G-RPL8H870J8
top of page

Disponible en :

France.png
usa.png
arabe.png
Kenya.jpg

Analyses critiques

La commune de Sirakorola, 

un laboratoire des innovations locales


Le parcours atypique d’un réformateur villageois

Mahamadou Diawara

Chercheur au Laboratoire Andal, Mali

mahamanousman@gmail.com

numéro :

Les administrations africaines :
décolonialité, endogénéité et innovation

African Administrations:
Decoloniality, Endogeneity, and Innovation

Tawala za Kiafrika:
kuacha ukoloni, endogeneity na ubunifu

:الإدارات الأفريقية
إنهاء التركة الاستعماريّة، المحلّيّة والابتكار

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 juin 2024

ISSN : 

3020-0458

06.2024

La commune de Sirakorola est située à mi-chemin entre Koulikoro et Banamba, sur la nationale n°27, à 110 km de Bamako. Le village de Sirakorola a d’abord été chef-lieu d’arrondissement, avant de devenir chef-lieu de commune avec l’avènement de la décentralisation. Souleymane Coulibaly en est le maire depuis 2004. Né en 1967 à Sirakorola, il entre à l’école en 1975 et fréquente jusqu’en 9ème année. Il quitte l’école sans diplôme à l’âge de 17 ans. En 1991, il adhère au parti Adema sous la bannière duquel il sera élu conseiller communal aux élections de 1999 et devient 1er adjoint du maire élu.  Ce travail part d’une série d’études menées dans la commune en 2006 et en 2012. Les premières études diagnostic ont montré une commune faisant face à des problèmes politiques aigus, avec une mairie bloquée par des luttes factionnelles. Quant au maire, il était quasiment sans autorité. En 2012, nous avons retrouvé un village relativement apaisé. Et la gestion des services publics considérablement améliorée. Entre-temps, lui et son conseil ont réussi à faire de la mairie un espace de rencontres, d’échanges et de débats et à changer la perception des populations sur la mairie en ayant recours aux représentations et sémiologies populaires. Grâce à leur travail, la mairie est devenue ce nouveau « vestibule » à côté des vestibules villageois.    Le rôle du maire dans la mise en œuvre des nombreuses innovations fut éminent. Grand entrepreneur politique, il se révéla être aussi un entrepreneur au sens Schumpetérien du terme, c’est-à-dire un porteur d’idées nouvelles qui sort des routines pour saisir les opportunités nées des circonstances pouvant donner naissance à des situations nouvelles. C’est un entrepreneur-innovateur qui a cette faculté d’anticipations (le flair) et sait exploiter avec réalisme les potentialités qui s’offrent à lui. Par son investissement personnel et son sens de la collaboration, il a su mettre en place de « nouvelles combinaisons de facteurs » pour désamorcer les situations difficiles auxquelles il était confronté et convaincre les partenaires extérieurs à l’accompagner dans son parcours.   Mais la question est de savoir si dès le départ le partenariat entre les deux parties n’était pas fondé sur un malentendu. Un malentendu qui s’avèrera productif en ce sens qu’il satisfait chacun sans pour autant être celui prescrit ou proclamé. Alors que pour les partenaires la mise en place des différentes procédures de sensibilisation et de mobilisation avaient pour finalité plus de transparence et de redevabilité dans la gestion de la commune, pour le maire, leur intérêt était d’amener ses concitoyens à plus d’engagement et de participation et surtout à plus de contribution dans les prélèvements (impôts et taxes). Reste à savoir qu’est-ce qui motive monsieur le maire à s’investir autant pour sa commune, en cherchant toujours à innover ?   


Mots-clés  

Innovations, entrepreneur-innovateur, impôts, redevabilité, malentendu productif

Plan de l'article

Introduction


Présentation de la commune de Sirakorola


Une commune sous domination des factions

Les partenaires techniques et financiers


Innovations et construction du local


Les procédures de débats publics et la construction de l’espace public

La TDRL et l’émergence d’une citoyenneté locale

  1. La décentralisation et les prélèvements : perceptions et représentations

  2. La TDRL et les identités familiales, sociales et citoyennes

Souleymane Coulibaly, le réformateur villageois


La fin des hégémonies ou comment faire d’une cause perdue une opportunité

Les procédures de débats publics ou comment innover sans changer


Conclusion

Introduction


Le Mali est, depuis 1999, administré de manière décentralisée avec la mise en place de 703 communes, 49 cercles, 8 régions et le district de Bamako[2]. En 2002, furent transférées aux collectivités territoriales des compétences en matière de santé, d’éducation et d’hydraulique. Même si, en pratique, celles-ci en ont entièrement ou partiellement en charge la gestion, elles demeurent tout de même limitées dans leurs prérogatives financières et connaissent des entraves faites par les services de l’État qui peinent à transférer leurs pouvoirs[3].
Les communes du Mali reçoivent certes des subventions de l’État, mais pour leur budget de fonctionnement, elles doivent surtout recouvrer impôts et taxes, notamment la taxe de développement régional et local (TDRL), qui est un impôt sur la personne. Les services publics locaux dépendent en grande partie de la capacité des communes à mobiliser les ressources locales et de l’appui extérieur, notamment des partenaires techniques et financiers. Dépourvus de ressources financières, humaines et d’infrastructures, les responsables communaux doivent imaginer des solutions palliatives pour assurer la continuité des services. 
À Sirakorola, le faible taux de recouvrement des impôts et taxes et du budget constitue un obstacle à assurer un service public sur l’ensemble des 55 villages de la commune, mais aussi dans la construction du « local », c’est-à-dire d’un espace public émergeant par interaction autour de certaines normes politiques entre deux groupes d’acteurs : les représentants de l’État et ceux des populations[4]. Selon Gibout (2009), l’espace public a connu, depuis Habermas, plusieurs interprétations. Dacheux (2008) affirme que le concept renvoie à des acceptions différentes du fait de son ambiguïté et des réalités concrètes dans lesquelles elles s’incarnent. Mais elles se ramènent toutes, selon lui, à l’existence d’un espace physique, on pourrait ajouter ou symbolique, où s’échangent les idées et se forment les opinions ; espace dans lequel se déploient des débats sur des sujets d’intérêt commun à un public donné. L’espace public se construit donc dans la confrontation/négociation entre différents acteurs pour délibérer sur des sujets et parvenir à un consensus. Nous retiendrons ici cette définition d’A. Letourneau cité par M. Lits (2014) qui résume l’idée d’Habermas comme « un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun[5] ». Définition qui a l’avantage de ne pas donner au concept une finalité ni ne le limite à son ancrage historique et socioculturel de départ.
Pour avoir fait de la mairie, voire la commune, un espace de rencontres, d’échanges et de débats, le maire et son conseil communal ont réussi à changer la perception des populations sur la mairie en ayant recours aux représentations et sémiologies populaires. Grâce à leur travail, la mairie est devenue ce nouveau vestibule où les populations portent les questions relatives à la vie du village. Un vestibule cependant plus ouvert car accessible à tous, contrairement au vestibule des chefs de villages et des anciens. À Sirakorola, ce qui participe de la construction de l’espace public, ce sont les actions innovantes menées par la mairie, à savoir l’organisation d’espaces de débats publics comme les restitutions, les espaces d’interpellations démocratiques, ou encore la collecte de la TDRL. Nous postulons en effet qu’à Sirakorola cet espace public est en construction et que les différents acteurs en font « l’apprentissage[6] » à travers les procédures de débats publics et, paradoxalement, dans le recouvrement des impôts aussi.
Ce travail part d’une série d’études[7] menées dans la commune sur la fourniture des services publics (eau-assainissement, santé, école en 2006-2007) et leur amélioration (en 2012). Les premières études ont montré une commune faisant face à des problèmes politiques aigus, avec une mairie bloquée par les luttes factionnelles au sein du conseil communal, mais aussi dans les comités de gestion des différents services publics locaux, en l’occurrence l’école et le centre de santé. Quant au maire, harcelé politiquement par une opposition coalisée, il était quasiment sans autorité, bien qu’ayant le soutien du chef de village de Sirakorola. Six ans après notre retour sur le terrain, en 2012, nous avons retrouvé un village relativement apaisé. Les tensions, les luttes ouvertes ou en sourdine avaient baissé. Quant à la gestion des services publics, elle s’était considérablement améliorée.
Nous nous proposons ici d’étudier la mairie de Sirakorola comme un service public. Dans ce travail, il s’agira de voir comment, sous l’action du conseil communal et particulièrement sous l’impulsion du maire, le « local » s’y construit. Au-delà de la récupération des images populaires puisées dans les représentations et sémiologies locales, quelles réformes et innovations ont permis d’aboutir à ce résultat ? Quels ressorts ou leviers, pour adopter cette expression, expliquent la réussite des réformes entreprises par le maire ? Dix ans après, que reste-t-il de ces innovations alors que de nouvelles initiatives font leur apparition ?
Nous verrons le rôle éminent joué par le maire dans la mise en œuvre de ces innovations. Grand entrepreneur politique, il se révéla être aussi un entrepreneur au sens schumpetérien du terme, c’est-à-dire un porteur d’idées nouvelles qui va au-delà des démarches classiques, sort des routines pour saisir les opportunités nées des circonstances pouvant donner naissance à des situations nouvelles[8]. Par son investissement personnel et son sens de la collaboration, le maire de Sirakorola a en effet su mettre en place de « nouvelles combinaisons de facteurs[9] », pour désamorcer les situations difficiles auxquelles il était confronté à la tête de la mairie. Il a su aussi convaincre, par son entregent, les partenaires extérieurs pour l’accompagner tout le long de son parcours.
Cependant, il est loin du « réformateur » des services publics de l’État. Il n’en a ni le profil, ni les compétences, ni le parcours. Fonctionnaire, celui-ci a fait des études et est diplômé. Relégué souvent dans les marges de l’administration publique, le réformateur des services publics étatiques parvient malgré les obstacles rencontrés, à construire, par son dévouement et son inventivité, un espace de travail favorable à lui-même, à ses collaborateurs et aux usagers. Le maire de Sirakorola est à l’opposé de ce profil. Paysan déscolarisé, il a su se hisser à la tête de la mairie et à y demeurer durablement. 
Notre analyse se fera essentiellement sur les procédures de débats publics et le recouvrement de la TDRL. Nous verrons d’abord comment le maire a réussi à instaurer une atmosphère sereine au sein du conseilcommunal et de la commune en se saisissant des résultats de la recherche, et à améliorer la gestion des services publics et le recouvrement de la TDRL. Après une présentation de la commune, nous verrons comment il est parti des innovations, aussi bien celles proposées par les partenaires que celles qu’il a imaginées, pour faire de la mairie un espace d’échanges et de débats permanents, suscitant ainsi la confiance des populations, à obtenir leur adhésion aux initiatives proposées et à payer leur impôt.

 


Présentation de la commune de Sirakorola


Située à mi-chemin entre Koulikoro (55 km) et Banamba (30 km), sur la nationale no 27, la commune de Sirakorola est à 110 km de Bamako. Sa population est estimée à 26 833 habitants[10]. Le village de Sirakorola a d’abord été chef-lieu d’arrondissement, avant de devenir chef-lieu avec l’avènement de la décentralisation.
La création du village remonterait aux xviie et xviiie siècles et serait le résultat d’un vaste mouvement migratoire qui s’inscrit dans l’histoire du royaume bambara de Ségou (Bèlèdougou, Kolokani). De ce vaste mouvement de migrations successives sont issus deux villages créés par deux grands lignages, les Traoré et les Coulibaly, qui ont toujours cohabité dans une tension plus ou moins perceptible selon les époques. Vivant dans une sorte de « paix armée », les deux lignages n’ont jamais réussi à fonder un seul village. Sirakorola est composé de deux villages juxtaposés, chacun avec son chef, séparés par une ligne imaginaire dont le tracé ne fait pas l’unanimité entre les deux parties. De cette cohabitation est née une rivalité pour le contrôle de l’espace administratif et politique uni créé par la colonisation et l’État postcolonial. Plus tard, des intérêts matériels et financiers se sont greffés à cette rivalité séculaire, mais aussi d’autres acteurs. Ce qui contribua à donner une plus grande portée à la rivalité et à la rendre plus complexe : on assiste non seulement à une bipolarisation du village, mais aussi à des luttes d’influence qui se manifestent jusque dans le conseil communal et par des tentatives de contrôle des différents comités de gestion du village et leurs ressources.

 

Une commune sous domination des factions


Cette rivalité entre les deux chefferies de village provoque une fracture qui épouse la bipolarisation politique et sociale du village. Alors que pour que les Coulibaly, elle a pour objectif le maintien de leur domination sur le village, pour les Traoré, il s’agit de récupérer un pouvoir perdu. Chaque faction cherchant à avoir un contrôle sur les institutions et organisations locales ou à créer des associations pour mieux mobiliser et mieux les contrôler. Après les élections communales de 2004, les Coulibaly, à travers l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adema) et le Mouvement patriotique pour le renouveau (MPR), contrôlaient non seulement la mairie, le conseil communal et les commissions de travail, mais aussi tous les comités de gestion comme l’association de santé communautaire (Asaco), l’association des parents d’élèves (APE), le comité de gestion du marché (CGM) et le comité de gestion scolaire (CGS). On les retrouve, eux et leurs alliés, aux différents postes-clés de toutes ces structures.

 

Les partenaires techniques et financiers


Sirakorola est une commune modèle, le bon élève des partenaires techniques et financiers, des organisations non gouvernementales (ONG) et autres acteurs du monde du développement, mais aussi des services publics étatiques. Une commune qui a su se construire au fil des ans, après un premier incident malheureux, l’image d’une commune sans problèmes, sans conflits politiques. Pour tout arranger, le maire apparaît comme un homme ouvert à toutes les initiatives et innovations de développement proposées par les bailleurs de fonds, d’où la présence de nombreux projets. Plusieurs partenaires sont en effet intervenus dans la commune même s’il n’en a pas toujours été ainsi[11]. C’est à partir du premier mandat du maire actuel que le partenariat avec le monde du développement a connu son expansion. Lors de notre dernier passage, nous y avons dénombré au moins cinq intervenants extérieurs sans compter les associations et organisations locales : l’Organisation néerlandaise de développement (SNV), l’association Développement, intégration et valorisation du rôle de la femme (Divarof), le Programme de gouvernance partagée (PGP), l’Association d’entraide pour le développement (AED), l’ONG Tonus[12].

 

Innovations et construction du local


À Sirakorola, il existe beaucoup d’innovations, toutes tournées vers une plus grande participation des populations aux affaires de la commune, vers une plus grande transparence dans la gestion des services publics et vers plus de redevabilité de la part de la mairie envers les populations. Mais les innovations les plus imaginatives sont celles qui tendent vers un meilleur recouvrement des impôts et taxes. Si les premières participent à l’émergence d’un espace communal, les secondes apparaissent à la fois comme résultat et facteur d’apprentissage d’un espace de débats mais aussi d’une citoyenneté locale.

 

Les procédures de débats publics et la construction de l’espace public


Initiées par la mairie avec l’appui des partenaires techniques et financiers, avec pour objectifs déclarés d’instaurer plus de transparence et de redevabilité dans la gestion de la commune, les procédures de débatspublics auxquelles nous allons nous intéresser ici sont au nombre de quatre : les assemblées générales, les tournées de restitution, les comptes rendus et les espaces d’interpellation démocratique. Instituées comme pratiques démocratiques, elles partent de l’idée que plus les populations sont associées à la gestion de la commune, plus elles sont tenues informées de la destination des ressources, plus elles seront disposées à payer leurs impôts et taxes et, en général, à participer aux activités de la mairie. Il s’agit de voir ici comment ces procédures participent à la construction du « local » au niveau communal.
Les sessions sont censées être un espace ouvert au public où les populations peuvent venir s’informer sur la vie de la commune en suivant les débats sur le budget, les arbitrages, les investissements, etc. Mais dans la pratique, les sessions se tiennent plutôt avec les représentants des différents groupes sociaux, économiques, professionnels et politiques que la mairie invite. Les populations ignorent généralement que les sessions sont publiques et ouvertes à tout citoyen qui désire y participer. Pour pallier ce dysfonctionnement est venue l’idée de la mise en place de ces activités, avec l’appui des partenaires (SNV, AED, PGP, notamment). 
Mais dans leur mise en œuvre, ces nouveaux espaces d’échanges et de débats tendent en fait à reproduire le mode de fonctionnement des sessions où les participants sont invités par le conseil communal, excluant du coup certains groupes, quand ces derniers ne s’auto-excluent pas eux-mêmes. Ainsi, chaque nouveau mécanisme a ses participants et son lieu d’organisation[13].
En plus de ces possibilités offertes aux populations de discuter directement avec les autorités communales, de les interpeller sur des questions qui les préoccupent, avec la décentralisation, l’accès aux services municipaux et au maire est devenu chose facile[14]. On assiste ainsi à un processus qui tend à donner un rôle et une place centrale à la mairie dans la vie des populations, un recentrage de la vie des populations autour de la mairie. Pour les populations, la mairie est en effet devenue un acteur principal, celle par qui tout passe désormais : « L’État n’intervient plus sans passer par la mairie. » Le changement fondamental retenu par les populations, favorisé par la décentralisation, est la disparition de la peur. Pour elles, on peut maintenant dire au maire ce que l’on veut, ce qui n’était pas le cas avec le « commandant ».
 
La mairie et les « paroles du vestibule »

Dans la perception locale, la commune est devenue un espace de référence et la mairie, une réalité quotidienne. L’institution est un acteur incontournable dans beaucoup d’aspects de leur vie : délivrance des services publics, établissement des actes d’état civil, recouvrement des impôts et taxes, etc. Plus significative est l’implication de la mairie dans le règlement des conflits, comme naguère le chef de village : « Amener les litiges à la mairie, c’est comme les amener au vestibule, devant l’assemblée du conseil des anciens (Bolonla kouma[15]). » La mairie se voit ainsi investie d’une fonction autrefois dévolue à une institution traditionnelle, le « vestibule », un lieu-dit avec pour rôle la conciliation et la paix entre des membres de la collectivité.           
Selon Dubois (2003, p. 5), une institution n’existe que par les usages qu’on en fait. Il arrive ainsi que l’usager apporte à l’institution des demandes autres que celles que, officiellement, elle est censée satisfaire. C’est le cas de la mairie ici qui, en plus des compétences qui lui sont transférées, notamment dans le domaine de l’état civil, est souvent sollicitée dans la résolution des litiges. À l’instar du vestibule du chef du village, la mairie constitue un passage dans le parcours de certains usagers dans la recherche d’une solution à leurs différends qu’ils ne voudraient pas porter devant les juridictions. On apporte alors à la mairie les « paroles du vestibule » pour trouver, comme on dit, une solution à l’amiable, une solution négociée entre parties sous l’arbitrage du maire[16]. Dans la nouvelle configuration institutionnelle de la décentralisation, la mairie est devenue un espace ouvert à tous, un acteur important qui régule bien des aspects de la vie des populations, et se trouve investie de certaines fonctions sociales traditionnellement imputées à des institutions villageoises.

 

La mairie, un lieu public (Foroba yoro)

Comme l’était le « vestibule » pour les chefs de lignages, la mairie est un lieu de rencontres et de débats sur les sujets d’intérêt commun. C’est pour cette raison qu’« il y a beaucoup de réunions qui se tiennent à la mairie. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il y ait une rencontre à la mairie ». En plus de leur fréquence élevée, on peut distinguer plusieurs types de réunions : « Il y a tout le temps des réunions à la mairie. Réunions avec les conseillers municipaux, avec les conseillers villageois, avec les gens du village de Sirakorola, ceux des autres villages, etc. »  (Diawara, 2007).
Mais pour bon nombre d’habitants, ces réunions ne sont pas ouvertes au public. Selon eux, à chaque catégorie de population, sa réunion, et aux conseillers municipaux, les sessions : « J’ai déjà participé à des réunions. C’était une rencontre avec les commerçants à propos d’association. Ensuite, il y a eu une autre réunion concernant le marché. » Les réunions sont donc catégorielles. La mairie choisit qui elle veut rencontrer et les invite par lettre ou par communiqué et, du coup, en exclut d’autres. Ce qui fait croire aux populations que les sessions comme les réunions ne sont pas publiques. 
Il y a comme une division des tâches, rôles et réunions : à chaque groupe sa réunion. Aux conseillers communaux les sessions ; aux chefs de villages, les assemblées générales. En revanche, selon un conseiller villageois, « la mairie est un lieu public (Foroba yoro) ». Et par conséquent, toutes les réunions qui s’y tiennent sont publiques. En réalité, la mairie procède par une segmentation des populations. La question est de savoir si cette façon de travailler correspond à un besoin ou vise à un meilleur traitement des sujets du moment. Il n’en demeure pas moins que les occasions de rencontres et de débats s’en trouvent multipliées. Mais pour quels résultats ? Pour plus de participation ou pour plus de transparence ? 

 

La TDRL et l’émergence d’une citoyenneté locale


Les impôts et taxes constituent les principales ressources de la commune de Sirakorola, et la TDRL est la plus importante. Sa part est d’ailleurs en augmentation contrairement aux autres taxes qui connaissent des fluctuations parfois importantes. Cette tendance sera vraisemblablement encore plus marquée dans les prochaines années car le conseil communal semble avoir plutôt mis l’accent sur le recouvrement de la TDRL. Nous allons voir comment la TDRL participe à la naissance d’un sentiment d’appartenance à une communauté politique ou de résidence. Enfin, nous allons voir les innovations introduites en la matière par la mairie et pour quels résultats.

 

La décentralisation et les prélèvements : perceptions et représentations


Pour expliquer ce qu’est la décentralisation aux populations maliennes, l’État entreprit dans les années 1990 de la traduire par ces mots qui résonnèrent comme un slogan : « Le retour du pouvoir à la maison. » Ce qui fut compris ainsi : le retour du pouvoir aux mains de ses primo-détenteurs, les autochtones, et le fait de « se prendre en charge ». Nous allons voir ici quel lien existe entre cette seconde définition et la TDRL.
Se prendre en charge reste la définition la plus répandue de la décentralisation à Sirakorola. Elle se décline sous différentes propositions qui se ramènent toutes cependant à cette même idée de se prendre en main, de décider les choses par soi-même et pour soi-même, à commencer par le choix de ses représentants. Se prendre en charge, c’est surtout avoir la possibilité de travailler pour soi, c’est donc accepter de payer l’impôt qui servira aux dépenses publiques. 

 

Impôts et taxes dans la commune

La commune de Sirakorola obtient en général de bons résultats dans le recouvrement des impôts et taxes. On observe cependant des fluctuations assez importantes d’une année sur l’autre : de 40 % en 2000, son taux de recouvrement est tombé à 34 % en 2002, avant de connaître une augmentation progressive pour atteindre 76 % en 2006. Dans le même temps, le pourcentage de la TDRL est passé de 63 % à 47 %, puis 91 %. Les perceptions sur la décentralisation et sur la mairie ne sont pas sans influence sur la légitimité des prélèvements et sur la volonté contributive des populations. Certes l’impôt est obligatoire, mais il permet aussi de travailler, c’est-à-dire de construire la commune. Ce qui le rend supportable, acceptable et le légitime.

 

« L’impôt, c’est pour travailler »

Pour la quasi-totalité des contribuables, les impôts et taxes servent à travailler, c’est-à-dire à construire, développer la commune. Ces propos, même s’ils (ou parce qu’ils) semblent plutôt relever du discours convenu des autorités communales pour justifier les prélèvements, sont cependant partagés et étayés par des exemples par les populations elles-mêmes : « L’impôt, c’est pour travailler, payer le salaire des médecins, des enseignants, des militaires, construire des écoles. » Il est le moyen de travail du maire : « Si on ne paye pas l’impôt comment le maire va travailler ? »

 

« L’impôt, de toute façon c’est obligatoire »

Le caractère obligatoire de l’impôt, bien que mentionné, est peu souligné. C’est vrai, l’impôt c’est pour travailler, construire des écoles, des centres de santé, etc. tout ce qui est utile pour le bien-être de la population. Mais on ne le paye jamais de bon cœur. C’est toujours sous la contrainte qu’on s’y soumet, même lorsqu’on essaie de lui trouver un intérêt général ou personnel. Il est obligatoire parce qu’inscrit dans la tradition, il se trouve légitimé parce qu’il sert l’intérêt général et est égal pour tous. Mais tous les prélèvements n’ont pas la même obligation ni la même légitimité. Il existe un rapport différencié aux prélèvements avec notamment la TDRL qui a une charge symbolique plus forte. Elle est en effet l’impôt le plus obligatoire dont on ne peut en aucun cas se dérober sous peine de répression : « Si on t’appelle et que tu ne peux payer ou si le chef de village n’arrive pas à te le faire payer, tu peux avoir des problèmes. »  Ces problèmes sont pour l’essentiel l’emprisonnement ou la détention provisoire dans les locaux de la gendarmerie. Mais les privations de liberté, l’emprisonnement sont fortement redoutés, car ils représentent une grande humiliation sociale.
Dans la mémoire collective des populations rurales, la TDRL reste quelque part assimilée à l’impôt de capitation de la période coloniale. Elle rappelle en effet, tant dans son mode d’imposition sur la personne que dans son mode de recouvrement fait avec l’aide des chefs de village et du sous-préfet, l’impôt de capitation. D’où son nom : ni songo, c’est-à-dire le « prix de la vie[17] ». De nos jours, si ce n’est pas au prix de sa vie que la TDRL est payée, on n’est pas moins exposé à l’humiliation pour son non-paiement.

 

La honte comme facteur d’incitation à contribuer

Ce n’est pas tant la privation de liberté pour non-paiement de l’impôt que l’humiliation que cela représente aux yeux de la population qui fait redouter la détention. Et l’humiliation commence déjà par le fait d’être retenu au vestibule ou à la mairie : « Avec l’impôt il y a la honte. Dire qu’on t’a emmené au vestibule, ça veut dire que tu n’as pas pu payer ton impôt. Et ça c’est une honte. » Cette honte n’est pas pour le contribuable seul. La honte est pour l’ensemble du village. Quand les agents de recouvrement arrivent dans le village accompagné des « gardes », c’est tout le village qui est humilié.

 

La TDRL et les identités familiales, sociales et citoyennes


Si le fait de ne pas (pouvoir) payer l’impôt peut conduire à la privation de sa liberté et à l’humiliation, il peut aussi empêcher d’avoir une identité sociale car, ne figurant dans aucun registre officiel, on n’a pas d’existence officielle : « En brousse, si tu ne payes l’impôt, tu ne comptes pas parce que tu n’es dans aucun papier. » Ne pas payer l’impôt signifie ne pas figurer dans le livret de famille qui est utilisé pour établir les rôles. Sans livret de famille, on ne peut non plus avoir un quelconque acte d’état civil permettant d’accéder à une existence sociale. Comme le fait remarquer Bourdieu (1994), « (…) les procédures d’enregistrement officiel (…), comme les actes de l’état civil (…) ont la capacité de créer (ou d’instituer), par la magie de la nomination officielle (…), des identités sociales socialement garanties (celle de citoyen, d’électeur, de contribuable, de parent, de propriétaire, etc.) ou des unions ou des groupes légitimes (familles, associations, syndicats, partis, etc.) ».
L’enregistrement dans le livret de famille est donc plus qu’un simple acte administratif, il matérialise l’appartenance à une famille, quand elle ne crée pas celle-ci. Et le fait de payer sa TDRL, à partir du livret de famille, tout en renforçant ce sentiment d’appartenance, constitue une marque de solidarité avec sa famille. C’est pourquoi, toute tentative de paiement séparé est vécue aussi comme une rupture avec la famille d’origine[18]. Mieux, la TDRL participe aussi à créer, à instituer une forme d’appartenance à une collectivité donnée : « Je ne voudrais pas parler de cela (de l’impôt) parce que je ne paye pas mon impôt ici. Je suis étranger. Je ne le paye pas ici mais chez moi. »
Bien que considérée comme un impôt individuel, un impôt sur la personne, la TDRL n’est en fait jamais payée de façon individuelle, que ce soit à Sirakorola ou ailleurs au Mali. Par son mode de paiement, elle permet, d’une part, à ceux qui ne vivent pas dans leur village d’origine de garder le lien non seulement avec la communauté familiale, mais aussi avec la communauté villageoise. Elle permet, d’autre part, d’entretenir un sentiment d’appartenance à une communauté politique donnée. La TDRL n’est pas seulement une imposition, c’est aussi une obligation morale vis-à-vis de sa famille et de sa communauté. Son non-paiement est vécu comme une honte qui entache non seulement l’honorabilité de l’unité familiale, mais aussi de tout le village.

 

L’honneur comme moyen de pression à contribuer 

À Sirakorola, la mairie a décidé de jouer sur le sens de l’honneur pour inciter les contribuables à payer l’impôt. Ce qui constitue une grande innovation après les méthodes coercitives utilisées dans le passé. Après les intimidations et les humiliations, qui ont donné quelques fois de bons résultats, la mairie a décidé d’adopter cette méthode. Par l’instauration de ce qu’elle a appelé la « journée citoyenne », le maire voudrait créer une certaine compétition entre ses concitoyens pour les amener à payer d’eux-mêmes l’impôt[19]. Avant la « journée citoyenne », un concours des trois premiers contribuables avait été expérimenté. Les lauréats recevaient des honneurs publics : un drapeau des mains du maire, leur photo était affichée à la mairie et leurs noms communiqués dans les médias. Pour la transparence et l’émulation entre les villages de la commune, les taux de recouvrement par village sont rendus publics. 
Compter sur la volonté contributive des populations pour recouvrer l’impôt pourrait être considéré comme un pari osé quand on sait que l’impôt est perçu généralement comme une obligation pour laquelle on utiliserait, si possible, toutes sortes de ruses pour y échapper. Mais le maire joue ici sur le sens de la famille de ses concitoyens, leur fibre communautaire et autres sentiments du genre. Et le pari n’est peut-être pas aussi insensé que cela car, après tout, à Sirakorola, l’impôt est aussi, comme on l’a vu, une affaire de famille et une affaire de village. La mairie s’appuie sur ces sentiments d’honneur, familial et communautaire, de civisme pour inciter les populations à payer l’impôt. Au regard de toutes ces considérations, payer son impôt ne participe-t-il pas aussi à l’émergence d’une citoyenneté locale ? C’est du moins le rôle que veut lui faire jouer la mairie de Sirakorola.
Comme on peut le voir, les procédures de débats ne sont pas seulement des espaces créés pour sacrifier à une tradition administrative ou pour se conformer aux exigences des partenaires qui ont aidé à leur organisation ou au financement de certains services publics. Elles sont surtout un lieu d’apprentissages des processus de discussions, de négociations et de délibérations. Ce sont aussi, pour le maire et le conseil communal, des lieux de diffusion de messages, d’idées pour convaincre leurs concitoyens de la nécessité de participer et de contribuer au développement de la commune. C’est lors de ces rencontres que les représentants de la commune et ceux des populations interagissent pour tout ce qui concerne l’accès aux biens et services (Olivier de Sardan, 1999).

 


Souleymane Coulibaly, le réformateur villageois


Né en 1967 à Sirakorola de parents cultivateurs, ressortissants du village de Hamariboubou, situé à une dizaine de kilomètres de Sirakorola, Souleymane Coulibaly entre à l’école en 1975 jusqu’en neuvième année, qu’il quitte sans diplôme à l’âge de 17 ans. En 1991, il adhère à l’Adema sous la bannière de laquelle il sera élu conseiller communal aux élections de 1999 et deviendra le premier adjoint du maire, qui n’était autre que le petit-fils du chef de village de Sirakorola. Les Traoré, exploitant le slogan qui expliquait la décentralisation par le « retour du pouvoir à la maison », entreprirent de faire élire un des leurs à la mairie. Ce qu’ils réussirent. Mais, malgré leur victoire, ils ne parvinrent pas à utiliser la mairie comme un tremplin, un moyen de déployer leur influence dans la commune.
Souvent absent de Sirakorola, le maire sera vite débordé dans son propre camp et ne pourra garder le contrôle ni du parti ni de la mairie. En l’absence du maire titulaire, Souleymane Coulibaly devient, de fait, le maire de la commune. Très vite, des divergences apparaissent entre eux, le maire accuse Coulibaly de prendre des décisions seul, sans lui demander son avis. Avant même la fin du mandat, ils se séparent, le maire rejoignant plus tard le RPM, créé en 2002 par Ibrahim Boubacar Keita. Souleymane Coulibaly reste à l’Adema et se fait élire maire en 2004. Son élection étant le résultat des luttes d’influence entre les Traoré et les Coulibaly. Depuis, il en est à son troisième mandat et à sa vingtième année à la tête de la mairie. Malgré son différend avec le premier maire issu de la famille Traoré et le départ de ce dernier pour le RMP, Souleymane Coulibaly garde, en tant que maire, de bons rapports avec la famille du chef de village de Sirakorola-Ouest qui le soutient contre vents et marées.

 

La fin des hégémonies ou comment faire d’une cause perdue une opportunité


Romani (1988), soutient que l’entrepreneur Schumpetérien se caractérise par sa capacité à saisir, selon les circonstances, les opportunités qui se présentent à lui pour apporter les changements, les innovations nécessaires[20]. Souleymane Coulibaly, en utilisant les résultats de la recherche pour désarmer ses adversaires politiques et mettre fin à l’hégémonie du clan qui lui était opposé, a réussi à retourner en sa faveur une situation sur laquelle il n’avait aucun contrôle. C’est ainsi que six ans plus tard, en 2012, Sirakorola était devenu un village paisible. Le climat de tension, les luttes ouvertes ou en sourdine observés dans le conseil communal et dans la gestion des autres services publics n’étaient plus perceptibles. Quant à la gestion des services publics, elle s’est considérablement améliorée. Comment le maire s’y est-il pris pour arriver à ce climat général d’apaisement ?
Il nous revient que les résultats de la recherche ont été une grande opportunité que le maire a su saisir pour renverser cette situation, qui était pour lui désespérée. Il faut dire qu’il a vite compris le parti qu’il pouvait tirer de la recherche, même si au départ il était réticent à faire partager ses conclusions, notamment en ce qui concerne le dévoilement du conflit entre Est et Ouest. L’existence de deux villages et du conflit entre eux, d’abord niée, ensuite rejetée par la plupart des acteurs locaux dont le maire, a fini par être admise mais minimisée.
Le rapport de recherche a bien décrit la situation qui prévalait non seulement dans le conseil communal, mais aussi dans les comités de gestion dont les mandats étaient arrivés à terme depuis des années. Des comités gérés de façon patrimoniale par un clan et qui ne rendaient jamais de compte au maire. Tirant parti du rapport, le maire organisa des tournées de restitution des résultats de la recherche dans tous les villages de la commune, au cours desquelles les populations discutaient les contenus de la recherche et proposaient des solutions. Un plan d’action quinquennal en est sorti et devait être mis en œuvre avec l’appui des partenaires. Plusieurs points ont été retenus, entre autres, l’amélioration dans la gestion des services publics, le recouvrement des impôts et taxes, une plus grande implication des populations dans la gestion des affaires publiques par l’instauration de nouveaux mécanismes de participation, etc.
Avec ce plan d’action élaboré à partir des solutions proposées lors des tournées de restitution, le maire a pu ainsi procéder aisément à un renouvellement du bureau de l’Asaco et du CGS malgré l’opposition de la chefferie de l’Est. Il parvint du même coup à mettre fin à l’hégémonie des Coulibaly sur les comités de gestion. À travers la subvention que la mairie a accordée aux comités de gestion et la création d’un comité de suivi, il contrôle désormais leur gestion. 
 

Les procédures de débats publics ou comment innover sans changer


Les résultats de la recherche et le plan d’action qui en est issu n’ont pas seulement permis d’améliorer la gouvernance des services publics locaux ou encore le recouvrement des impôts et taxes, il aura permis aussi au maire de reprendre la main sur sa commune, d’exercer son autorité sur les acteurs sociaux mais aussi politiques. Ils lui ont été aussi d’une grande utilité pour attirer de nouveaux projets et de nouveaux partenaires, de faire de nombreuses réalisations. Aujourd’hui encore, un nombre élevé de partenaires interviennent dans la commune avec un renouvellement quasi général des intervenants. Sur les 12 partenaires dénombrés, un seul était présent en 2006. De nombreux investissements sociaux ont été réalisés depuis, Sirakorola dispose de l’eau courante depuis près de dix ans. Il est devenu aussi le « village phare » du Mali pour avoir été la première commune à bénéficier de l’éclairage solaire.
Sous l’instigation des partenaires ou avec leur appui, la mairie a créé différents mécanismes d’information, de sensibilisation et de mobilisation des populations pour leur participation effective aux affaires de la commune. Avec pour finalité plus de transparence et de redevabilité. Elles sont censées compléter les sessions ou pallier leurs insuffisances car ces dernières étaient peu connues et n’étaient pas ouvertes au public, soit par ignorance ou tout simplement parce que la mairie ne faisait pas suffisamment d’efforts pour les y amener. On peut même dire que la mairie incitait plutôt, comme on l’a vu plus haut, à une participation sélective par segmentation à travers le système des invitations. Ce qui a fini par les rendre limitées et discrétionnaires comme les sessions. De même, les assemblées générales, les comptes rendus, les restitutions, etc., organisés suivant le modèle des sessions, c’est-à-dire sur la base des invitations, n’ont finalement pas apporté de grands changements dans le mode de gestion de la commune.
Mais pour le maire, l’intérêt de ces innovations n’était-il pas plutôt ailleurs, non pas pour la transparence et la redevabilité recherchées par les partenaires mais pour plus d’engagement et de participation des populations dans la vie de la commune, et surtout pour collecter plus d’impôts et de taxes ? Les nombreuses réunions et rencontres avec les populations n’étaient-elles pas organisées dans le but d’expliquer cet intérêt, la nécessité de participer aux affaires de la commune, de payer l’impôt ? À savoir que pour les partenaires, les mécanismes de participation ont pour objectifs plus de transparence dans les affaires de la commune, amener le maire à rendre compte de sa gestion, et pour une expression plus démocratique de tous les segments de la société. Tandis que pour le maire, ils ont pour but d’obtenir l’adhésion des populations à sa politique, de gagner leur confiance. Avec pour finalité le recouvrement optimal de l’impôt.
Au final, les procédures de débat public instituées par la mairie n’ont pas, dans la pratique, apporté les changements voulus par les partenaires. Cependant, on ne peut pas dire que le maire a agi de façon délibérée pour détourner les procédures de leurs objectifs initiaux. On dira plutôt qu’il a agi par contrainte, rattrapé par des réalités locales, et certainement par souci d’efficacité en partant de ses propres expériences qui ont montré que les segmentations (hommes et femmes, jeunes et vieux, chefs de lignages) étaient plus productives en termes de participation. Dans la commune de Sirakorola, et surtout depuis l’arrivée de Souleymane Coulibaly, le recouvrement constitue une préoccupation majeure du conseil communal et une de ses plus grandes réussites, sinon la plus grande de la mairie. Dès son arrivée, alors que le budget de la commune et la part de la TDRL étaient à la baisse, il a réussi à l’augmenter de façon considérable. Et depuis, le montant de la TDRL connaît une augmentation régulière passant presque du simple au triple. Si malentendu il y a donc, on peut dire que c’est un « malentendu productif », en ce sens qu’il aboutit à un résultat qui satisfait chacun sans pour autant être celui prescrit ou proclamé[21].

 


Conclusion


Si, sous un certain angle, on peut dire que le maire ruse avec les partenaires et les innovations qu’on lui propose – comme ces courtiers en développement qui savent présenter les choses aux bailleurs de fonds pour capter la manne qui circule dans le monde du développement –, une analyse plus approfondie permet de voir que son attitude relève davantage de l’adaptation pragmatique à une situation donnée. Au vu des résultats auxquels il est parvenu, on ne peut que reconnaître que ses choix ont été profitables à la commune qui connaît depuis une quinzaine d’années une augmentation et une amélioration continue dans la fourniture des biens et services. Ce qui nous amène à voir en lui l’entrepreneur-innovateur schumpetérien qui a cette faculté d’anticipations (le flair) pour saisir les opportunités, sans être opportuniste au sens de celui qui adapte son comportement et ses idées aux circonstances pour en tirer parti, mais plutôt celui qui sait exploiter avec réalisme les potentialités offertes par une situation nouvelle. Sa force étant de savoir comment faire « de nouvelles combinaisons de facteurs » (Romani P-M (1988), dans une démarche incrémentale, dont les effets cumulés produisent du changement. Il n’y a qu’à voir comment il est parti de l’innovation des mécanismes de participation et de transparence pour gagner la confiance des partenaires et des populations pour obtenir une augmentation du recouvrement de l’impôt. Et enfin, comment, par la TDRL, il parvient à faire émerger l’idée d’une citoyenneté locale. Dans ce cercle vertueux, les procédures de débats produisent la participation et la confiance des partenaires et des populations, qui à leur tour conduisent à une amélioration dans le recouvrement de la TDRL, qui lui-même conduit enfin à une meilleure fourniture des biens et services.
Mais contrairement à l’entrepreneur schumpetérien, le maire de Sirakorola n’est pas un homme de ruptures. Bien au contraire, il pourrait être décrit plutôt comme un homme de consensus, qui a le souci des équilibres. C’est ainsi qu’ayant réussi à briser les monopoles du clan des Coulibaly, il n’a pas rompu les liens et continue d’entretenir des relations cordiales entre les deux chefferies. On ne l’a pas suffisamment souligné, mais le maire a de grandes qualités relationnelles qui expliquent sa capacité à mobiliser ses collaborateurs, et surtout les partenaires qu’il vient rencontrer souvent à Bamako. Reste à savoir ce qui motive monsieur le maire à s’investir autant pour sa commune, en cherchant toujours à innover ?


Notes

[1] Une petite enquête a été faite en 2023 pour actualiser et compléter certaines informations.

[2] Une nouvelle organisation territoriale et administrative a été votée en janvier 2023 par le Conseil national de transition. Avec cette réorganisation territoriale, le Mali compte désormais 19 régions, 156 cercles, 466 arrondissements et 819 communes.

[3] Jusqu’en 2002, les communes n’avaient que l’état civil qui leur était entièrement transféré. Tous les autres domaines de compétence étaient encore partagés soit avec l’État, soit avec des acteurs associatifs ou privés.

[4] La notion de « local » empruntée à Olivier de Sardan renvoie à un espace public (et étatique) émergeant où des représentants de l’État et des représentants des populations interagissent autour de normes multiples (locales, régionales et nationales) concernant l’accès aux biens et services (Oumarou, 2011, p. 13).

[5] Letourneau (2001) cité par Lits (2014).

[6] Notion empruntée à Storrie (1996) qui parle d’apprentissage artisanal de la citoyenneté, cité par Gibout (2009).

[7] Études menées dans la commune dans le cadre de deux programmes de recherche de Laboratoire Citoyennetés sur la délivrance des services publics, sur l’amélioration de leur qualité.

[8] Paul-Marie Romani (1988) cité par Touré (2020).

[9] Les innovations seraient, selon Joseph Schumpeter, de « nouvelles combinaisons de facteurs » (Boutillier & Uzunidis, 2013).

[10] Selon une estimation de 2009 contre 27 859 habitants selon le recensement de 1998.

[11] Les premiers intervenants, confrontés aux oppositions entre clans rivaux, ont en effet préféré partir, abandonnant ainsi la commune à son sort. C’est suite à cette déconvenue et tirant leçon de cette situation que le village a adopté cet unanimisme apparent que nous avons observé lors de nos enquêtes. Les fractures mises à jour dans nos rapports nous ont valu beaucoup de critiques et le rejet des conclusions de la recherche avant d’être admises comme relevant d’un passé révolu.

[12] D’une période à une autre, les partenaires changent ; leur nombre aussi mais il reste que la commune connaît en toute période la présence d’au minimum cinq intervenants même dans les moments difficiles du Covid et de la crise sécuritaire.

[13] Sauf les tournées de restitution et l’espace d’interpellation démocratique, qui sont plus ouverts, organisés directement avec les populations dans les villages, sans intermédiaires ou représentants. 

[14] L’enceinte de la mairie ne désemplit jamais à Sirakorola. Quand ce ne sont pas des usagers qui viennent pour des démarches administratives, ce sont des habitants qui passent dire bonjour aux travailleurs de la mairie, au maire et à ses conseillers. Sans oublier tous ceux de passage qui viennent boire un verre de thé. En somme, la mairie abrite un « grin » où on est sûr de trouver du thé presque à tout moment, de retrouver quelques conseillers, des habitants de Sirakorola ou d’ailleurs.

[15] Littéralement cela veut dire « les paroles du vestibule ». L’assemblée du conseil des anciens se réunit dans le vestibule du chef de village pour discuter des sujets concernant la communauté et régler, éventuellement, les conflits qui sont portés devant elle. Les « paroles du vestibule », c’est tous les sujets d’intérêt commun.

[16] Mais il semblerait que le maire, face, à la complexité de certains problèmes qui lui sont exposés, préfère renvoyer les protagonistes devant le sous-préfet.

[17] Selon l’histoire, c’est sous Biton Coulibaly, le premier roi élu de Ségou, que fut instaurée une contribution devant servir à la préparation de l’hydromel servi aux notables en visite chez le roi. Cette contribution volontaire des notables était du miel. D’où son nom di songo, le prix du miel ; di signifiant le miel. Elle s’est par la suite élargie à l’ensemble de la population sous forme monétaire et obligatoire. On est passé ainsi du « prix du miel » au « prix de la vie ». En Bambara, pour dire les deux mots, il suffit d’une lettre : miel = di et vie = ni. D’où di songo et ni songo.

[18] À une séance de recouvrement chez le chef de village de Sirakorola-Est en compagnie du régisseur, il était question, pour le paiement de la TDRL, de faire deux carnets de famille pour deux frères afin que chacun paye de son côté au lieu que ce soit à partir du même carnet de famille. Mais l’un des frères présents n’a pas voulu en parler, surtout en public. La question fut remise à plus tard.

[19] La première édition de cette « journée citoyenne » s’est tenue au sein de la mairie au cours d’une cérémonie publique où les travailleurs de la mairie ont donné l’exemple. Trois millions de FCFA furent collectés ce jour.

[20] Paul-Marie Romani (1988), op. cit.

[21] Le concept de « malentendu productif » est repris de l’anthropologue américain Marshall Sahlins par Baré (1985) dans ses recherches tahitiennes dans lesquelles il cherche à traduire l’entrecroisement subtil des demandes sociales et politiques des chefs traditionnels et des offres culturelles et religieuses des missionnaires (…).

Bibliographie

Baré, J.-F. (1985). La conversion des Tahitiens au protestantisme comme malentendu productif (1800-1820). Anthropologie et histoire. Cahiers de l’Orstom, (XXI)1, 132.

Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action. Éditions du seuil, 123.

Boutillier, S., & Uzunidis, D. (2013). L’entrepreneur schumpétérien. La Pensée, 375(3), 97-109. https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2013-3-page-97.htm

Dacheux, E. (dir.) (2008). L’espace public : un concept clef de la démocratie. CNRS Éditions, 5-12. https://books.openedition.org/editionscnrs/13740

Diawara, M. (2007). Le « prix de la vie » Impôts et taxes dans la commune de Sirakorola (cercle de Koulikoro, Mali). Étude Récit, 18.

Dubois, V. (2003). La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère. Economica.

Gibout, C. (2009). L’espace public comme lieu de transactions sociales. Une lecture à partir des pratiques de loisirs urbains. Pensée plurielle, 1(20), 153-165. https://doi.org/10.3917/pp.020.0153

Lits, M. (2014). L’espace public : concept fondateur de la communication. Hermès, La Revue, 3(70), 77-81. https://doi.org/10.3917/herm.070.0075

Olivier de Sardan, J.-P. (1999). L’espace public introuvable. Chefs et projets dans les villages nigériens. Revue Tiers Monde, 40(157), 139-167. https://doi.org/10.3406/tiers.1999.5371

Romani P-M (1988). Comportements industriels et entrepreneurs. Traité d’Economie Industrielle. Edition Economica, 1988, Chapitre 1/1.5

Oumarou, H. (2011). La construction du « local » et la gouvernance communale par le bas. L’exemple de la commune rurale de Banibangou (Niger). Études et travaux du Lasdel, 86.

Storrie, T. (1996). « Vers un apprentissage artisanal de la citoyenneté », Dans Blanc, M. et al. (1996).

Touré, A. (2020). Économie politique, économie industrielle et systèmes productifs, éléments nécessaires à l’émergence des économies. Bamba Impression.


bottom of page