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Analyses critiques

Les acteurs économiques des marchés de la capitale du Burkina Faso à l’épreuve de la Covid-19 : discours et pratiques face aux mesures barrières

George Rouamba

Maître-assistant de sociologie et d’anthropologie, Université Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso 

georgerouamba@gmail.com


Zakaria Soré

Maître de conférences de sociologie, Université Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso


Yacouba Tengueri

Assistant de sociologie, Université de Dédougou, Burkina Faso


Claudine Valérie Bowendsom Rouamba-Ouedraogo

Professeur titulaire de sociologie, Université Joseph Ki-Zerbo, Burkina Faso

numéro :

L’Afrique et le monde à l’heure virale

Africa and the World in Viral Time

Afrika na ulimwengu katika nyakati za virusi

افريقيا و العالم في عهد الفيروسات

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

14 décembre 2022

ISSN : 

3020-0458

02.2022

À partir de matériaux recueillis selon une méthode mixte, cet article se propose d’analyser les connaissances et les pratiques de prévention concernant la Covid-19 chez les commerçants de Ouagadougou. Leurs discours reposent sur une conception qui, en se focalisant sur les malades médiatisés (issus des classes aisées ou censés l’être), renforce l’idée d’une pathologie des « riches », d’une « maladie de la neige », « du froid », et de la « climatisation ». La Covid-19 est perçue alors comme une maladie de l’Occident, avec son climat froid, ses riches, dont les équivalents au Burkina Faso sont les « fonctionnaires » et les hommes d’affaires qui ont une situation économique favorable et utilisent au quotidien la climatisation. La reconfiguration des rapports de citoyenneté va mettre en vis-à-vis deux types de citoyens : d’un côté les agents de l’État agissant comme des acteurs dominants, des prédateurs de ressources, voire des représentants locaux de l’Occident et, de l’autre côté, les laissés-pour-compte, les dominés qui subissent les mesures préconisées par les dominants. Cette construction du risque lié à la Covid-19 entraînera une banalisation de la pathologie dans les marchés, puis la contestation des mesures de protection. Les manifestations contre les fermetures des marchés, des lieux de culte et des frontières terrestres sont une forme de dénonciation de la passivité de l’État dominé par l’Occident. Celle-ci traduit une méfiance, une défiance alimentée par les rapports d’inégalité de pouvoir entre le Nord et le Sud autour de la santé globale.


Mots-clés

Covid-19, commerçants, marchés, Occident, État, Ouagadougou


Plan de l'article

  • Introduction


  • Approche méthodologique

  • Collecte des données quantitatives

  • La collecte des données qualitatives


  • Résultats

  • L’invisibilité de l’épidémie de la Covid-19 dans les marchés

  • Les savoirs objectivés sur la Covid-19 chez les acteurs des marchés

  • La vulnérabilité économique des acteurs des marchés


  • Les résistances contre les mesures de prévention de la Covid-19

  • La prévention de la Covid-19 dans les marchés : une utopie

  • Les soupçons de corruption des élites locales


  • Discussions

  • La dimension sanitaire de la crise épidémique

  • La dimension politique de la crise épidémique

Introduction

Le Burkina Faso a enregistré 21 128 cas positifs de Covid-19, soit 955 cas pour 1 000 000 habitants au 21 août 2022. À cette date, les décès se chiffraient à 387, soit 17,51 cas pour 1 000 000 habitants (Johns Hopkins University 2022). Ouagadougou, avec une population de 2 415 266 individus et une densité de 1 014 habitants au kilomètre carré (INSD, 2022), cumule 84,2 % des cas de Covid-19 (Kobiané et al., 2020). Les directives internationales de l'OMS ont servi de référentiel à l'élaboration du plan de riposte contre la Covid-19, avec la création d'un Comité national placé directement sous la responsabilité du Premier ministre. Son secrétariat exécutif, dirigé par deux officiers supérieurs de l'armée, donne un visage militaire à la lutte contre la Covid-19. La police et la gendarmerie se chargent de superviser le respect du couvre-feu. Les commissariats de police dans les marchés sont mis à contribution pour y assurer une police sanitaire. L'option de lier les actions de santé publique à la sécurité nationale est clairement adoptée par l'autorité publique. Le Centre des opérations de réponse aux urgences sanitaires (CORUS), placé sous la responsabilité du ministère de la Santé, assure la gestion opérationnelle de la lutte contre l'épidémie.
Le pays a une économie essentiellement rurale et informelle, caractérisée par 52,8 % de travailleurs indépendants, dont 31,3 % dans des entreprises familiales, et 12 % de salariés. Les principaux secteurs économiques à Ouagadougou sont les activités de fabrication (14,6 %), le commerce en détail (15,6 %) et en gros (8,2 %), le transport (5,8 %), la réparation automobile (5,7 %), la construction (5,9 %) et les activités spéciales de ménage (4,6 %) (INSD, 2022). Dès l'annonce des premiers cas positifs, le 9 mars 2020, plusieurs mesures ont été prises par le gouvernement pour interrompre la transmission. La fermeture des marchés et « yaars »[1], des frontières aériennes, terrestres, ferroviaires, l'instauration d'un couvre-feu et la mise en quarantaine des villes infectées sont annoncées le 21 mars 2020. Cette situation implique de s'interroger sur les effets de la Covid-19 sur le secteur informel. Comment les acteurs économiques des marchés de la capitale ont-ils vécu la Covid-19 ? Trois raisons rendent cette question pertinente.
D'abord, les effets économiques de la Covid-19 sur la vulnérabilité financière des ménages ont été parfois sous-estimés. Pourtant, les travaux menés au Bangladesh, au Nigeria, au Kenya et au Pakistan montrent que les personnes n'ayant pas de travail fixe et logeant dans les bidonvilles ont été rendues très vulnérables à la Covid-19. En outre, pour les membres des familles vivant dans la promiscuité, sans un bon accès à l'eau, le respect des mesures de distanciation sociale et sanitaire était impensable (Éboko et Schlimmer, 2020 ; Jones, 2022). Ensuite, des contestations publiques, passives ou actives, ont jalonné l'histoire de la lutte contre les épidémies. L'histoire de la peste en France et au Sénégal, à deux époques très éloignées l'une de l'autre, a mis en évidence de fortes similitudes dans les stratégies de riposte à la peste et l'attitude des hommes face aux mesures de prévention. Lors de l'épidémie de peste de 1666 en France, la mise en œuvre de la prophylaxie collective et le contrôle de la circulation des vecteurs ont conduit à un blocage de la circulation des hommes et des marchandises, avec l'instauration d'un « billet de santé ». L'interdiction de circuler a été perçue par les populations comme une brimade, particulièrement dans les zones commerciales où il y a eu un ralentissement des activités commerciales (Revel, 2015). Trois siècles plus tard, en 1917, à Saint-Louis du Sénégal, on retrouve à peu près les mêmes mesures de prévention et les réactions similaires des habitants. Les restrictions de déplacement et l'interdiction des ablutions effectuées dans les lieux publics avec les mêmes ustensiles ont été jugées arbitraires et contraires à leurs valeurs religieuses et à leurs normes culturelles par les populations, qui s'y sont opposées par des manifestations publiques pacifiques, puis violentes. En réaction, le colonisateur a procédé à l'arrestation des leaders et a interdit à leurs épouses de vendre le poisson au marché. En retour, les femmes ont défilé dans les rues pour manifester contre ces restrictions de vente (Ngalamulume, 2006).
Enfin, les travaux sur les épidémies dans les pays du Sud montrent le caractère inadapté des directives internationales (Kerouedan, 2014 ; Gaudillière et al., 2020 ; Al Dahdah et al., 2021). Ces réflexions soulèvent la question de la gestion de la santé publique internationale, sous les traits de la « santé globale ». Elle apparaît comme un nouveau concept qui succède aux anciens concepts de « santé internationale » et avant cela, à ceux de « médecine tropicale » ou de « médecine coloniale » (Al Dahdah et al., 2021: 15). Sa naissance remonte à la Déclaration d'Alma-Ata en 1978 à travers le lancement de la stratégie des soins de santé primaires (SSP). Elle va s'institutionnaliser dans la décennie 1985-1995 dans les institutions internationales qui seront le cerveau de la formulation des directives internationales en matière de santé. Le rapport coût/bénéfice devient un indicateur de choix des interventions en santé. La santé globale fera l'objet de vives critiques dénonçant son inefficacité dans les épidémies émergentes (Al Dahdah et al., 2021 ; Gaudillière et al., 2020). Ainsi, une enquête, conduite dans les marchés de Ouagadougou auprès des acteurs économiques rendus vulnérables par les effets des mesures de prévention, permet de saisir l'expression de ces tensions entre modes de gestion des épidémies et formes de critique inscrites dans une perception des inégalités sociales et géopolitiques. Après avoir décrit la méthodologie, nous présenterons les connaissances des commerçants sur la Covid-19, desquelles émergent les discours critiques, révélateurs de la réalité de leurs rapports à l'État et à ses élites locales : rapports faits de défiance vis-à-vis de l'autorité de l'État et de dénonciation de la corruption et de l'enrichissement illicite des représentants de l'État au travers de la manne récoltée pour la riposte contre la Covid-19. Les discours et pratiques de prévention ouvrent la réflexion sur la santé globale en contexte d'urgence sanitaire.

Approche méthodologique

Les données ont été produites grâce à une approche mixte combinant enquête par questionnaire et enquête à l'aide d'un guide d'entretien avec des acteurs essentiels du secteur informel et de l'administration publique impliqués dans la lutte contre la propagation de la maladie. La collecte des données a eu lieu au mois de mars 2021.

Collecte des données quantitatives

Le volet quantitatif a concerné 350 commerçants répartis dans cinq marchés de la capitale du Burkina Faso, Ouagadougou. Ces marchés ont deux statuts : ceux qui sont aménagés et gérés par la municipalité de la capitale (grand marché « Rood Woko » et marché du 10 « 10 yaar ») et ceux qui sont gérés par les associations de commerçants (marché de Cissin, marché de Toéssin et marché de la Zone 1). Les données quantitatives ont été collectées à l'aide du logiciel Kobocollect.
Les caractéristiques sociodémographiques des enquêtés sont dans Tableau 1 :


Tableau 1 : Répartition des enquêtésselon le sexe, l'âge et le niveau d'études

e tableau montre la forte concentration de la population enquêtée dans les tranches d'âge 25-35 ans et 36-45 ans, qui représentent 69,7 % de la population enquêtée. Les populations les plus à risque à l'égard de la Covid-19, qui sont les personnes de plus de 60 ans, y représentent seulement 1,7 %, contre 60,8 % de personnes de moins de 35 ans - les moins touchées par cette pandémie. L'enquête a aussi choisi de diversifier les enquêtés selon leur statut économique. Ainsi, la composition de la population enquêtée traduit la diversité des acteurs du marché, soulignant que le groupe des commerçants n'est pas homogène.
En effet, dans le marché, on retrouve des propriétaires de boutiques, des employés, des démarcheurs, mais aussi des visiteurs, comme l'illustre le tableau no 2.


Tableau 2 : Répartition des enquêtés selon leur statut économique dans les marchés.

Les propriétaires des boutiques représentent la majorité des enquêtés, avec 51 %, suivis des employés (34 %).Les employés et les « démarcheurs » constituent une population vulnérable sur le plan économique, avec des emplois instables.

La collecte des données qualitatives

Le second volet de la collecte des données a été la réalisation d'entretiens semi-directifs auprès des différents acteurs. Son objectif était d'arriver à saisir les représentations et les stratégies des acteurs face à la maladie. Il a concerné des propriétaires de boutiques, mais aussi des acteurs administratifs des marchés et des agents de la police municipale ayant concouru au respect des mesures barrières dans les marchés et yaars. Les commerçants ont été interviewés dans les marchés. Les acteurs institutionnels (police, gestionnaires des marchés, responsables des associations de commerçants) l'ont été dans leurs locaux. L'enquête qualitative a concerné 31 personnes réparties comme suit :


Tableau 3 : Profil des enquêtés durant l'enquête qualitative

Résultats

L'invisibilité de l'épidémie de la Covid-19 dans les marchés

Le 9 mars 2020, le Burkina Faso découvre les premiers cas positifs de Covid-19 ; il s'agit d'un couple de pasteurs évangélistes revenant d'une campagne d'évangélisation en France. Après les atermoiements de l'État, qui se refuse à dévoiler l'identité de ces cas zéro, les citoyens découvrent l'identité du couple à travers les réseaux sociaux. Le Comité national livre périodiquement dans les médias un compte rendu du nombre de cas de contamination et de décès au sein de la population. Une catastrophe sanitaire est annoncée à partir des estimations des chercheurs. Leur prévision envisage 9 millions de cas avec 850 000 décès, et le pic épidémique serait atteint en avril 2020. Une intervention efficace pourrait stabiliser l'épidémie à 1 200 cas avec 100 décès par jour (Guiro et al., 2020). Cependant, pour les acteurs des marchés, la Covid-19 n'existe qu'à travers les malades médiatisés issus des élites locales, à savoir les ministres, les ambassadeurs et les hauts fonctionnaires.
L'invisibilité de la menace dans la vie quotidienne des commerçants est traduite par l'un d'eux en ces termes :
Aucun commerçant ni un membre de sa famille que je connais n'a été infecté. Je n'ai jamais même vu une personne infectée ; c'est un mensonge d'État, un genre de business de l'État. Le marché est plein de gens qui viennent, mais personne n'a jamais confirmé qu'un membre de sa famille est infecté… et n'a jamais entendu, dans leur entourage ; nous avons aussi appris qu'une femme serait décédée de la maladie, selon les propos du gouvernement, mais sa famille dit le contraire. Aussi, ils ont dit que des Chinois sont venus pour soigner la maladie, mais n'ont même pas fait plus d'une semaine, et sont repartis en disant qu'il n'y a pas la maladie au Burkina Faso. Tout justifie que les gens ne croient plus aux dires de l'État à propos de la maladie ; les gens doutent de la véracité des propos du gouvernement sur la maladie. [Commerçant, marché Rood Woko]
Une autre commerçante ajoute :
On a dit « d'éviter le rapprochement » ; donc on était confiné à la maison et même quand on avait de la visite, on a peur de recevoir la personne. À propos du nombre de décès annoncé, rien n'a été signalé chez nous. Nous n'avons point vu à notre niveau un cas suspect. [Commerçante, marché Rood Woko]
Au cours d'un autre entretien, l'enquêteur demande à une commerçante si elle connaît une personne infectée dans son milieu ; sa réponse est exclamative : non ! Elle ajoute qu'abstraction faite de la télévision et des réseaux sociaux, elle ne connaît pas un seul malade. Elle émet même des doutes sur l'existence de la maladie parmi les pauvres. Pour elle, il s'agit d'une maladie de l'Europe. Elle déclare ceci :
Lorsque l'on dit qu'elle existe, au fait, cette maladie d'Europe qui fait souffrir les Blancs ne peut pas avoir un grand effet sur nous les Africains. En ce qui concerne les maladies de l'Afrique [ayant une incidence et une prévalence très élevées]… parmi tant d'autres, la tuberculose, qui n'est pas à confondre avec la maladie des Blancs. Mais les pays de l'Afrique possédant la neige sont beaucoup plus touchés. Avec ce soleil, cette chaleur [qui] nous accable, cette maladie ne peut résister. [Commerçante, 10 yaar]
Les discours sur l'invisibilité de la maladie, voire son inexistence, fondent leur légitimité sur deux arguments. D'abord, la focalisation des médias sur les malades issus des classes aisées renforce l'idée d'une pathologie des « riches », une « maladie de la neige », « du froid » et de la « climatisation ». Ensuite, la faible capacité de dépistage au début de l'épidémie a donné naissance à des controverses publiques sur l'identification de la maladie. Un seul laboratoire était capable de confirmer les cas positifs dans un délai minimal de 72 heures.
C'est ainsi que la mort d'une députée de l'Assemblée nationale a été au centre de déclarations contradictoires ; celles de la famille s'opposant à celles du ministère de la Santé, sur la cause de son décès. Au moment où la famille parle de diabète connu et sous traitement, le ministère en fait le premier cas de décès dû à la Covid-19 lors de sa conférence publique (Douce, 2020). Cette querelle vient renforcer le scepticisme des commerçants quant à la réalité de la maladie.
À défaut d'une expérience individuelle de la maladie, l'influence des médias et des campagnes de sensibilisation de masse semble avoir produit chez les commerçants des connaissances objectivées sur la maladie.

Les savoirs objectivés sur la Covid-19 chez les acteurs des marchés

Les savoirs objectivés apparaissent ainsi dans les discours des acteurs du marché. Modes de contamination et mesures de protection semblent être bien connus et récités parfois de manière mécanique. Le tableau suivant récapitule les opinions :


Tableau 4 : Connaissance des modes de contamination par les acteurs des marchés

L'ensemble des enquêtés semble avoir une bonne connaissance des voies de contamination de la maladie. Ils mettent en cause les relations de proximité comme « être en contact » avec une personne malade (31,4 %) ; la respiration (29 %) ; « serrer les mains » (23 %) et « manger ensemble » (8,4 %). Seule une minorité cite le fait de « côtoyer une personnalité » (4,3 %) et la « décision de Dieu » (3,2 %). Ces savoirs théoriques se sont formés à la suite du tapage médiatique au moment du pic épidémique. En effet, le tableau 5 indique les canaux d'information des acteurs des marchés.


Tableau 5 : Les sources d'information des acteurs du marché

La principale source d'information a été la radio (26,3 %), qui est suivie par les chaînes de télévision (25,1 %), la communication informelle (22,3 %) et les réseaux sociaux (12,6 %). La situation de fermeture des marchés et la limitation des déplacements sont propices au recours à ces médias et aux causeries dans les quartiers. C'est ainsique les commerçants ont également une relative bonne connaissance des mesures de prévention.


Tableau 6 : La mesure de prévention la plus efficace contre la Covid-19

Les commerçants citent le « port du cache-nez » (57 %), suivi du « lavage des mains » (22 %), de la « distanciation physique » (10,9 %) et de l'utilisation du gel (4,9 %).
Les discours des commerçants tendent à faire ressortir qu'ils ont une bonne connaissance de la maladie, même s'ils n'en ont pas une expérience individuelle. Sur l'origine de la pathologie, des discours marginaux sont produits, l'envisageant soit sous la forme d'une manipulation scientifique de l'Occident, soit sous la forme d'une sanction divine. L'argument qui leur est sous-jacent est que la Covid-19 est une pathologie qui révèle les inégalités sociales dans la société : d'un côté, les élites locales bénéficiant des rentes de la Covid-19 et de l'autre, les citoyens ordinaires, y compris les commerçants, rendus vulnérables par la maladie.

La vulnérabilité économique des acteurs des marchés

Avec la fermeture des marchés et lieux de commerce, la Covid-19 est devenue un symbole de la souffrance morale, de la précarisation des dominés, et surtout de l'imposition des décisions de l'Occident. « Ne pas savoir où mettre la tête » exprime toute la lassitude, le sentiment de harcèlement du monde occidental envers les acteurs locaux. À ce titre, un responsable des commerçants exprime sa douleur en ces termes :
Je peux dire que la maladie est venue pour nous détruire, même si elle n'a pas détruit tout le monde entier, elle a détruit le Burkina Faso. Vous savez que ce marché, c'est l'économie de tout le pays. Si vous allez voir au moment où on a voulu fermer le marché, on n'était pas d'accord. C'est vrai qu'on entend parler de la maladie, mais si on nous invitait à discuter, peut-être on n'allait pas fermer le marché de cette manière. On pouvait trouver des solutions pour nous protéger et continuer de pratiquer un peu nos commerces. Mais ils disent que non ; comme les autres pays ferment, nous aussi, c'est mieux de fermer, en oubliant que les autres pays ne gèrent pas leur population de [la même] manière que nous gérons. Si nous prenons l'exemple de la Côte d'Ivoire avec leur économie, la manière de s'occuper ne peut pas être la même ; ce n'est pas parce que l'autre fait que, moi aussi, je vais faire. [Commerçant, 10 yaar]
Un autre commerçant ajoute :
Sinon que ce fut une grande douleur pour la population, particulièrement nous, les commerçants. Nous sommes allés acheter nos marchandises pour revendre et brusquement l'on ferme le marché. Ce fut une misère pour nous, les vendeuses de légumes. Nos marchandises se sont putréfiées et ce fut une grande perte. Hormis cela, il y en a de ces gens, tant qu'ils ne se rendent pas au marché, ils ne peuvent pas avoir de quoi se nourrir. Ils viennent, prennent les marchandises chez une autre personne et partent revendre dans le but de nourrir [leur] famille. Mais à cause de cette situation de pandémie, toutes ces sources de revenus (ou activités) ont été interrompues et cela a entraîné la misère chez les petits commerçants, une véritable douleur. C'était une obligation pour d'autres de quémander à son prochain pour se nourrir. Nous rendons grâce à Dieu pour ce que nous sommes toujours en bonne santé après ce confinement, nous lui disons vraiment merci. [Commerçant, marché Rood Woko]
Les petits commerçants et les journaliers ont ressenti les chocs de cette situation d'appauvrissement. Un autre commerçant renchérit :
Avec la fermeture des frontières, nous avions des commerçants qui venaient de la Côte d'Ivoire, du Mali, du Ghana, mais qui ne viennent plus à cause de cette fermeture. Ils étaient nos plus grands clients. La maladie nous fatigue beaucoup, car il n'y a plus de marché. [Commerçant, marché de Cissin]
Cet administrateur du marché renchérit sur les propos des commerçants en ces termes :
Les plus nantis s'en sortent, mais ceux qui vivent le jour au jour, tant qu'ils ne viennent pas au marché, on ne chauffe pas la marmite ; ils ont vraiment souffert. Prenez un peu tout ce monde qui gravite autour du marché : les ambulants, les vendeuses d'oranges et autres, qui doivent venir au marché pour avoir leur pitance quotidienne ; ils font comment pour se nourrir ? Pour les grands commerçants qui ont déjà une stabilité financière, c'est l'écoulement des marchandises qui pose problème. Mais ceux qui gravitent autour des grands commerçants, qui ne sont pas vraiment stables, ce sont eux qui sont vulnérables. Ces derniers ont souffert, et c'était une souffrance réelle. [Administrateur, marché Rood Woko]
La fermeture des frontières est assimilée à un emprisonnement, donc à une contraction de l'espace de mobilité. Une commerçante déclare :
Avec la fermeture des frontières, nous avons souffert. Tu passes ta commande avec la couleur et les tailles et on t'envoie autre chose. Tu te retrouves dans l'obligation de faire avec, car tu ne peux pas te déplacer. Mon souhait est que l'ouverture des frontières se réalise avec toutes les précautions possibles. Cela ne veut point dire que nous ne croyons pas à la maladie. Juste que nous ne supportons plus cette prison qui nous empêche de nous réaliser. Ne faisons pas de la Covid la base de notre préoccupation quotidienne, car en dehors d'elle, il y a bien d'autres maladies plus graves qui tuent. [Commerçante, 10 yaar]
La vulnérabilité financière a engendré une expérience nouvelle de la souffrance chez les commerçants. Dès lors, des formes de résistance vont apparaître, avec des discours critiques sur les élites et au sein des pratiques collectives de prévention de la Covid-19.

Les résistances contre les mesures de prévention de la Covid-19

Les mouvements de contestation sont allés crescendo. Deux modalités ont été constatées : une forme passive et circonscrite à l'espace du marché, et qui mobilise des arguments pragmatiques, et une forme active dans l'espace public, mobilisant des logiques politiques et économiques.

La prévention de la Covid-19 dans les marchés : une utopie

Les marchés de la ville de Ouagadougou constituent un ensemble de centres d'activités commerciales multiples, répartis sur tout l'espace de la ville. La capitale totalise 37 marchés fonctionnels, dont la plupart sont sortis des espaces prévus pour leur emplacement et occupent de manière anarchique des réserves administratives (Bagbila, 1993). Ces marchés sont considérés comme des zones de concentration potentielle de virus en cas d'épidémie. C'est ainsi qu'une des mesures de prévention de la Covid-19 a consisté en leur fermeture. Mais à la suite des marches et des contestations des acteurs des marchés, ceux-ci ont été rouverts, en même temps qu'y était mise en place une stratégie particulière de prévention de la Covid-19. Deux types de lave-mains ont été installés aux portes d'entrée des marchés. L'un, de type « moderne », directement connecté au réseau de distribution d'eau de l'Office national de l'eau et de l'assainissement (ONEA), grâce au financement du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L'autre, de type « traditionnel » fabriqué par les artisans locaux, est muni d'un seau d'eau de lavage et d'un récipient de recueil des eaux sales.
Ce modèle de lave-mains a été financé par la commune. Le fonctionnement de ce système suppose qu'une personne soit chargée de remplir le récipient d'eau et de vider les eaux sales. Les associations de commerçants ont cotisé pour octroyer une compensation financière aux jeunes commerçants impliqués dans la sensibilisation des usagers des marchés. Des policiers municipaux, venus en appui aux jeunes du programme national de volontariat, ont été postés à toutes les portes des marchés pour veiller au respect des mesures de prévention. Plusieurs contraintes sont apparues dans le fonctionnement des lave-mains. Au lieu de laver effectivement les mains, les dispositifs d'hygiène ont été utilisés pour les ablutions et le lavage des linges et des ustensiles de cuisine. Les récipients de recueil des eaux sales se remplissaient à un rythme élevé et les volontaires, lassés de les vider dans les caniveaux de l'intérieur des marchés, les déversaient sur place. Les lieux d'installation des lave-mains étaient devenus humides et crasseux au point que les usagers des marchés ont commencé à renoncer à leur utilisation. Au fil du temps, les volontaires recrutés par les associations de commerçants ont cessé de recevoir leur prime financière pour la sensibilisation. Au bout de deux mois, les dispositifs de lave-mains, n'étaient plus fonctionnels.
Concernant les pratiques de prévention, certaines mesures sont jugées convenables par les commerçants. Il s'agit du port des cache-nez, du lavage des mains avec le gel hydroalcoolique. En revanche, le mode de salutation et la distanciation physique relèvent de l'impensable. Le tableau récapitule les opinions des acteurs des marchés.


Tableau 7 : Pratiques des mesures de protection par les commerçants.

Les mesures de protection contre la Covid-19 ont été peu appliquées : environ 38,7 % ont utilisé le masque, 25,7 % le lavage des mains, 16 % le gel. Pour les autres mesures, l'observance a été faible, notamment pour les « salutations » (10,8 %) et la distanciation physique (5,2 %).
Un commerçant explique le non-respect de certaines mesures :
Vu le nombre élevé des gens dans le marché et les clients que nous recevons, se laver régulièrement les mains nous paraît plus difficile à suivre, car avec les multiples contacts, s'il faut à chaque fois se laver les mains, cela nous paraît impossible. Sinon, pour le port des masques, il n'y a aucun souci. [Commerçant, 10 yaar]
Un gestionnaire administratif du marché donne également son opinion dans le cadre du suivi des mesures de protection dans le marché :
Dans un marché, la distanciation et ne pas se saluer relèvent de l'utopie. On ne pourra jamais faire respecter ces consignes. Les commerçants ont même eu à nous dire que ce n'est pas un supermarché [rire !], puisque c'est dans un supermarché que tu peux dire à 20 personnes de rentrer ; quand elles vont sortir, les 20 autres vont rentrer, ça, c'est dans un supermarché qu'on peut faire ça [rire], je me rappelle même qu'au début de la réouverture du marché, on avait proposé d'ouvrir les boutiques de manière alternée, c'est-à-dire celui-là ouvre aujourd'hui et l'autre demain ; ils ont dit que ce n'était pas possible, parce que si on fait comme ça, les clients qui viennent de l'intérieur du pays, s'ils arrivent et qu'ils trouvent que la boutique est fermée, ils vont aller payer ailleurs et le commerçant va perdre un client ; donc dès le début ils se sont opposés à cette mesure.
Au bout de quelques semaines, il y avait du désordre dans le marché. Un gestionnaire en donne une description :
À l'intérieur du marché, c'est du laisser-aller ; quand on interpelle un commerçant qui n'a pas porté le cache-nez, il te répond que quand lui, il porte, il ne peut pas respirer, que son cache-nez, là, n'est pas adapté, donc il ne peut pas porter à tout moment et que, si tu as de l'argent [à] donner, il va aller acheter le vrai [plus confortable]. Les gens passaient, pour sensibiliser, mais comme il n'y avait pas de répression, on fait comment ? Si le gars refuse, qu'est-ce qu'on peut faire ?

Les soupçons de corruption des élites locales

Les résistances aux recommandations du gouvernement puisent une justification dans les nouvelles expériences de paupérisation chez les acteurs du marché, qui soupçonnent les élites locales de s'enrichir grâce aux financements liés à la Covid-19. Une grande partie des commerçants dénonce une « maladie politique ». En employant ce terme de « politique », les commerçants dénoncent les fonds colossaux mobilisés en si peu de temps pour la riposte contre la Covid-19, la corruption des élites et l'inégalité d'accès aux aides sociales promises par l'État. Le plan de financement de la riposte contre la Covid-19 était estimé à 157,86 milliards de francs CFA avec un taux de mobilisation de 64 % fin novembre 2020. La part de l'État représentait 26,2 % ; la contribution des partenaires techniques et financiers (PTF) s'élevait à 34,5 % et les contributions privées représentaient 3,3 %. Le financement à rechercher est estimé à 36 % (ministère de la Santé, 2020). Un « Coronathon », une collecte populaire et citoyenne de fonds, fut organisé par le président de l'Assemblée nationale. Environ deux millions de personnes ont été touchées sur les réseaux sociaux et près de 450 millions de francs CFA ont été collectés au cours d'une grande soirée hautement médiatisée (Soudré, 2020).
À la date du 31 décembre 2020, soit après dix mois, quelque 33 milliards de francs CFA ont été dépensés par le gouvernement (ASCE-L, 2021). Les bénéficiaires sont les hôpitaux, les associations religieuses, les associations de commerçants et les services déconcentrés et décentralisés de l'État. Mais très vite, au sein de certaines associations de veille citoyenne et chez les populationws des villes, la Covid-19 est apparue comme une stratégie permettant aux élites politiques de s'enrichir et ce, après la publication du budget du plan. Les partis de l'opposition s'en sont mêlés et ont dénoncé les dépenses indirectement liées à la santé dans la lutte contre la pandémie. Le concept de « corona-business » est apparu dans la presse et dans les discours populaires. Les commerçants voyaient les individus de la haute société qui, à travers leurs dons, exhibaient leur richesse. La générosité de l'État et celle de ses agents sont devenues suspectes. Les polémiques publiques sur la prise en charge des agents de la santé impliqués dans la lutte contre la maladie ont fini par convaincre tout à fait les commerçants que les acteurs étatiques ont intérêt à ce que la maladie continue. Un responsable des commerçants déclare ceci :
En plus, on a trouvé que la maladie était source de richesse parce qu'on voyait des riches qui faisaient des dons ; les autres pays fournissent des aides et ça n'atteint pas à la population cible ; ça restait entre eux seulement. Donc, on ne peut pas continuer de se tuer alors qu'on ne gagne rien et eux prenaient leurs salaires. [Responsable des commerçants, 10 yaar]
Pour ces commerçants, la Covid-19 est devenue une forme d'arnaque politique et économique, dont les élites de l'État sont les bénéficiaires. Les mesures sociales du gouvernement pour atténuer l'impact de la Covid-19 sur les ménages pauvres semblent paradoxalement inefficaces. Les aides sociales, mal réparties, sont perçues comme une atteinte à leur dignité d'hommes et de femmes autonomes et indépendants. Un commerçant raconte :
Je n'ai reçu aucune chose de leur don. Mais tout ça, c'est la mauvaise gestion, parce qu'on aime dire que c'est celui qui se trouve dans la maison qui connaît là où le toit a un trou ; donc c'est nous qui sommes sur le terrain qui savons là où ça ne va pas. [Responsable des commerçants, 10 yaar]
En outre, les aides sociales promises par l'État n'ont pas été équitables :
Nous n'avons pas eu une importante aide. Seulement qu'on a donné environ quarante sacs de riz de 25 kg pour tout le marché. À part cela, nous n'avons pas eu d'aide financière. Nous n'en avons pas vu ; il se pourrait que ça ait été fait ailleurs, mais à notre niveau nous n'avons rien eu de plus. [Commerçant, 10 yaar]
Il est soutenu par son camarade en ces termes :
Nous n'avions rien vu, n'en parlons pas de recevoir. Juste qu'ils ont fermé le marché pour nous faire souffrir. On dépensait sans travailler. Ce n'était pas facile. J'ai l'habitude de payer 18 000 F/mois comme facture d'électricité. À ma grande surprise, 45 000 CFA, mes plaintes n'ont pas abouti. Et c'est la même réalité avec la facture d'eau. Pourtant, l'on nous faisait croire que c'était gratuit. Ils [l'État] ont tout récupéré. [Commerçant, 10 yaar]
L'apparition des nouveaux produits, à savoir les gels hydroalcooliques, les masques, et les tests de dépistage, dans l'univers quotidien des commerçants, est réinterprétée comme une complicité économique avec l'impérialisme occidental. Le slogan de résistance aux stratégies de prévention, « mieux vaut mourir de la maladie que de la faim », a circulé dans les marchés de la capitale. Le 25 avril 2020, les marchés sont rouverts et remis en fonctionnement (Kaboré 2020). Entre pairs, les commerçants dénoncent le comportement des politiciens lors de la campagne présidentielle de 2020 en ces termes :
Ils ont fait leurs campagnes présidentielles sans même exiger les cache-nez ni se laver régulièrement les mains au savon. Et après leurs élections, ils veulent revenir nous dire de fermer nos activités qui nous permettent de prendre nos familles en charge parce qu'ils ont eu le pouvoir ? À ce niveau ça sera difficile. L'État même sait qu'il [ne] peut plus prendre cette décision, car les gens vont les rappeler [à] ce qu'ils ont fait pendant les campagnes. Le nombre de cas positif a augmenté depuis que les campagnes sont passées et on pourrait même les tenir pour responsables. Donc s'ils reviennent nous dire aujourd'hui de fermer les marchés, car le nombre a augmenté, je ne sais pas, mais ça ne sera pas facile pour eux. [Commerçant, marché Rood Woko]
Un discours populaire a émergé contre les mesures barrières édictées par le gouvernement, car les uns et les autres n'ont pas les mêmes priorités ni les mêmes vulnérabilités. On a assisté à des émeutes contre la fermeture des lieux de culte par les adeptes de la religion musulmane obligeant l'État à lever cette mesure au début du mois de mai 2020 (Fédération des Associations islamiques du Burkina, 2020). L'obsession sécuritaire internationale, avec la fermeture des frontières, est devenue une forme de complicité de l'État avec le monde occidental pour imposer une forme de capitalisme dans les rapports commerciaux. La Covid-19 fonctionne alors comme un « pôle d'accumulation » qui renvoie à l'élaboration d'un noyau d'activités qui visent à procurer des ressources aux élites (Laurent, 2000).

Discussions

Les discours sur les expériences de précarisation et les pratiques de contestation des mesures de prévention de la Covid-19 ouvrent une perspective pour analyser l'articulation entre la dimension sanitaire et la dimension politique de la crise épidémique.

La dimension sanitaire de la crise épidémique

Les premiers cas de contamination de la Covid-19 indiquent un événement inhabituel. En général, les maladies infectieuses ont une relation avec la situation de pauvreté (Jaffré, 2006). Or, dans ce cas-ci, la maladie est entrée par le haut de la société, à savoir les classes aisées. Cette situation va induire une construction sociale du risque viral fondée sur la différenciation entre le risque observé et le risque perçu (Setbon, 2006). Le risque observé est un produit de l'épidémiologie. Sa matérialisation est le décompte des cas positifs et des décès diffusés dans les médias. Le risque perçu se construit selon de multiples références (Jaffré, 2006) ayant une pluralité de contenus possibles (Setbon, 2006). Chez les acteurs économiques des marchés de la capitale, la Covid-19 est avant tout une menace invisible. Très peu d'individus déclarent connaître une personne atteinte de la maladie, dans leur entourage, en dehors des cas diffusés dans les médias. En l'absence d'expérience individuelle de la maladie, la menace venue de l'extérieur du pays n'est pas une réalité concrète. La seule réalité patente est l'injonction des autorités d'adopter des comportements de prévention qui modifient de manière significative le quotidien. C'est ainsi que Le Breton rappelle à juste titre que le « discours de prévention est envahissant et enveloppe la vie quotidienne de jugements de valeur » (Le Breton, 2018: 98). Dans un contexte où la maladie n'existait pas socialement (Jaffré, 2006), le risque perçu a été sous-évalué, débouchant sur des attitudes d'atténuation du risque (Setbon, 2006) dans les discours comme dans les pratiques de prévention. Au début de la pandémie, l'abondance et le contenu des messages produits par les médias vont créer une forme de savoir objectivé sur la Covid-19. Les commerçants récitent de mémoire les voies de contamination, les moyens de protection, mais ne se les approprient pas dans la vie quotidienne. Trois moments clés structurent les comportements préventifs des commerçants à l'égard de la maladie : un temps d'adhésion aux directives de prévention, à cause de la dramatisation du phénomène ; un temps de relâchement à la suite des polémiques publiques ; et un moment de résistance contre les mesures de protection. Ces attitudes renforcent l'idée qu'il faut relativiser l'impact de la connaissance sur les comportements à risque (Setbon, 2006), car l'adhésion à une stratégie de prévention au niveau individuel implique la croyance en sa propre vulnérabilité, la compréhension de la gravité de la maladie (Jaffré, 2006).
En effet, connaître les mesures préventives ne signifie pas automatiquement les accepter ou pouvoir les mettre en œuvre : leur adoption induit une négociation invisible entre les multiples contraintes et les représentations de la maladie (Jaffré, 2006). Chez les commerçants, la Covid-19 a été également reçue comme une incertitude radicale, étant donné que personne ne pouvait prévoir la fin de la pandémie. Cette incertitude va se matérialiser dans les contenus de messages éducatifs largement hétéroclites, contradictoires d'une source à l'autre. Les incertitudes vont porter sur l'origine du virus, sur sa propagation très inégale, sur ses mutations, sur la bonne méthode pour s'en prémunir (Morin, 2022). C'est pourquoi les commerçants invitent les autorités sanitaires à changer de stratégie de lutte : « apprendre à vivre avec le virus ». Cette suggestion est une reconnaissance explicite du changement radical, qui se caractérise par une paupérisation silencieuse, que la Covid-19 a entraînée dans leur quotidien. Les mesures de sécurité et les restrictions prises par le gouvernement ont fragilisé davantage les citoyens les plus vulnérables, rappelant que la crise sanitaire doit être comprise comme une crise politique.

La dimension politique de la crise épidémique

Les mesures de prévention contre la Covid-19, le couvre-feu et la mise en quarantaine de certaines villes pendant trois mois ont entraîné des fragilités économiques qui sont à la base des discours critiques à l'égard du gouvernement. Le refus d'adhérer aux directives de prévention de l'État soulève la question de la citoyenneté et également celle des interventions internationales globalisées. L'épidémie a mis en exergue une crise de la citoyenneté. Les résistances aux directives nationales montrent que certains commerçants rendus précaires se sentent des citoyens « de seconde classe » (Mutabazi, 2020, p. 5) par rapport aux élites locales. La maladie est devenue une grille de catégorisation des agents de l'économie de l'État burkinabê en fonction de trois segments : les « fonctionnaires », dont les salaires sont garantis par l'État, les hommes d'affaires, détenteurs de grandes surfaces de commerce, et les petits commerçants dont la subsistance journalière dépend de leurs activités économiques. Cette reconfiguration touchant aux rapports de citoyenneté met en vis-à-vis deux types de citoyens, l'un englobant l'État et ses agents agissant comme des acteurs dominants, prédateurs de ressources et représentants locaux de l'Occident, et l'autre les laissés-pour-compte et les dominés subissant les mesures préconisées par les dominants.
En ce sens, la crise sanitaire pose la question du droit à une vie digne pour chaque individu. La quête de celle-ci implique de prendre en compte les différentes significations de la vie (Fassin, 2006). D'abord, la citoyenneté biologique (Petryna, 2004), qui, comme droit à la vie, suppose que l'État garantisse un accès équitable aux aides alimentaires et autres formes de soutien à toutes les personnes rendues précaires. Ensuite, et dans sa traduction biographique, la citoyenneté renvoie à la reconnaissance sociale des plus vulnérables, à la possibilité d'avoir accès aux services en fonction de ses besoins. Enfin, la citoyenneté va au-delà de la vie biologique et de la vie sociale pour intégrer une dimension morale dans les choix politiques (Fassin, 2006). Il s'agit de la lutte contre les inégalités sociales productrices des différentes formes d'injustice ou du manque de reconnaissance (Mutabazi, 2020, p. 5). Dans ce sens, la citoyenneté sanitaire reconnaît les droits politiques des individus à participer non seulement à la formulation et à la mise en œuvre des stratégies de santé les concernant, mais également à lutter pour des ressources médicales limitées (Petryna, 2004) au niveau national et supranational (Mutabazi, 2020). C'est pourquoi le succès de la lutte contre l'épidémie dépend de la légitimité du gouvernement et des capacités financières et politiques de l'État (Jones, 2022).
L'épidémie a également révélé les limites des interventions globalisées. Les commerçants voient le mimétisme de l'État dans l'application des mesures de lutte comme une sorte de domination de l'Occident. Il s'agit d'une ignorance épistémique, car ceux qui prennent les décisions en réponse à la Covid-19 sont incapables de pleinement se mettre à la place des groupes vulnérables dans la société. Ces solutions reflètent souvent, implicitement, les cadres et les structures de pouvoir de la santé globale et reconduisent par ce fait les formes d'ignorance des décideurs (Al Dahdah et al., 2021) concernant les effets de la maladie sur les activités économiques. L'uniformisation des modèles d'intervention est critiquée comme une forme d'ignorance stratégique de la part des acteurs centraux, qui n'ont pas suffisamment pris en compte les réalités locales (Al Dahdah et al., 2021). L'ignorance stratégique renvoie au fait de prendre des décisions stratégiques sans tenir compte des réalités du contexte. Dans ce cas-ci, les experts du Comité national et les membres du CORUS ont été accusés par les commerçants d'avoir transposé un modèle d'intervention inadapté et inapproprié au Burkina Faso. Les reproches, formulés à l'encontre du monde occidental faisant de la Covid-19 une priorité d'action, alors qu'il existe d'autres pathologies, plus graves et plus mortelles, mettent en évidence une déformation de la réalité telle que regardée en surplomb par les experts internationaux. Cette situation, qualifiée de « myopie » par les experts du Sud, est une caractéristique des programmes de santé globale, qui ciblent des pathologies particulières selon leurs propres critères (Al Dahdah et al., 2021). Pour les acteurs économiques, les mesures prises semblent avoir été fondées sur des représentations confuses et illogiques de la maladie (Revel, 2015), car, dans leur quotidien, la maladie n'est pas une réalité.
Ces discours dénoncent l'universalisme de l'approche épidémiologique du risque, qui se heurte à l'approche perceptive, située, elle, dans le temps et l'espace, singularisée et contextualisée tant au plan sociétal qu'individuel (Setbon, 2006). C'est ainsi que la santé globale sera l'objet de vives critiques. D'abord, sa stratégie d'intervention est fondée sur une logique de sélection et de triage des politiques et des bénéficiaires. Ensuite, elle serait inefficace dans la riposte contre les nouvelles épidémies. Elle fut naguère critiquée pour son retard dans l'intervention de l'épidémie d'Ebola en Guinée et en Sierra Leone (Gaudillière et al., 2020). Enfin, elle est perçue par les experts du Sud comme « un des outils les plus efficaces de domination et de contrainte sociale, politique, et épistémologique » (Al Dahdah et al., 2021, p. 15) du Nord sur le Sud, propageant ainsi la suprématie d'une médecine publique coloniale dans laquelle les colonisés sont perçus comme des ignorants, y compris de leurs propres maladies (Al Dahdah et al., 2021). Ce faisant, la Covid-19 apparaît comme une épreuve existentielle pour les commerçants, mettant à nu le décalage entre les réalités des terrains et les directives de la santé globale.

Conclusion

Les mesures barrières préconisées par les experts en santé publique vont fonctionner comme des instruments du néocolonialisme au détriment des petits commerçants vivant dans la débrouillardise. La Covid-19 demeure un objet de polémique entre les différents acteurs nationaux et internationaux engagés dans la riposte. L'expérience de la souffrance des commerçants de la ville de Ouagadougou les amène à produire un discours qui cristallise, à partir de la réduction de leur circulation entre différents États pour le commerce, la relation de l'Afrique au monde du point de vue de la construction du risque. Il convient de noter l'émergence d'un discours virulent à l'endroit de l'Occident, accusé d'imposer les politiques de prévention sans tenir compte des réalités contextuelles. En effet, confrontés à d'autres pathologies plus mortelles, les commerçants s'interrogent sur le choix de mener un rude combat contre la Covid-19. Celui-ci fonctionne comme un miroir au travers duquel les commerçants évaluent l'humanisme de l'Occident. Finalement, il n'y a pas de solution universelle dans la lutte contre la Covid-19. Les citoyens revendiquent une approche locale qui prend en compte les priorités de la vie quotidienne.

Notes

  1. Le mot yaar, d’origine anglaise est utilisé depuis fort longtemps par les citadins pour désigner les marchés de quartier. Ce mot déformé a donné yaré en langue locale mooré. Les deux formes du mot sont utilisées. C’est la forme en quadrilatère (rectangle ou carré) des marchés qui est à la base de l’utilisation de ce mot (Bagbila, 1993).


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Pour citer l'article :

APA

Rouamba, G., Soré, Z., Tengueri, Y., Rouamba-Ouedraogo, C. V. (2022). Les acteurs économiques des marchés de la capitale du Burkina Faso à l’épreuve de la Covid-19. Discours et pratiques face aux mesures barrières. Global Africa, 2, pp. 73-87. https://doi.org/10.57832/4dfbg969


MLA

Rouamba, George et al. « Les acteurs économiques des marchés de la capitale du Burkina Faso à l’épreuve de la Covid-19. Discours et pratiques face aux mesures barrières ». Global Africa, no. 2, 2022, p. 73-87. doi.org/10.57832/4dfbg969


DOI

https://doi.org/10.57832/4dfbg969


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