Reg-Arts
Planter, soigner, éclore : Myriam Mihindou, chamane du vivant
Comment la pratique plastique et performative de l’artiste franco- gabonaise Myriam Mihindou peut-elle être à l’origine d’une réflexion sur le care ? Cet article répond à cette question par l’analyse de la vidéo La Robe envolée (2008), ainsi que de la série photographique Déchoucaj’ (2004-2006). Les « transperformances » représentées dans ces œuvres sont le moyen de guérir de blessures individuelles et collectives par des remèdes ancestraux venus de cultures traditionnelles animistes. Les conceptions du soin, des solidarités et de la nature que ces croyances venues d’Afrique composent, constituent un horizon réparateur dans lequel Myriam Mihindou puise pour percevoir des alternatives aux blessures contemporaines. Les œuvres étudiées constituent ainsi des espaces émancipateurs dans lesquels les corps s’affranchissent des injonctions politiques et sociales. En développant de nouveaux imaginaires dans lesquels les hiérarchies sont abolies, l’artiste produit ce que l’on qualifie d’« esthétique du care décoloniale ». Dans un contexte où les séquelles coloniales et esclavagistes sont constamment ravivées, cette mise en œuvre du care devient un acte politique au potentiel critique et thérapeutique.
Mots-clés
Care, esthétique, décoloniale, genre, environnement, performance
Plan de l'article
Introduction
Mettre des mots sur des maux
Féminité et nature
« À fleur de peau »
Du corps individuel au « grand corps »
Haïti, une longue histoire de violence
La mémoire aux corps
Denouvelles relation au monde
Le « corps cosmique »
La transperformance : une esthétique du care décoloniale
Conclusion : des graines à semer
Introduction[1]
« Je suis un “Nous” dans un “Je”. Dans mon corps s'exprime le collectif et je suis le passeur de l'expérience que j'ai de ma propre existence, tout comme je suis le passeur de toutes ces voix et de tous ces corps »[2].
C'est ainsi que l'artiste franco-gabonaise Myriam Mihindou conçoit son œuvre : si sa pratique artistique est pluridisciplinaire, le corps en est la matière centrale. De Port-au-Prince à Las Palmas, la plasticienne autopsie les mémoires corporelles aussi bien collectives que personnelles pour en extraire les blessures et y apporter un soin tout particulier. Habitées par le schisme que constitue son métissage, ses œuvres sont tapissées de ruptures élémentaires dans lesquelles l'artiste cherche sa place entre le colonisateur et le colonisé, le féminin et le masculin, le pur et l'impur. Ces tensions, auxquelles s'ajoutent les traumatismes liés à son histoire personnelle et à son expérience de femme racisée, apparaissent dans son œuvre comme une blessure névralgique qui réclame réparation. Sous des formes ritualisées, le corps et l'âme sont apaisés en un puissant langage plastique. La plasticienne affirme ainsi le rôle thérapeutique de son art, dont le soin est la source. En quoi la pratique artistique et performative de Myriam Mihindou permet-elle d'enrichir les débats sur le care ? À travers l'analyse de l'œuvre vidéo La Robe envolée (2008), ainsi que de la série photographique Déchoucaj' (2004-2006), nous verrons comment l'œuvre de la plasticienne nous invite à considérer le care en tant que pratique thérapeutique inspirée des cosmogonies propres aux cultures traditionnelles animistes.
Myriam Mihindou, Le Monologue des Anges from the series Déchoucaj’, 2004–2006, digital ink print on fine art paper mounted on steel, 120 x 92 cm © Adagp, Paris, 2021.
Mettre des mots sur des maux
Dans l'œuvre vidéo La Robe envolée, l'artiste réalise une performance dans laquelle elle s'affranchit des injonctions faites à son corps de femme racisée. Par une métamorphose tant physique qu'affective et émotionnelle, elle se défait doucement des tabous liés au corps féminin, au corps métis domestiqué par l'éducation, les lois, la société et l'histoire. Sur une terrasse à Las Palmas (Espagne), l'artiste, assise sur une chaise, se filme en un plan fixe où seules ses jambes nous sont dévoilées. La sobriété de l'image en noir et blanc accentue la transe émotionnelle et verbale de l'artiste thérapeute. Ses gestes blessent autant qu'ils réparent, douloureux et sensuels : ils cherchent à trouver ce qui se cache sous la peau, sous le masque de la domestication.
Féminité et nature
La Robe envolée : ce titre, à la fois évocateur d'une féminité abandonnée et d'une intimité dévoilée, en appelle visuellement à la statuette Baubô et au mythe qui l'accompagne. En 1898, dans les ruines d'un temple de Déméter (datant du IVe siècle avant notre ère) à Priène - une cité grecque d'Asie Mineure aujourd'hui située en Turquie -, des archéologues découvrent un ensemble de statuettes en terre cuite. Sur les ventres ronds de ces figurines se dessinent de larges visages : les yeux s'apparentent aux seins et le menton à la vulve. D'épaisses cuisses soutiennent leur tête qu'une « robe envolée » dévoile à la vue de tous. Dans la mythologie grecque, Déméter (déesse de l'agriculture et des moissons) erre sur Terre depuis que Hadès (dieu des enfers) a enlevé sa fille Perséphone. Dans sa douleur et son désespoir, la mère arrive à Éleusis, dans la maison de Baubô la nourrice. En un geste qui a le mérite de faire sourire Déméter, Baubô soulève sa robe et lui laisse découvrir ses parties. Ce personnage excentrique « sera tout à la fois représenté comme la nourrice, mais aussi comme la sorcière, la vieille femme salace, la prostituée… toutes figures d'inquiétante étrangeté, d'effroi et de terreur, figures de l'innommable du sexe de la femme quand le réel du corps n'est pas voilé » (Jamart, 2006). Le mythe de Baubô cristallise l'idée d'une intimité physique déconcertante et obscène, aussi bien attirante que repoussante. Nietzsche reprend cette figure mythique dans la préface de la deuxième édition de son ouvrage Le Gai Savoir (1887) :
« Avis aux philosophes ! On devrait mieux honorer la pudeur avec laquelle la nature se dissimule derrière des énigmes et des incertitudes bigarrées. Peut-être la vérité est-elle une femme qui est fondée à ne pas laisser voir son fondement ? Peut-être son nom, pour parler grec, serait-il Baubô ? » (Nietzsche [1982/1887] 1982 : 27).
Myriam Mihindou, La Robe envolée, vidéo performance, 19 min 23 s, Las Palmas Gran Canaria, Espagne, 2008 © Adagp, Paris, 2021.
Du mythe de Baubô, on retient l'association entre femme et nature s'opposant à l'homme et à la culture ; l'humanité se dissocie de l'animalité tout comme le savoir de l'ignorance, le corps de l'esprit, la raison de l'émotion, etc. Ces catégories fondamentales de la pensée moderne - encore présentes dans les sociétés occidentales - imposent un cadre identitaire que Myriam Mihindou cherche impérativement à dépasser. Si l'artiste n'évoque pas explicitement les mécanismes de domination à l'œuvre, elle use, tout au long de son monologue, de la métaphore de la chenille qui se transforme en papillon pour évoquer son incapacité à trouver sa place au sein de la société. Le cocon représenterait la société, dont il faudrait absolument s'extraire pour devenir papillon, pour devenir femme. Elle dit ainsi :
« Je me sens encore… comme… fossilisée… dans cette idée du corps qui n'arrive pas encore à trouver sa place dans le cocon. […] Moi, je n'arrive pas encore à trouver ma place dans le cocon. Le papillon… ne m'a encore rien dit ». (10 min 37 s)
Ni le patriarcat ni aucune forme de domination des corps ne sont cités, mais les effets sur son corps sont bel et bien présents : « Avec cette histoire du corps, j'ai perdu l'usage de la parole pendant plusieurs années. J'ai perdu cet usage du corps… je parle de mon corps de femme aussi… Et mon corps de femme n'est pas propre » (9 min 30 s). Ces mots, un peu confus, relèvent d'un traumatisme inscrit dans la chair ; la parole lui serait ôtée, comme si elle ne la méritait pas. Elle poursuit d'une voix pleine de sanglots : « J'ai très peur de me laisser découvrir… C'est quelque chose… Je ne peux pas ! Montrer la peau, je ne peux pas ! Je ne dois pas ! » (14 min 58 s) En même temps, l'artiste déchire son collant, laisse apparaître sa peau nue qu'elle griffe, qu'elle frotte avant de la caresser, comme pour l'apaiser. Sa plainte qui s'exprime tant par la parole que par les gestes se décharge de son histoire subjective demeurée en souffrance. La parole - qu'elle a su recouvrir - devient un acte créateur par lequel l'artiste laisse place aux blessures de sa mémoire. Les gestes qu'elle procure à son corps lui offrent la possibilité de se reconnecter à ses sensations, de mettre fin au dualisme entre le corps et l'esprit.
« À fleur de peau »[3]
Ce sont ses différents voyages qui ont contribué à transformer le rapport de l'artiste à son propre corps :
« Et j'ai changé de pays souvent… Et il a toujours fallu que je… Je négocie avec cette histoire de la peau… La peau… » (2 min 12 s).
Du Gabon à la France, de l'Île de la Réunion au Maroc en passant par l'Égypte, Myriam Mihindou a fait des sols où elle se trouvait des expériences personnelles et singulières aussi bien que des terreaux de création. D'un corps dénudé qu'elle pouvait exposer librement à La Réunion à un corps qu'elle devait cacher en Égypte, ces vécus ont achevé de rendre l'artiste étrangère à elle-même. « Lorsque je suis passée de l'île de la Réunion… à l'Égypte, il a fallu que je couvre ce corps-là. Il a… fallu que j'intègre des notions nouvelles. » (4 min 23 s). Une scission s'est opérée entre ce qu'elle ressent de son corps et de ce que les autres y décèlent : « Je ne sais pas définir cette image du corps… » (3 min 3 s). Une féminité taboue a fait de son corps un objet érotique qui a contribué à effacer tout caractère sensoriel et empirique du corps. « Aujourd'hui je cherche la robe… Je… J'ai dû porter des robes pendant des années, mais… Je ne peux plus porter de robe aujourd'hui. Je suis incapable de… porter une robe… Je suis incapable de sentir l'eau sur mon corps… Je suis incapable de sentir ce contact… Je pense que… tout mon travail artistique porte cette question de la mémoire de la peau » (3 min 33 s). Lorsque l'artiste avoue qu'elle ne peut pas se laisser découvrir, que « montrer la peau [elle] ne peu[t] pas ! [Elle] ne doi[t] pas ! » (14 min 58 s) et que « [son] corps de femme n'est pas propre » (9 min 30 s), il y a tout un héritage de la pudeur qui se cache dans ce discours. Cette pudeur engage un sentiment de honte : si Myriam Mihindou portait des robes auparavant, aujourd'hui, elle n'en porte plus à cause du regard porté sur elle. La pudeur et la honte sont des sentiments particulièrement genrés : quand la honte masculine s'apparente à la transgression des convenances d'une société donnée, la honte féminine fait fortement référence à la préservation d'une intégrité sexuelle.
Au fil de ses déplacements, Myriam Mihindou incorpore ces doxas qui font du corps des femmes l'objet de polémiques permanentes et incessantes. Ces tiraillements culturels imposent un cadre perceptif sur le corps, dont l'artiste peine à se détacher. Son incapacité à porter des robes, à exhiber sa peau, tout comme sa manière de se sentir impure (« mon corps de femme n'est pas propre » [9 min 30 s]) est le reflet du monde extérieur qui imprègne tout son être. Myriam Mihindou entame ainsi sa performance aux allures de rituel chamanique par ces mots : « Cette peau… Je ne sais pas pourquoi on dit toujours la peau… Je n'ai jamais compris pourquoi la peau pouvait faire l'objet de tant de discours. J'ai toujours eu envie de l'arracher, cette peau » (1 min 17 s). La peau, cette interface qui sépare l'extérieur de l'intérieur du corps, est censée protéger des agressions provenant du dehors. Son épiderme, sujet à la honte de l'irreprésentable, ne parviendrait plus à assumer sa capacité protectrice. En terme psychiatrique, ce mal-être concernant la peau s'apparente à une « prison de chair », qui se caractérise par une indifférenciation entre son monde interne et son monde externe, entre soi et la société. Intérieur et extérieur s'enchaînent à la manière d'un anneau de Moebius, entraînant une incapacité à se représenter soi-même.
Ce trouble psychologique est au cœur du concept du « Moi-peau » théorisé par le psychiatre Didier Anzieu. Lors de sa parution en 1985, dans l'ouvrage Le Moi-Peau, ce néologisme a un parfum de subversion : il entend réhabiliter le Moi et le corps. C'est dans un premier article publié en 1974 que le médecin définit pour la première fois cette notion :
« Une figuration dont le Moi de l'enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi à partir de son expérience de la surface du corps ».
Le « Moi-peau », tel qu'il apparaît dans cette première définition, se manifeste comme une représentation d'un Moi à la fois primaire et métaphorique, corroboré par une « sensorialité tactile » (Anzieu, 1995, p. 1). Les fonctions de ce Moi-peau sont conçues à partir des fonctions de la peau. À travers cette ode à l'épiderme comme organe sensitif vital, Didier Anzieu élabore une conception de la tactilité capable de mettre en correspondance le dedans et le dehors : la différenciation entre le Moi psychique et le Moi corporel permet ainsi de s'auto-représenter. Si Myriam Mihindou peine à se représenter elle-même en dehors des injonctions extérieures, sa performance, entre don de soi et regard introspectif, agit comme une pratique curative susceptible de délimiter le dedans et le dehors. En effet, le Moi-peau est une entité à la fois psychique et corporelle à partir de laquelle les soins portés au corps peuvent être pensés dans leurs dimensions psychiques. C'est en ce sens que l'artiste entend soigner son être. Mais cette cure n'est pas seulement individuelle ; c'est aussi par l'interface de la peau que Myriam Mihindou entend faire de son récit un espace dans lequel toutes les femmes peuvent se reconnaître. Ainsi, la plasticienne explique :
« J'ai souhaité y ajouter une traduction en anglais parce que je voulais que ce corps parle à tous les corps de femmes et qu'elles soient toutes concernées par ce corps, comme un écho »[4].
Du corps individuel au « grand corps »
Haïti, une longue histoire de violence
Cet écho entre les corps, Myriam Mihindou en déploie les fondements au sein de la série photographique Déchoucaj', réalisée à Haïti cette fois. Haïti est un pays qui s'est fondé sur le malstrom de la traite négrière et la barbarie de l'esclavage. Les populations africaines déportées ont uni leurs forces en une longue lutte pour faire face à la domination du maître blanc. Anciennement connu sous le nom de Saint-Domingue, le pays renonce officiellement au despotisme français et Haïti naquit le 1er janvier 1804, devenant ainsi la première République noire au monde. Ce statut symbolique fort s'accompagne de longues périodes d'instabilité politique, durant lesquelles les puissances étrangères ne cessent d'intervenir - en particulier les États-Unis. La longue dictature de François et Jean-Claude Duvalier (1957-1986) est à l'origine de 30 000 morts dans le pays, qui s'habitue à la violence structurelle de la société politique. Le premier président élu démocratiquement, Jean-Bertrand Aristide, n'échappe pas aux dérives despotiques. Avec la déliquescence de l'État haïtien et les diverses immiscions, le président est finalement déchu, grâce à l'aide des Américains, à la suite d'un coup d'État en 2004. Par la suite, le nombre de violences, d'exactions et de tortures subies par les Haïtiens a atteint un seuil sans précédent. C'est dans ce contexte de vagues de violences perpétuelles et dont personne ne semble voir l'issue que Myriam Mihindou agit. Le nom de la série, Déchoucaj' (qui signifie « arracher la souche après l'abattage d'un arbre » en créole haïtien), fait référence au terme employé par les Haïtiens à la fin du régime dictatorial des Duvalier. Le déchoucaj consiste à détruire jusqu'à la fondation des maisons appartenant aux notables ou aux bourreaux liés aux différents despotes. C'est le résultat d'une explosion populaire contre les responsables politiques, administratifs, militaires et même religieux. Cette pratique a ressurgi lors de la chute du président Aristide.
Arrivée à Port-au-Prince en 2003, la photographe collabore avec la compagnie de théâtre Nous. En se rendant sur leur lieu de travail, les membres de la troupe et l'artiste se font encercler lors d'une embuscade par des miliciens armés. Contre toute attente et face aux armes dirigées contre eux, les comédiens débitent des psalmodies poétiques qui leur sauvent la vie. En état de choc au lieu de rendez-vous, l'idée de travailler abandonne les esprits et les acteur·rice·s préfèrent sublimer leur peur au moyen d'un rituel vodou. Myriam Mihindou capte ces corps en plein exorcisme. Cet événement fait suite à de nombreux autres dans un contexte de banalisation de la violence en Haïti, où règne l'insécurité. Les événements extrêmement violents qui ont suivi la chute du président Aristide ont causé de profonds traumatismes chez les populations haïtiennes. L'une des photographies de cette série, Le Monologue des Anges, met en scène trois protagonistes, presque sans vie, en plein exorcisme vodou[5]. Deux d'entre eux gisent au pied d'un arbre tandis qu'un autre est suspendu à une branche. Les aspérités de l'arbre, semblables à celles des corps, amènent à confondre peau et écorce en un tout presque indissociable. La photographie d'un peu plus d'un mètre de hauteur se présente en négatif, avec de forts contrastes : les corps noirs deviennent blancs et les blancs sur la composition deviennent noirs. Les feuilles de l'arbre, au sommet de l'image, semblent vouloir se déverser comme une pluie d'insectes au moindre bruit, à la moindre respiration : entre ciel et terre, paradis et enfer, ce lieu est fantasmatique et irréel.
La mémoire aux corps
À son arrivée en Haïti en 2004, Myriam Mihindou n'avait certes pas vécu les exactions endurées par les Haïtiens, mais le décès de sa sœur un mois auparavant a fait naître un terrain de souffrances communes sur lequel l'artiste a pu tisser des liens avec les populations locales. Par ailleurs, cette souffrance a trouvé un langage commun au travers de gestes cérémoniaux. Quelques semaines avant d'arriver en Haïti, Myriam Mihindou a réalisé une vidéo en hommage à sa sœur, La Colonne vide (2004), dans laquelle elle se performe sur un socle, effectuant des gestes « kongo ». Ce rituel d'accompagnement et de protection des morts lui a été transmis dans l'enfance, au Gabon. Cette vidéo a été le point de relation pour communiquer avec les Haïtiens, qui ont des rites similaires. En effet, au Gabon, les morts sont plus importants que les vivants et l'ensemble de la vie est régie autour de cette conception, selon Myriam Mihindou[6]. De façon analogue, dans la culture haïtienne, les morts et les vivants continuent à vivre ensemble sur un plan fantasmatique et imaginaire. Ainsi, le travail de la photographe sur la mémoire du corps a trouvé un point d'ancrage important autour des cérémonies rituelles : dans l'optique de l'aider à faire son deuil et d'être en capacité de travailler avec la troupe de théâtre Nous, l'artiste a été initiée au vévé (pratique de rituel vodou).
Ainsi, lorsque les acteur·rices de la troupe de théâtre Nous et Myriam Mihindou tombent en transe, c'est tout un héritage d'asservissement et de souffrance que les artistes expurgent. De la menace suscitée par les miliciens, au contexte de violence généralisée à la suite de la chute du président Aristide, en passant par les conditions de domination passées et présentes, ce sont tous les fléaux de l'histoire haïtienne qui transitent par le corps des possédés. Dans une allure désordonnée, les acteur·rice·s inclinent leur tête, cambrent la colonne, rejettent tout leur corps en arrière… Ces postures douloureuses à voir sont en réalité curatives pour les artistes. Ce rituel de possession les dépossède de leurs peurs, de leurs angoisses, de leurs traumatismes ; ils se déchargent émotionnellement de toutes les violences endurées. Les rituels de transe ont une valeur thérapeutique indéniable, que les Haïtiens transforment en une arme contre l'humiliation et le désespoir. Cette mémoire commune, qui a été partagée avec Myriam Mihindou par son initiation au vévé, se réactive au sein d'une transe collective adaptée aux circonstances du présent (la peur provoquée par les miliciens armés). Cette mémoire collective provient d'un ensemble de liaisons entre mémoires individuelles. Le corps apparaît comme l'interface entre les individus : le vécu de chacun trouve le moyen de se prolonger dans le corps de l'autre. Dans la série Déchoucaj', la transe revêt une dimension thérapeutique grâce à l'intégration du corps individuel dans le corps collectif.
De nouvelles relations au monde
Le « corps cosmique »
Cette interrelation entre son corps propre et le corps de l'autre est au cœur de la pratique artistique de Myriam Mihindou. Loin de s'arrêter aux portes de l'humanité, l'artiste tisse également des liens avec ce qu'elle nomme le « corps cosmique », qui comprend la nature, les plantes, l'eau, l'air[7]. Dans La Robe envolée, la performeuse explique qu'elle a dû apprendre à se dévoiler face aux autres, mais également face à elle-même. Les gestes qu'elle entreprend en même temps qu'elle s'exprime semblent essentiels à la compréhension de sa propre personne. Ses mains arrachent le collant, le déchirent et l'emmêlent. Les caresses sur ses jambes raides sont tantôt douces et délicates, tantôt agressives et rudes. L'artiste tombe dans une sorte de transe, qu'elle qualifie de « transperformance » : à défaut de sortir de son corps, elle l'incarne pleinement. L'environnement extérieur semble essentiel à cette pratique de connaissance de soi : « J'ai passé beaucoup de temps lorsque j'étais enfant à laisser cette peau nue… C'est comme ça que j'ai appris de mes expériences de la nature » (1 min 17 s). Les sensations que la peau ressent au contact du milieu contribuent à porter l'attention aussi bien sur les mouvements de sa nature interne que de la nature externe, tout en faisant le lien entre les deux. Cet ancrage sensoriel a pour mérite d'agir sur soi et le monde, d'agir sur soi dans le monde. Tout comme dans la série Déchoucaj', il s'agit de se réapproprier son corps à travers la transe, de se réapproprier son histoire. Le relâchement émotionnel qui s'exprime par l'état de possession s'avère cathartique et libérateur.
Selon l'artiste, tous ces corps constituent une seule et même entité dans laquelle dissociation et hiérarchie sont toutes deux abolies. Le « grand corps », comme elle le nomme, agit sur son œuvre et l'influence. Dans cette perspective animiste, l'artiste entend « produire des œuvres qui mènent à des perspectives intérieures pour entrer en connexion avec les espaces des vivants et des morts »[8]. Tour à tour artiste, puis chamane, Myriam Mihindou se fait l'intercesseur entre une réalité rationnelle et une autre spirituelle. Dans les sociétés traditionnelles, le·la chaman·e assume un rôle social essentiel : il·elle fait le lien entre une conception éprouvée et conceptualisée du monde et une réalité cosmique, capable de discerner toutes les formes d'énergies. À l'instar des chaman·e·s des sociétés traditionnelles, les transperformances de Myriam Mihindou, susceptibles d'ouvrir à l'écoute de soi-même et du monde qui nous entoure, relèvent d'une pratique du care[9]. Selon la politologue américaine Joan Tronto ([1993] 2009: 103) :
« le care est une activité caractéristique de l'espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ».
La performance et l'état de transe dans laquelle se plonge Myriam Mihindou constituent aussi bien des espaces dans lesquels l'artiste prend soin d'elle-même que des autres et de ce qui l'entoure. La transperformance lui permet de se libérer des oppressions à l'égard de son corps post-colonial de femme, comme elle permet aux acteurs et actrices de la troupe de théâtre haïtienne de se décharger des carcans sociaux et de la violence historique. Les théories du care, telles qu'elles ont pu se constituer au sein des études féministes et écologistes, s'enrichissent au contact des croyances traditionnelles africaines. Chaque individu prend part au corps cosmique, s'intègre et se régénère à son contact. Cette éthique de la relation endosse également une dimension politique : d'une part, elle s'oppose au modèle d'individualisme et d'autonomie prôné par nos sociétés néolibérales ; de l'autre, elle fait advenir d'autres manières d'être au monde grâce, entre autres, à une décolonisation des imaginaires.
La transperformance : une esthétique du care décoloniale
Les pensées décoloniales[10] affirment l'existence d'un « continuum colonial » dont il faudrait se délivrer en élaborant des pratiques théoriques, critiques, politiques, militantes et artistiques en dehors des épistémologies occidentalocentrées. Selon le sémiologue argentin Walter Mignolo et l'historien de l'art mexicain Pedro Pablo Gomez (2012), la culture artistique, et plus particulièrement l'esthétique, font partie de la matrice coloniale du pouvoir dans ses processus d'utilisation et de manipulation des subjectivités : dans l'esthétique occidentalo-coloniale s'imbrique une colonialité du sentir, étroitement liée à une colonialité de l'être. Ainsi, les chercheurs proposent le concept d'« esthétique décoloniale », qui consisterait à proposer des imaginaires autres que ceux développés par la norme hégémonique occidentale. Pedro Pablo Gómez ajoute que :
« tout ceci possède un composant critique et une praxis où divers modes de faire, désobéissant à la hiérarchie esthétique globale occidentale, commencent à apparaître, à se faire visibles, non comme des pratiques esthétiques alternatives, mais comme alternatives à l'art et à l'esthétique - d'autres voix pour une conversation différente et horizontale entre arts et esthétiques » (Gómez, et al., 2016). Les pratiques de soin ancestrales venues de cultures traditionnelles animistes qui s'expriment dans La Robe envolée et la série Déchoucaj' participent sans aucun doute de cette esthétique décoloniale. Les modèles discursifs dominants sont déstabilisés par les récits véhiculés dans ces œuvres, qui agissent comme des outils thérapeutiques et émancipateurs. Ainsi, cette esthétique décoloniale est-elle perçue comme une forme de réparation des blessures coloniales. À une esthétique décoloniale réparatrice, les œuvres de l'artiste chamane conjuguent une pratique décoloniale du care : si ses transperformances soignent la mémoire des corps blessés, elles réparent également un régime visuel dans lequel les subjectivités et les sensibilités autochtones ont longtemps été exclues. Myriam Mihindou crée ainsi ce que l'on pourrait qualifier d'« esthétique du care décoloniale » : ses œuvres renvoient à des formes de relations éthiques dans lesquelles les cosmologies et les épistémologies autochtones sont mises en lumière comme autant de savoirs curatifs.
Conclusion : des graines à semer
La pratique artistique de Myriam Mihindou cherche à redonner corps aux personnes opprimées par une approche à la fois curative et décoloniale. Dans La Robe envolée, l’artiste délivre son intimité en parlant de l’expérience conflictuelle qu’elle entretient avec son corps. Par une transe émancipatrice qu’elle qualifie de « transperformance », la performeuse tend à se libérer des injonctions que les nombreux pays dans lesquels elle a vécu lui ont imposées. Les paroles qu’elle décharge et les gestes qu’elle effectue apparaissent comme des actes de soin à destination de sa mémoire corporelle blessée, autant qu’à celle de toutes les femmes qui peuvent se reconnaître dans son récit. Dans la série photographique Déchoucaj’, des acteur·rice·s haïtien·ne·s exorcisent leur peur au travers d’une transe collective. Du traumatisme politique à la blessure individuelle, les corps gardent en eux les traces des violences passées. Leur performance renvoie au caractère corporel du politique autant qu’à la nature politique du corps, qui s’inscrit perpétuellement dans des relations de pouvoir. En représentant des subjectivités longtemps minorées par l’esthétique occidentale, Myriam Mihindou crée ce que l’on nomme une « esthétique du care décoloniale ».
La démarche thérapeutique de l’artiste chamane se reflète poétiquement à travers la métaphore du « silo ». Cette cavité creusée dans la terre permet de préserver les récoltes au fil des saisons. Comme un synonyme du « grand corps », le silo relie les humains à la terre, la vie à la mort. L’exposition Silo, réalisée par la curatrice Julie Crenn au Transpalette de Bourges, exploite l’image de cette fosse emplie de vie pour présenter un ensemble d’œuvres de Myriam Mihindou11. Vingt années de création y sont exposées afin de rendre compte de l’étendue de sa pratique curative. Du Gabon, à la France, en passant par l’Égypte ou le Maroc, l’artiste y déploie sa pensée engagée comme autant de graines à semer.
Notes
Cette recherche s’inscrit dans une réflexion plus large en histoire de l’art sur les pratiques artistiques contemporaines de so- ins portés aux blessures coloniales et esclavagistes. Ce texte s’inspire grandement d’une discussion publique que j’ai menée avec l’artiste Myriam Mihindou lors de son exposition monographique « SILO » au Transpalette de Bourges (commissariat : Julie Crenne ; 2 juillet-19 septembre 2021)
Les Abattoirs, Conversation no 8 / Myriam Mihindou, conversation entre l’artiste Myriam Mihindou, la critique d’art et cura- trice Julie Crenne et la directrice du centre d’art Les Abattoirs (Toulouse), Annabelle Ténèze, 6 mai 2021, lien : https://www. youtube.com/watch?v=CqiN4OXr5RY [consulté le 01/08/2021].
Ce titre correspond au nom donné à une autre série d’œuvres de Myriam Mihindou, témoignant ainsi de l’intérêt de l’artiste pour la peau.
Les Abattoirs, Conversation no 8 / Myriam Mihindou, op. cit.
L’écriture du terme « vodou » renvoie à un consensus de plus en plus répandu, qui consiste à écrire ce mot de la même façon qu’il est prononcé en créole.
Entretien entre Philippe Piguet et Myriam Minhidou, «Myriam Mihindou, l’être et l’image», Art Absolument, 53, mai- juin 2013, https://media.artabsolument.com/pdf/article/53813.pdf [consulté le 14/06/2020].
Les Abattoirs, Conversation no 8 / Myriam Mihindou..., op. cit.
Myriam Minhidou, interview par Sylvie Arnaud, Mouvements, 3 avril 2018, en ligne : http://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/myriam-mihindou [consulté le 01/08/2021].
Le terme anglais «care» n’est délibérément pas traduit dans les textes francophones, car il ne trouve pas d’équivalentsémantique : il signifie tout à la fois « prendre soin », « donner de l’attention », « témoigner de la sollicitude ».
Les études décoloniales sont nées en 1998 d’un groupe interdisciplinaire de théorie critique en Amérique Latine, « Modernité/ colonialité/décolonialité». Aujourd’hui, les études décoloniales s’ancrent dans différentes traditions philosophiques, dont l’espace de cet article ne nous permet pas d’établir des cartographies intellectuelles et historiques précises.
Centre d’art Antre-Peaux : Transpalette, Silo, exposition monographique de Myriam Mihindou, commissariat Julie Crenn, 2 juillet - 19 septembre 2021, lien : https://antrepeaux.net/silo/ [consulté le 02/08/2021].
Bibliographie
Anzieu, D. (1974). Le Moi-peau. Nouvelle Revue de psychanalyse,(9) pp. 195-208.
Anzieu, D. (1995). Le Moi-Peau. Dunod.
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Belhadi Y. (2022). Planter, soigner, éclore : Myriam Mihindou, chamane du vivant. Global Africa, 2, p.172-180.
https://doi.org/10.57832/rrpv-re98
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Belhadi Yasmine. « Planter, soigner, éclore : Myriam Mihindou, chamane du vivant ». Global Africa, no. 2, 2022, p. 172-180.
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https://doi.org/10.57832/rrpv-re98
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