opinions, elles-mêmes porteuses de fausses évidences et donc, prendre du recul avec des idées préconçues contenues dans le sens commun autant qu’avec ses catégories de pensée. Mais au-delà de l’idée de rupture ou coupure que véhiculent ces prises de position épistémologiques, théoriques et méthodologiques, se profile, en filigrane, celle de l’hégémonie de la connaissance dite « scientifique » et de sa supériorité ou même suprématie sur le sens commun, ce dernier se donnant alors à voir comme un savoir ordinaire, vulgaire et sans importance. C’est à l’aune de la connaissance scientifique que doit donc se construire le sens commun. En effet, la rupture trouve sa véritable signification dans la construction, qui constitue, parmi les trois actes de la hiérarchie épistémologique, une étape importante. La construction d’un fait scientifique implique un travail de problématisation, donc de théorisation, et de montage d’un cadre opératoire qui consiste à « reconsidérer le phénomène étudié à partir de catégories de pensée qui relèvent des sciences sociales » (Campenhoudt & Quivy, 2011). La reconsidération des phénomènes sous l’angle défini par des concepts théoriques a donc pour but de se débarrasser des « prénotions » qui sont les représentations schématiques et sommaires de la « connaissance vulgaire » (Durkheim, 1967).
Aussi importante que soit cette règle de la méthode développée par Durkheim, aussi utiles que soient les répertoires qui établissent, à la suite de Bachelard et Durkheim, la différence entre science et non-science, il n’en demeure pas moins qu’ils soulèvent les uns et les autres plusieurs problèmes d’ordre épistémologique et méthodologique. Le premier c’est qu’ils établissent une stricte rupture entre les prénotions du sens commun et la connaissance dite « scientifique », et considèrent le sens commun comme un obstacle épistémologique à la connaissance en sciences sociales et en sciences de la nature. Ensuite et c’est le second problème, mis en perspective comparative avec ce que l’on appelle les « savoirs endogènes », ils ont pour effet de reléguer ces connaissances endogènes dans la sphère des simples prénotions, des simples connaissances vulgaires qu’il faut « reconstruire » ou « reconsidérer » à partir des catégories de pensée et des concepts théoriques développés au Nord et souvent importés et appliqués au Sud, alors même que la plupart de ces théories participent souvent d’un processus de « colonisation des savoirs ».
 

Rupture épistémologique, rupture méthodologique et double herméneutique des sciences sociales

La distinction, trop rigide, entre d’un côté le sens commun et la connaissance scientifique a été remise en cause par certains penseurs, à l’instar de Paul Feyerabend (1979), d’Anthony Giddens (1984) ou de Jürgen Habermas (1976). Ne pouvant pas légitimer cette dichotomie qui a pour effet de disqualifier injustement les savoirs ordinaires, Anthony Giddens estime que, dans le processus d’analyse des réalités relatives aux sciences sociales et humaines, on doit prendre en charge à la fois les interprétations du chercheur et les interprétations des sujets. C’est ce qu’il appelle la « double herméneutique des sciences sociales ». La thèse de la double herméneutique insiste d’abord sur les interprétations que le chercheur propose des conduites des sujets. Mais les sujets étant des êtres réflexifs, il y a aussi les interprétations qu’ils font des situations qu’ils vivent : des interprétations qui conditionnent leurs propres actions et, à travers elles, les systèmes sociaux.
Ces deux types d’interprétations, dit-il, ne sont pas étrangers l’un de l’autre. Il existe entre le chercheur en sciences sociales et le sujet une « réciprocité d’interprétations, une double herméneutique ». D’un côté, les théories et les « découvertes » des scientifiques des sciences sociales ne peuvent pas être tenues hors de l’univers des significations et des actions de ceux et celles qui en sont l’objet. De l’autre, ces acteurs qui font partie des objets des sciences sociales sont eux aussi des théoriciens du social, et leurs théories contribuent à la constitution des activités et des institutions qui sont les objets d’étude des scientifiques des sciences sociales. Aucune ligne de démarcation claire ne sépare les acteurs « ordinaires » des spécialistes lorsqu’il s’agit de réflexion sociologique documentée. (Giddens, 1984, p. 43 ; voir aussi Nizet, 2007)
En intégrant les « acteurs ordinaires » et les « savoirs ordinaires » dans la démarche scientifique, Anthony Giddens réhabilite le sens commun et ses prénotions disqualifiés dans la tradition épistémologique bachelardienne et durkheimienne. Il reconnecte par la même occasion les deux types de savoirs : savoirs savants et savoirs ordinaires. Loin donc de séparer les deux sphères, Anthony Giddens les met en interaction et établit la complémentarité qui est censée exister entre les discours dits « savants » et ceux dits « vulgaires » ou « ordinaires ». Il réhabilite donc la parole des acteurs ordinaires souvent étouffée par les acteurs dits « scientifiques », les seuls à qui la notion de rupture épistémologique réserve le pouvoir réflexif. Cette observation émane également de Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008, 1995) qui note que plus généralement la notion de « rupture » rend fort mal compte des rapports complexes entre sens commun et sens savant. En fait, dit-il, « les outils langagiers et cognitifs fondamentaux de l’un et de l’autre sont identiques ». On doit d’ailleurs à Harold Garfinkel d’avoir contribué, par ses recherches en ethnométhodologie, à la réhabilitation du rôle du savoir ordinaire et du raisonnement pratique dans les sciences sociales. L’ethnométhodologie est en effet caractérisée par le refus de la coupure épistémologique ; le rejet d’une démarcation radicale entre science et sens commun ; l’idée que le savoir construit par le chercheur se déploie dans le même champ ontologique que les autres pratiques sociales et donc, que l’interprétation et la pratique de la recherche ne sont pas en extériorité par rapport au phénomène (Garfinkel, 2007).
La notion de « rupture méthodologique » se situe entre celle de rupture épistémologique et la double herméneutique des sciences sociales. Les tenants de la thèse de la rupture méthodologique pensent qu’il est bien indiqué de déployer le terme de « démarcation » que celui de rupture. Admettant qu’il existe une continuité entre le sens commun et le sens savant (idée proche de la double herméneutique), ils disqualifient quand même le sens commun estimant qu’il s’agit d’un savoir qui ne se construit pas à l’aide d’une démarche méthodologique, retombant de ce fait en partie dans la logique de la rupture épistémologique. Dès lors, selon eux, il existe une rupture méthodologique entre le sens commun et le sens savant et non pas une rupture épistémologique. Dans cette perspective, il apparaît que le sens commun, parce que dépourvu de posture méthodologique, parce que non « méthodologisé » en quelque sorte, relève d’un non-savoir. Il constitue alors, à la limite, une forme de connaissance inférieure appelée à se transformer en savoir scientifique, et donc à disparaître pour laisser place à la seule connaissance scientifique qui, elle, est « méthodologisée » ou « méthodologisable[5] ». À ce titre donc, soit le savoir ordinaire demeure un non-savoir ou un savoir de rang inférieur, soit il opère une mutation et finit sa course mutationnelle dans la connaissance scientifique avec laquelle il doit alors faire corps après avoir tout simplement disparu.
 

Savoirs endogènes : savoirs périmés, provisoires, brouillons, ordinaires, populaires ou vulgaires ?

Les savoirs endogènes ne sont pas à confondre avec des savoirs ordinaires ou ce qu’on appelle habituellement « le sens commun ». Pour nous, les savoirs endogènes sont des véritables systèmes de connaissances, des corpus de savoirs dignes de faire l’objet d’investigation et de fréquentation, et dignes de bénéficier de financements des pouvoirs publics africains au même titre que les connaissances héritées de la colonisation. Il s’agit en fait de ce que Paulin Hountondji (cité par Goudjinou Metinhoue, 1994, p. 38) appelle l’« ethnoscience » et qu’il définit comme « l’étude des corpus de connaissance, l’étude des savoirs traditionnels transmis de génération en génération ». On appellera donc savoir endogène, dans une configuration culturelle donnée, dit-il, une « connaissance vécue par la société comme partie intégrante de son héritage, par opposition aux savoirs exogènes qui sont perçus comme des éléments d’un autre système de valeurs ». Il faut noter que les savoirs endogènes sont également appelés « savoirs locaux ». Le terme évoque, selon Hountondji (1994, p. 15), l’origine des savoirs en question en les désignant comme des « produits internes tirés du fonds culturel propre, par opposition aux savoirs exogènes, importés d’ailleurs ». Dans le contexte des pays ayant été colonisés par l’Occident, et en l’occurrence ici les pays africains, les savoirs exogènes sont donc des savoirs importés d’Occident, donc des savoirs dits « scientifiques ». Mis en perspectives dichotomiques, ces savoirs dits « scientifiques » ont la particularité de se dresser à la fois contre les savoirs ordinaires (vulgaires ou le sens commun) et contre les savoirs endogènes qu’ils assimilent aux savoirs vulgaires. En revanche, la notion de savoir ordinaire fait référence à celle de savoir vulgaire, du sens commun, du savoir profane, du savoir populaire ou du non-savoir dont nous avons abondamment parlé ci-haut.
Si l’on met le curseur de l’analyse sur le fait qu’il faut établir une rupture épistémologique entre le sens commun et le sens savant, les savoirs endogènes apparaissent, de par la « position » qu’ils occupent vis-à-vis des savoirs dits « scientifiques », comme des savoirs périmés, c’est-à-dire comme des savoirs qui ont été utiles pendant un certain moment mais qui sont devenus obsolètes, ou encore comme des savoirs provisoires-brouillons qui attendent d’être dépouillés de leur « gangue » pour retrouver une certaine « propreté » et accéder à la légitimité. Surtout, les savoirs endogènes apparaissent, dans nos pays, comme des connaissances ordinaires, vulgaires, populaires qui relèvent du sens commun et qu’il faut détacher du sens savant qui les surplombe et les domine. De manière plus précise, il faut reconnaître que l’enseignement et la recherche sont dominés par des connaissances dites « scientifiques » qui sont en réalité des connaissances produites ailleurs, et qui fragilisent le champ argumentaire des savoirs endogènes. Il faut remonter à la période coloniale pour comprendre la place moins reluisante qu’occupent les savoirs endogènes dans l’architecture et la constellation actuelles des connaissances[6]. Valentin-Yves Mudimbe (2021) a mis en évidence le rôle joué par la « bibliothèque coloniale[7] » dans la constitution des savoirs dits « savants » qui ont favorisé la colonisation des populations africaines et contribué au déclin des connaissances endogènes. Critiquant en effet l’ethnologie coloniale par laquelle cette dévalorisation des savoirs traditionnels a été rendue possible, Mudimbe (1973) constate que :
L’ethnologie a développé un discours globalisant qui, malgré les partis pris scientifiques, était dépendant ou, tout au moins, en relation avec des intérêts, des goûts, des préjugés, des a priori étrangers à l’objet étudié… Ces productions étaient, comme elles le sont encore aujourd’hui d’ailleurs, tributaires d’une certaine conception de la science, elle-même fonction d’un système plus général, rigoureux de par sa logique interne, ordonné et soutenu par des représentations et des concepts précis, historiquement ancrés dans l’histoire de la société et de la pensée occidentale.
Même si l’ethnologie, sous sa forme décriée par Mudimbe, a été remise en cause, il faut noter que certaines formes de connaissances portées notamment par l’africanisme eurocentriste (Obenga, 2008) continuent de perpétuer cette tradition et d’entretenir l’idée d’une certaine supériorité culturelle de l’Occident sur les sociétés et les cultures africaines, l’africanisme s’inscrivant d’ailleurs pleinement dans le projet néocolonial de la France en Afrique[8] (Gondola, 2007). L’idée d’une prétendue supériorité culturelle de l’Occident sur les autres sociétés aboutit d’ailleurs à ce que Rajeev Bhargaba (cité par Sarr, 2022, p. 69) appelle « l’injustice épistémique ». Selon en effet cet auteur, il y a injustice épistémique lorsque les concepts et les catégories grâce auxquelles un peuple se comprend lui-même, aussi bien que son univers, sont remplacés par les concepts et les catégories des colonisateurs. Ce processus de remplacement des concepts et théories des peuples colonisés s’est accompagné d’un dénigrement des valeurs des sociétés africaines et de leur savoir. C’est donc à travers les connaissances produites par les colonisateurs et consignées dans les sciences sociales que s’est opéré ce processus de sabotage et de destruction des cadres culturels et épistémiques des peuples colonisés[9].
Aujourd’hui encore, les objets d’étude, les méthodes et les normes intellectuelles de recherche, et les enseignements des universités et instituts de recherche situés dans le Nord reflètent leur propre expérience et leur position sociale, mais en raison de l’hégémonie mondiale qu’ils exercent, la recherche et l’enseignement des sciences sociales[10] dans toutes les autres parties du monde sont fortement affectés par les idées, les méthodes et les pratiques actuelles dans le Nord (Beigel et al., 2017 ; Ouédraogo & Hendricks, 2015). Dans ce contexte marqué aussi par la mondialisation, il n’est pas surprenant que les savoirs traditionnels se retrouvent sur les marges et passent pour des savoirs vulgaires non fréquentables, non susceptibles de figurer dans les programmes d’enseignement de nos universités. Comme le note si bien Paulin Hountondji (1994) :
L’intégration du tiers monde au processus mondial de production des connaissances entraîne, entre autres effets tangibles, la marginalisation des savoirs et savoir-faire anciens, leur étiolement progressif, leur appauvrissement, voire, dans les pires des cas, leur disparition pure et simple, leur refoulement hors du souvenir conscient des peuples.
Faisant écho à la réflexion de Paulin Hountondji, Dipesh Chakrabarty (2009) constate que la domination coloniale de l’Europe en Asie du Sud a eu pour effet de transformer des traditions intellectuelles sanskrites, persanes ou arabes, jadis ininterrompues et bel et bien vivantes, en « simples objets de recherche pour la plupart, sinon pour tous les historiens modernes de la région, qui traitent désormais ces traditions comme véritablement mortes, comme de l’histoire ancienne ».
Il est dès lors aisé d’expliquer le manque d’intérêt que les élites politiques et intellectuelles issues des anciennes colonies, et en l’occurrence ici les élites africaines, manifestent à l’égard de la médecine traditionnelle et leur préférence pour la médecine dite « moderne » par exemple. Tout ce qui touche à la médecine traditionnelle est vite considéré par des élites modelées par la pensée unique et moniste comme rebutant, répréhensible, dégradé et dégradant. La dynamique sociale africaine montre clairement aujourd’hui que des millions d’Africains ont refusé le vaccin contre la Covid-19 fabriqué dans des laboratoires occidentaux. Ils mettent en cause la légitimité de la connaissance médicale dite « scientifique » et se tournent vers des savoirs traditionnels médico-sanitaires qu’ils ont validés et hissés au rang des savoirs fréquentables. Cependant, l’OMS et ses experts n’ont eu de cesse de produire un discours tentant d’attribuer les taux bas de vaccination constatés en Afrique à l’insuffisance des stocks de vaccins et à d’autres facteurs farfelus, alors même que des stocks de vaccins périmés, parce que non utilisés, ont été brûlés par les gouvernements de certains pays africains[11]. Par ailleurs, certains chefs d’État et certaines personnalités africaines qui ont pris l’initiative de porter des idées et projets liés à la valorisation des connaissances médicales traditionnelles ont vite été discrédités et découragés par d’autres Africains[12]. Et pourtant, tout porte à croire qu’il fallait d’abord encourager ces initiatives et les inscrire dans un agenda intellectuel et scientifique, et donc en faire un problème public continental dont l’appropriation par l’Union africaine, en tant qu’autorité morale, aurait peut-être permis de faire bouger les lignes et de changer de paradigme.
Ce manque d’intérêt à l’égard de ce qui est d’abord africain, ce qui est ancré d’abord dans la culture africaine et concerne les intérêts de l’Afrique par les Africains et pour les Africains, est également souligné par Jean-Marc Ela (1994). Ce dernier fait allusion à l’incurie des Africains face à ce qu’on appelle habituellement les « études africaines ». Ces études sont nées pendant la période coloniale et se sont développées en Europe et en Amérique, et contribuent, sans aucun doute, au progrès des connaissances sur l’Afrique. Mais il faut observer, dit cet auteur, que :
Ces études se sont davantage cantonnées à l’étranger alors qu’elles restent embryonnaires en Afrique. Au sein des universités nationales, on ne trouve pas toujours, comme cela paraît tout à fait normal à Leiden ou à Boston, des centres et des instituts spécialisés dans la connaissance de l’Afrique. On se demande, dit-il, si les universités africaines assument la tâche qui consiste à promouvoir des études sur les réalités des terroirs africains. Comment admettre que nous abandonnions cette tâche à d’autres dans un contexte où, trop souvent, les études développées hors de l’Afrique s’inscrivent dans les stratégies qui nous échappent ?
 

Réactiver les savoirs endogènes et promouvoir le pluralisme intellectuel

Cependant, un mouvement de contestation du savoir dominant et de légitimation d’autres formes de savoir est en marche depuis quelques années. Fernanda Beigel, Jean-Bernard Ouédraogo et Raewyn Connell (2017) attirent l’attention sur la « grande diversité épistémique qui se prépare aujourd’hui sous la surface hégémonique et qui met en scène la nécessité de construire des connaissances à partir des fractures épistémologiques ». La crise du coronavirus montre que la question de l’articulation du savoir endogène en général, et de la réhabilitation de la médecine endogène en particulier, est une question vitale. Évidemment, la revalorisation des connaissances endogènes suppose, au préalable, la remise en question de la rupture épistémologique dont nous avons analysé quelques aspects supra, ensuite la reconnaissance de l’interaction qui existe entre ces savoirs et les autres formes de connaissances et enfin la redécouverte des fondements traditionnels perdus contenus dans ces connaissances. La légitimation de ces connaissances participe d’ailleurs du processus de restauration de la justice cognitive (Piron et al., 2016 ; lire aussi Shivji, 2023 ; Touré, 2023 ; Tshibwabwa Kuditshini, 2023). Il ne s’agit pas cependant d’interroger ces savoirs et savoir-faire ancestraux de manière accidentelle et ponctuelle, suite à des échecs ou des insuffisances du système dominant :
Ce pari pour la rationalité commande une tout autre attitude, un tout autre rapport aux savoirs « traditionnels » que ceux qui prévalent aujourd’hui. Il appelle la mise en place, dans les différentes disciplines, de méthodologies nouvelles pouvant permettre de tester, d’apprécier, et au total d’écarter ou de valider, dans des proportions diverses, les connaissances traditionnelles, les intégrant ainsi de manière critique et avec tout le discernement nécessaire, au mouvement de la recherche vivante. (Hountondji, 1994)
Dans cette étude, nous sommes partis d’une hypothèse générale consistant à remettre en cause la notion de rupture épistémologique entre le sens commun ou connaissance ordinaire et le sens savant ou connaissance scientifique. Ensuite, nous avons montré que le traitement souvent réservé aux connaissances endogènes est tel qu’on les assimile souvent à des connaissances ordinaires, au sens commun, à des simples opinions, à des prénotions, à des préjugés. Et à ce titre, la tendance a été d’établir une rupture épistémologique entre les savoirs endogènes et les connaissances dites « scientifiques », ce qui sous-entend en fait que les connaissances endogènes n’ont pas le statut de connaissance scientifique, mais celui de simples savoirs ordinaires comme on en trouve auprès de chaque individu, chaque communauté, chaque société. Or, comme souligné supra, il ne faut pas confondre savoirs endogènes et sens commun ou savoirs ordinaires. Tout le monde est détenteur d’un savoir ordinaire qui lui permet d’organiser ses activités quotidiennes, savoir qui fait d’ailleurs l’objet des recherches ethnométhodologiques de Harold Garfinkel (2007). Mais tout le monde n’est pas détenteur d’un savoir endogène, donc d’une science endogène. C’est notamment le cas de la médecine traditionnelle. Les médecins traditionnels, qu’on a pris l’habitude de nommer « tradipraticiens » pour justement marquer et établir une rupture entre eux et les médecins formés dans les universités (alors que ce qui est requis est un esprit de collaboration entre eux), sont des techniciens du savoir médical traditionnel dont l’acquisition requiert formation, apprentissage et initiation[13].
Notre esprit et notre conscience ont tellement été « colonisés » et « lavés » via des catégories de pensée étrangères qu’on en vient même à oublier que cette médecine-là existe depuis des temps immémoriaux, c’est-à-dire avant même la colonisation et l’introduction de la médecine occidentale en Afrique. De manière plus extensive et regrettable d’ailleurs, on en vient à oublier que la vie politique a existé en Afrique avant la période coloniale ; que des parlements, des gouvernements, des provinces, des fonctionnaires, des gouverneurs, etc., et des États (empires et royaumes) entretenant des relations diplomatiques, ont existé avant la pénétration européenne sur le continent. Nul n’est besoin de rappeler que des guerres de conquête des terres et des ressources naturelles, donc des conflits géopolitiques, scandent aussi le rythme de l’histoire de l’Afrique précoloniale. On oublie facilement que des grands guerriers, pétris de stratégies et de tactiques militaires, n’ont pas existé qu’en Europe, mais qu’on en trouve aussi dans l’Afrique d’avant la colonisation. On arrive à perdre de vue que des femmes africaines précoloniales ont été des agents d’historicité au même titre que les hommes, à la manière de cette femme congolaise d’exception, Kimpa Vita, dont l’action de résistance menée pendant la période précoloniale contre les Portugais s’inscrit dans le sillage de la quête de la démocratie et du nationalisme « kongolais » (Tshibwabwa Kuditshini, 2011).
 

Apprendre de la médecine traditionnelle en temps de crise pandémique

La médecine traditionnelle africaine a quelque chose à nous apprendre, et la dynamique sociale actuelle à l’œuvre met en relief les leçons que les élites politiques et intellectuelles africaines doivent tirer des vertus portées par les traitements médicaux traditionnels tels qu’ils se donnent à voir à travers les effets positifs qu’ils ont exercés sur les populations africaines qui les utilisent. En effet, il est établi aujourd’hui que les populations africaines ont résisté à la vaccination au regard de la faible couverture vaccinale constatée en Afrique. Selon l’OMS (2022), au 30 juin 2022, 252 millions de personnes avaient reçu au moins une dose de vaccin contre la Covid-19, ce qui représente 22,7 % de la population de la région africaine (20,1 % fin mai 2022), tandis que 197 millions de personnes avaient reçu le nombre requis de doses de vaccin dans la série de primo-vaccination (personnes entièrement vaccinées), soit 17,7 % de la population cible de la région africaine (15,1 % fin mai 2022). À l’échelle mondiale, 61 % de la population était entièrement vaccinée au 30 juin 2022. Jusqu’à cette date, poursuit ce rapport de l’OMS, seuls deux pays avaient complètement vacciné plus de 70 % de leur population : Maurice (76,9 %) et les Seychelles (82,1 %). Ce bulletin de l’OMS fait également état des doses de vaccins périmées. En effet, il appert que le nombre cumulé de doses périmées est passé de 9 695 058 fin mai 2022 à 17 797 294 fin juin 2022 (soit une augmentation de 84 %). Madagascar (20,1 %), l’Algérie (18,8 %) et le Sénégal (18,1 %) ont enregistré le pourcentage le plus élevé de doses périmées par rapport aux doses reçues.
Comme on peut s’en rendre compte, ces données reflètent la faible couverture vaccinale contre la Covid-19 en Afrique. Le moins qu’on puisse dire c’est que s’il faut rendre compte du fait que certaines personnes ont eu recours à ce vaccin malgré elles, d’autant plus qu’elles y étaient contraintes d’une façon ou d’une autre, il apparaît clairement que le pourcentage total de la population africaine qui a accepté de se faire vacciner librement devrait être normalement revu à la baisse. Évoquer l’insuffisance des stocks de vaccins comme facteur explicatif de cette faible couverture vaccinale relève d’un paradoxe dans la mesure où le nombre de doses périmées fin juin 2022 se chiffre à 17 797 294[14]. Ce chiffre conséquent traduit tout simplement la méfiance que les populations ont manifestée à l’égard du vaccin. Par ailleurs, selon les données de l’université John-Hopkins de Boston, l’Afrique a enregistré, au 20 juin 2022, 254 661 décès pour un nombre total de cas estimé à 11 979 753. L’immunité croisée[15], le facteur climatique et la jeunesse de la population africaine sont souvent évoqués pour expliquer les faibles taux de contaminations et de décès. Bien sûr, la plupart de ces hypothèses ne sont pas encore prouvées.
Et pourtant, la littérature savante ne fait pas mention des mesures de prévention adoptées par les populations africaines dès l’annonce de l’arrivée de la Covid-19 sur le continent et même avant cette survenance, mesures qui expliquent aussi, en grande partie, les faibles taux de contamination. En effet, lorsque le coronavirus s’est introduit en terre africaine, le premier réflexe de la population a été de se ruer vers les remèdes que propose la médecine traditionnelle. Les Africains et les Africaines n’ont pas attendu qu’un quelconque vaccin vienne de quelque part pour les délivrer de la pandémie, les hommes et les femmes ont pris l’initiative de se tourner vers les pharmaciens et les médecins traditionnels. Ils n’ont pas attendu que l’initiative vienne de l’OMS, des pouvoirs publics ou des acteurs de la médecine dite « moderne » pour trouver des solutions africaines, à travers notamment le savoir médical ancestral. Des plantes telles que les lumba-lumba, kongo bololo, neem, Artemisia, ndolé, tsitsitsimba, sinki, clou de girofle, gingembre, thym, armoise blanche, menthe, verveine, cannelle, eucalyptus, etc. ont été mises à contribution par les tradipraticiens et offertes à la population. Selon ces derniers, elles ont le pouvoir de guérir les malades atteints de Covid-19 ou d’être mobilisées comme médicaments préventifs parce qu’elles ont toujours soigné des maladies dont les symptômes s’apparentent à ceux de la Covid-19. Il s’agit là d’une hypothèse de travail, mieux de recherche, découlant d’une expertise qui se ressource à un savoir médical endogène et qui doit être prise en considération au même titre qu’une hypothèse formulée par les praticiens de la biomédecine dite « moderne ».
Rien ne permet de penser que les ressources du savoir médical d’origine occidentale sont celles qui sont fréquentables et potables et que les connaissances ancrées dans la culture africaine sont des savoirs de basse échelle. L’idée établissant un lien entre le recours à la médecine traditionnelle et les faibles taux de contamination et de décès en Afrique est à prendre au sérieux. Nous pensons que cette direction doit être explorée et exploitée parce que, bien que notre recherche ne soit pas empirique, cette présomption est formulée sur la base d’une observation empirique, donc sur la base d’un constat effectué sur plusieurs personnes qui ont révélé, lors de nos entretiens exploratoires, avoir été soulagées après avoir inhalé pendant trois jours la vapeur dégagée par les plantes médicinales, alors qu’elles étaient diagnostiquées positives au coronavirus. D’autres personnes ont fait savoir que pour prévenir la contamination, ils ont eu recours aux plantes médicinales, conformément aux conseils de leurs pharmaciens traditionnels.
Une autre raison qui milite en faveur de cette conjecture est cette espèce de flou qui continue à entourer les données chiffrées avancées par diverses institutions pourvoyeuses des statistiques relatives à l’évolution des cas et des décès dus à la Covid-19. En effet, si comme l’attestent les données de l’université John-Hopkins, l’Afrique a enregistré, au 20 juin 2022, 11 979 753 cas de personnes contaminées par la Covid-19, cela veut dire que la plupart de ces gens sont guéris ou alors sont en voie de l’être parce que les personnes décédées sont déjà comptabilisées et connues à cette date-là, soit 254 661 personnes. Questions : peut-on affirmer que ces millions de personnes qui ont recouvré leur santé ou vont la recouvrer ont toutes été internées dans des hôpitaux et traitées via la médecine moderne sur un continent qui manque d’infrastructures sanitaires ? Au regard de la méfiance que les populations africaines ont affichée à l’égard de la médecine moderne qui s’est révélée impuissante face à des dizaines de milliers de personnes qui succombaient en Europe et aux USA dans des hôpitaux officiels, n’est-il pas permis de croire que la plupart des personnes contaminées en Afrique ont trouvé refuge dans la médecine traditionnelle ? Comment auraient-elles pu continuer à faire totalement confiance en des hôpitaux officiels devenus finalement des endroits dangereux où l’hospitalisation rimait davantage avec une mort éventuelle qu’avec une guérison éventuelle ?
À moins de prendre les Africains pour des « idiots culturels[16] » dénués de tout pouvoir réflexif, il est mal venu d’admettre que la médecine traditionnelle africaine n’a pas joué un rôle salvateur de premier plan dans les frémissements et soubresauts liés à la crise pandémique actuelle. En République démocratique du Congo (RDC) par exemple, des rumeurs très persistantes faisant état de pratiques douteuses de décès provoqués par des médecins pour grossir les rangs des morts dues à la Covid-19 – dans le but de capter des rentes artificielles provenant des différentes aides fournies par les bailleurs de fonds – ont fait le tour des réseaux sociaux, créant une psychose qui a amené les gens à se méfier des structures sanitaires institutionnelles. De toutes les façons, il faut faire remarquer clairement ici que toutes les personnes atteintes de Covid-19 n’étaient pas prises en charge médicalement par les structures sanitaires officielles. Cela veut dire aussi, en d’autres termes, que toutes les statistiques officielles en rapport avec les cas des personnes contaminées sont erronées parce qu’elles sont incomplètes. Le niveau de contamination a été sous-évalué à cause de plusieurs facteurs dus aux comportements de la population à l’égard de la pandémie[17].
En RDC, et en particulier à Kinshasa, quatre scénarios ont été observés à ce sujet lors de nos enquêtes exploratoires. Le premier scénario concerne les patients qui étaient testés positifs à la Covid-19 et qui étaient effectivement pris en charge par des structures étatiques. Ce sont des patients qui n’affichaient aucune attitude d’hostilité à l’égard de la médecine moderne. Il y a eu parmi eux des cas de décès. Ce sont ces données qui ont servi à élaborer en grande partie les statistiques officielles. Le deuxième scénario a trait aux personnes atteintes et dont la gravité de la maladie nécessitait une prise en charge médicalisée, mais qui hésitaient à rejoindre les salles d’hospitalisation. À ceux-là, on proposait la prise de produits prescrits par les médecins à domicile, et on leur interdisait tout contact physique avec les autres membres de la famille ou avec l’entourage immédiat ; ils devaient donc se mettre en quarantaine tout en n’étant pas hospitalisés. Leurs données ont également servi à élaborer, en partie, les statistiques, mais il est possible qu’ils aient contaminé d’autres personnes dans leur entourage immédiat parce que l’observance des mesures barrières n’a pas été rigoureuse. Ces contaminations peuvent être passées inaperçues, échappant de ce fait au contrôle des autorités sanitaires et ne venant donc pas alimenter les statistiques officielles. En outre, la plupart de ces patients qui n’étaient pas hospitalisés ont été, à la suite d’influences diverses dont ils étaient l’objet, contraints de combiner les produits prescrits par les médecins avec les produits provenant de la médecine traditionnelle.
Le troisième scénario concerne les patients qui, après avoir été testés positifs, s’en sont remis carrément à la médecine traditionnelle. En effet, bien que la norme officielle édictée par les autorités ait prévu d’interner immédiatement les malades atteints de Covid-19 dans des structures de santé bien indiquées, la pratique observée sur le terrain était telle que beaucoup de personnes testées positives ont choisi de déroger à cette norme et de rester à leur domicile pour suivre un traitement traditionnel. Beaucoup de médecins ont certes répercuté les normes officielles et respecté le protocole fixé par le gouvernement, mais c’était sans compter sur la détermination de certains patients qui n’entendaient pas suivre ce protocole et se méfiaient de la médecine moderne. Il convient de signaler aussi que certains patients, bien qu’hospitalisés, ont fait venir à leur chevet les produits d’origine traditionnelle, à l’insu des professionnels de la santé qui ne pouvaient pas contrôler tous les faits et gestes de leurs malades 24 heures sur 24. Les produits traditionnels pouvaient atteindre ces patients via les membres de leurs familles qui faisaient le « garde-malade ».
Enfin, et c’est le dernier scénario, il faut mentionner les personnes qui, à partir de certains symptômes pressentis, laissaient entendre qu’elles pouvaient être contaminées ; mais ne voulaient pas se rendre à l’hôpital pour se faire tester, préférant se tourner directement vers la consommation de plantes médicinales supposées avoir des vertus curatives ou préventives. Ces personnes n’apparaissent pas dans les statistiques officielles, et donc dans les analyses biomédicales. Dans le même ordre d’idées, il faut évoquer la situation de certaines personnes qui, testées positives, s’arrangeaient pour que leurs cas passent sous le régime de l’anonymat, moyennant certainement quelques arrangements avec les professionnels de la santé parce que les patients souffrant de Covid-19, du moins pendant les premiers mois de l’apparition de la pathologie, étaient stigmatisés et presque assimilés à ceux porteurs du VIH. C’est en grande partie cette même raison qui explique l’acharnement de plusieurs personnes potentiellement contaminées à se mettre loin du regard des organes étatiques officiels à travers le boycott des hôpitaux et des tests.
Les conclusions d’une étude réalisée par une équipe de scientifiques congolais, allemands, japonais et français (Delaporte & Nkuba, 2021), entre le 22 octobre et le 8 novembre 2020, viennent en appui aux résultats de nos recherches exploratoires. Elles montrent que « la maladie a circulé mais sans augmentation des formes graves », note Antoine Nkuba, un des membres de cette équipe de recherche. Plusieurs causes possibles pourraient expliquer ces faibles taux de morbidité et de mortalité, selon Éric Delaporte, un autre membre de l’équipe. L’une d’elles tient à la démographie. La population est plus jeune qu’en Europe, dit-il. Or, les jeunes sont ceux qui ont été le moins touchés par les formes graves de Covid-19. Il évoque également une immunité plus développée. Enfin, les conditions climatiques, notamment la chaleur, auraient pu également contenir la diffusion du virus. Les résultats de cette enquête montrent en fait deux choses essentielles qui recoupent en partie les données de nos recherches : d’abord, le niveau de contamination a été très élevé contrairement aux statistiques officielles, ce qui veut dire que plusieurs cas de contamination ont échappé aux circuits sanitaires officiels incarnés par la médecine moderne ; deuxièmement, malgré ce niveau élevé de contamination, le taux de mortalité est resté bas, ce qui peut s’expliquer par les facteurs encore hypothétiques mis en lumière par les membres de cette équipe, mais aussi et surtout par des mesures préventives adoptées par une grande partie de la population à travers la consommation de plantes médicinales. Cependant, le lecteur remarquera que le traitement préventif par le recours à la médecine traditionnelle n’apparaît pas comme hypothèse de travail dans les conclusions de cette équipe de scientifiques.
Ainsi, là où la biomédecine aurait pu collaborer avec les détenteurs de savoirs médicaux traditionnels pour envisager la possibilité de mener des recherches d’envergure en vue d’inventer un remède africain capable de guérir la maladie, tout ce qu’on a constaté est une rupture entre les deux types de savoirs médicaux : d’une part, des médecins confinés dans leur bulle en train de cogiter sur les solutions à envisager pour éradiquer la crise à l’aide d’un vaccin qui devait venir d’ailleurs et dont les Africains devaient servir de cobayes[18] pour tester son efficacité selon la proposition avancée par ces deux professeurs français ; d’autre part, des médecins traditionnels investis dans la recherche de plantes supposées avoir des vertus préventives et curatives, évoluant bien sûr en solo eux aussi. Ne disposant pas des capacités industrielles pharmaceutiques comme celles des puissances occidentales, les élites politiques et intellectuelles africaines auraient dû d’abord exploiter et explorer la voie qui est à leur portée, celle relative aux innombrables plantes médicinales qui peuplent nos riches forêts et tester, à travers des procédures scientifiques rigoureuses – dans le cadre de la collaboration entre la médecine moderne et la médecine traditionnelle –, celles qui sont susceptibles d’avoir des effets curatifs ou préventifs. D’où l’importance de reconstruire le paysage des savoirs dans les pays africains si l’on veut réussir le pari de la réactivation des connaissances endogènes. Cette reconstruction des savoirs nécessite, selon Felwine Sarr (2022), de « repenser la pluralité des périples de la pensée humaine, partant de l’idée d’une égalité de principe des différentes traditions de pensée ou des pratiques discursives, tout en reconnaissant leur incommensurabilité ».
 

Conclusion : Savoirs endogènes et pièges du « néolibéralisme scientifique »

L’ambition de reconnecter les savoirs endogènes avec les savoirs dits « scientifiques » par la remise en cause de la rupture épistémologique durkheimienne ou bachelardienne se heurte néanmoins à plusieurs autres difficultés qui ressourcent cette rupture autrement. L’un des obstacles à cette reconnexion est le néolibéralisme. On connaît le rôle que jouent les institutions telles que le FMI, la Banque mondiale, l’ONU, l’OMS, etc. dans la consolidation de l’ordre néolibéral. Ces institutions multilatérales, souvent instrumentalisées par les grandes puissances, sont des canaux par lesquels les acteurs néolibéraux passent pour pouvoir accomplir l’agenda de la domination des sociétés africaines par l’Occident. L’idéologie du développement ne constitue qu’un prétexte pour masquer les véritables objectifs poursuivis par le Nord à travers ces institutions. Les véritables objectifs consistant à maintenir les sociétés africaines dans le néocolonialisme, comme l’atteste Lwazi S. Lushaba (2009). Selon ce dernier en effet, le « développement contemporain, en théorie et en pratique, est une continuation du projet des lumières qui se sert de l’idée occidentale de “modernité” pour favoriser l’exploitation et l’oppression de l’Afrique par l’Occident ».
Il est même établi aujourd’hui que ces institutions, outre les missions officielles qui leur sont reconnues ou qu’elles se sont octroyées, sont devenues de véritables structures de production des connaissances scientifiques. Le néolibéralisme a donc envahi tous les secteurs de la vie, et le domaine de la science n’échappe pas à son emprise autoritaire. Les savoirs produits par ces institutions sont mis au service bien sûr du néolibéralisme, mais elles servent également à l’élaboration des politiques publiques tout aussi néolibérales imposées aux pays du Sud. Lors d’une conférence organisée par l’Institut des Nations unies pour le changement social (UNRISD, 2004) portant sur le thème « savoir social et élaboration des politiques internationales », Adebayo Olukoshi soulignait « qu’en général, l’action de l’ONU, en l’occurrence, a tendance à reproduire la structure asymétrique du pouvoir scientifique qui penche en faveur du Nord ».
Il importe de ne pas sous-estimer l’impact des savoirs produits par ces institutions parce qu’ils ont pour effet de consolider leur leadership et d’augmenter leur pouvoir. Ces connaissances perpétuent en outre les inégalités entre le Nord et le Sud, confortent la position hégémonique des connaissances dites « scientifiques » et marginalisent de ce fait les savoirs endogènes. Étant donné que ces institutions servent de courroie de transmission aux idées et points de vue de l’extérieur et n’exploitent presque pas la recherche africaine, comme l’écrit Olukoshi, elles participent donc aussi à la périphérisation des savoirs endogènes et à la construction de l’hégémonie du savoir dominant, tout en consolidant les effets de la rupture épistémologique. Dans cette perspective, la bataille contre la rupture épistémologique, avec son pendant, la rupture entre les savoirs endogènes et les savoirs dits « scientifiques », donc la bataille pour la reconnexion de ces deux formes de savoirs, n’est pas seulement une bataille épistémologique. Elle déborde le cadre strictement scientifique et devra être menée également dans les domaines politique, géopolitique et économique dans la mesure où la science, et surtout la science impériale, remplit parfois des fonctions non scientifiques. Elle est souvent au service des États, des gouvernements, des partis, des lobbies en tous genres, des classes dirigeantes et des puissances d’argent qui ont intérêt à s’en servir pour asseoir leur hégémonie, ce qui veut dire qu’ils ont intérêt à éviter le pluralisme intellectuel pour assurer le maintien d’une seule culture du connaître qui exclut les autres formes de savoir, à travers, entre autres, la rupture épistémologique telle qu’analysée dans cette réflexion.

Notes

[1] Selon Marcel Mauss, un même fait rassemblerait les dimensions que l’analyse sociologique et anthropologique a tendance à séparer. Le fait « total » est donc, selon cet auteur, à la fois économique, politique, religieux, etc.

[2] Il s’agit d’un projet qui doit être porté par tous les acteurs : élites politiques, élites intellectuelles, société civile, artistes, écrivains, etc., mais l’impulsion de ce mouvement de réactivation devant partir d’abord des décideurs politiques.

[3] Quand nous parlons des Africains, nous faisons allusion aux gens d’origine africaine vivant sur le continent appelé Afrique, aussi bien ceux de l’Afrique subsaharienne que ceux de l’Afrique du Nord qui ont en partage la culture dite « africaine ». À ceux-ci, s’ajoutent également les gens d’origine africaine qui vivent sur les autres continents et qui forment la diaspora africaine. Par ailleurs, il importe de faire remarquer que tous les Africains ne sont pas noirs. Mais ce qui les relie tous est ce qu’on peut appeler l’« identité africaine » et qui se reflète à travers la culture africaine, notamment.

[4] Lire également à ce sujet, pour plus de détails, d’autres écrits de Bourdieu ou sur Pierre Bourdieu où on peut approfondir ces notions. Il s’agit notamment des livres tels que Les grands sociologues publié sous la direction d’Alain Bruno (2012), Pierre Bourdieu, une introduction écrit par Pierre Mounier, Lectures de Bourdieu rédigé sous la direction de Frédéric Lebaron et Gérard Mauger (2012), ainsi que Les nouvelles sociologies de Philippe Corcuff (1995), ou les livres publiés par Bourdieu lui-même : Le sens pratique (1980), Ce que parler veut dire (1982) ou Choses dites (1987).

[5] Susceptible d’être construite selon les règles méthodologiques qui président au mouvement de la connaissance et au moyen de la rationalité scientifique.

[6] Les écrits des auteurs tels que Hegel La raison dans l’histoire (1965), Lévy-Bruhl La mentalité primitive (1922) sont des exemples d’une littérature qui a alimenté la pseudoscience de cette époque-là que d’autres éminents chercheurs (Fanon, 2002 ; Said, 1980 ; Mbembe, 2010, 2013 ; Ndiaye, 2008) ont eu, d’une manière ou d’une autre, à remettre en cause.

[7] La bibliothèque coloniale est constituée, selon Mudimbe, de l’ensemble des représentations et des textes qui ont collectivement « inventé » l’Afrique comme le lieu par excellence de la différence et de l’altérité.

[8] Charles Didier Gondola montre comment cette « science infuse », selon ses mots (en l’occurrence l’africanisme), loin de bénéficier à l’Afrique, travaille au contraire, depuis sa création, à la pérennisation de l’hégémonie française en Afrique en entretenant un climat pseudo-intellectuel afro pessimiste propice au déploiement de la politique paternaliste de la France en Afrique (2007, p. 40).

[9] Rappelons à ce titre le rôle joué par l’ethnologie coloniale, cette science portée par des savants occidentaux dont certains énoncés théoriques sur l’Afrique étaient ahurissants : des sociétés africaines qui étaient des sociétés sans histoire, des sociétés dépourvues d’organisation politique, etc. Il importe de souligner que la colonisation n’était pas seulement une entreprise économique, c’était aussi une entreprise de domination culturelle. C’est dans cette perspective que les colonisateurs se sont investis dans un travail de dénigrement des valeurs des peuples colonisés, y compris leurs systèmes de production des savoirs. Dans le cas de l’Afrique, ce dénigrement était en plus lié à la couleur de la peau. Ainsi, Paul Broca pouvait-il dresser un tableau sinistre de l’infériorité intellectuelle des Noirs : « Le prognathisme, la couleur plus ou moins noire de la peau, l’état laineux de la chevelure et l’infériorité intellectuelle sont fréquemment associés, tandis qu’une peau plus ou moins blanche, une chevelure lisse, un visage orthognathe sont l’apanage ordinaire des peuples les plus élevés dans la série humaine. » (Lire Paul Broca cité dans William [1981]).

[10] Nul n’est besoin de souligner que les concepts, théories, paradigmes et méthodes qui sont enseignés dans la plupart des universités à travers le monde sont importés de l’Occident et des universités occidentales. C’est d’ailleurs dans cette perspective que s’inscrit l’agenda de la décolonisation des sciences sociales et humaines dites « conventionnelles ».

[11] Selon le bulletin de vaccination contre la Covid-19 de l’OMS établi au 30 juin 2022, des doses périmées ont été signalées dans 32 pays sur 46. Il s’agit entre autres des pays tels que : l’Algérie, la Namibie, la République démocratique du Congo (RDC), le Nigeria, le Congo, le Cameroun, la Gambie, le Niger, la Guinée, le Mozambique. Il faut noter, selon ce rapport, que Madagascar (20,1 %), l’Algérie (18,8 %) et le Sénégal (18,1 %) ont enregistré le pourcentage le plus élevé de doses périmées par rapport aux doses reçues.

[12] En avril 2020, le président de la République de Madagascar, Andry Rajoelina, qui offrait un appui institutionnel à la tisane à base d’Artemisia (le Covid-Organics), lors du discours officiel, déclarait : « Aujourd’hui, nous pouvons affirmer que nous avons de bons résultats avec cette potion. Elle est notre gilet pare-balles dans cette guerre contre le coronavirus. On peut changer l’histoire du monde entier. Très vite, l’OMS est montée au créneau pour rapidement discréditer ce produit. L’Union africaine s’est montrée très timide dans sa façon d’aborder cette question, elle n’a pas semblé appuyer la démarche du président malgache. Certes, certains pays comme le Congo-Brazzaville, l’Afrique du Sud, la Guinée équatoriale, le Bénin, la Guinée-Bissau, la Tanzanie et la Sierra Leone se sont montrés très attentionnés vis-à-vis de ce produit, mais de manière générale, des élites politiques et intellectuelles ne semblaient accorder aucun crédit à ce remède, très probablement parce qu’il relevait de la médecine traditionnelle.

[13] Il existe en effet, dans divers domaines, des savoirs traditionnels qui sont transmis de génération en génération. C’est notamment le cas de l’ethnozoologie que Paulin Hountondji définit comme l’étude des savoirs traditionnels sur les animaux, l’ethnobotanique qui étudie les conceptions traditionnelles sur les plantes ou l’ethnominéralogie qui concerne l’étude des conceptions traditionnelles sur les minéraux. La maîtrise du savoir ethnotechnologique ou ethnomédical requiert initiation et apprentissage.

[14] Voir le bulletin de l’OMS susmentionné.

[15] En immunologie, on parle d’immunité croisée lorsqu’un anticorps spécifique d’un antigène, c’est-à-dire d’une protéine spécifique d’un pathogène, est également efficace pour un autre pathogène, qui présente un antigène très proche.

[16] Expression empruntée à Patricia Paperman (2006).

[17] Ce qui veut dire qu’il y a eu soit moins de cas de contamination en Afrique qu’en Europe ou aux USA du fait du recours à la médecine traditionnelle, soit qu’il y a eu plusieurs cas de contamination qui ont échappé aux autorités sanitaires, mais qui n’ont pas débouché sur des formes graves parce qu’atténuées par l’efficacité des plantes traditionnelles consommées par des millions d’Africains dans le cadre des mesures préventives mises en place.

[18] Allusion peut être faite ici à Jean-Paul Mira, chef du service de réanimation de l’hôpital Cochin à Paris et Camille Locht qui, intervenant sur la chaîne de télévision française LCI en 2020, évoquait l’idée que des tests de dépistage de la Covid-19 soient réalisés en Afrique où il y a moins de masques et dont la population serait donc plus exposée.

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Pour citer l'article :

APA

Kuditshini, J. T. (2024). Savoirs endogènes et savoirs dits « scientifiques » à l’aune de la COVID 19. De la rupture épistémologique à la reconnexion des savoirs. Global Africa, (5), pp. 200-214. https://doi.org/10.57832/g4by-1b92


MLA

Kuditshini, J. T. « Savoirs endogènes et savoirs dits "scientifiques" à l’aune de la COVID 19. De la rupture épistémologique à la reconnexion des savoirs ». Global Africa, no. 5, 2024, p. 200-214. doi.org/10.57832/g4by-1b92


DOI

https://doi.org/10.57832/g4by-1b92


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