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Introduction

Les savoirs protecteurs : terrains, expériences et pratiques dans la lutte contre les violences en Afrique

Cheikh Sadibou Sakho

Anthropologue et sociologue

Université Gaston Berger, Sénégal

cheikh-sadibou.sakho@ugb.edu.sn


Firmin Mbala

Spécialiste des droits humains et du développement international

mbalafirmin@gmail.com

numéro :

Savoirs protecteurs, savoir protéger

Protective Knowledges, The Wisdom to Protect

Maarifa ya kinga, kujua
jinsi ya kulinda

معارف وقائيّة، ومعرفة وسائل الوقاية

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Publié le :

20 juin 2025

ISSN : 

3020-0458

10.2025

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Plan de l'article

Introduction


Les VBG comme l’expression d’un champ épistémique patriarcal


Penser les typologies « habituelles » des savoirs


Les savoirs protecteurs : une catégorie décoloniale de savoirs robustes pour agir contre les VBG

À l’heure où les violences sociales (au premier rang desquelles les violences sexistes et sexuelles) s’exacerbent un peu partout en Afrique[1], la nécessité de penser les savoirs qui les structurent et en impulsent les dynamiques s’impose. Elle (re)place au cœur de l’actualité la question des savoirs protecteurs comme une problématique à prendre urgemment en charge pour encadrer, enrichir et fertiliser les multiples initiatives et dynamiques de lutte contre les violences basées sur le genre (VBG) et leurs effets sur les sociétés. Nous appelons savoirs protecteurs les connaissances, les techniques, les usages, les procédés, les innovations, les pratiques, entre autres, qui résultent des expériences, des initiatives, des recherches et expérimentations, socio-culturellement ancrées et fructueuses d’acteurs et d’actrices engagé·e·s au quotidien dans la lutte contre les VBG. Ces savoirs, souvent issus des interactions entre les acteurs/actrices locaux/locales et les travailleurs/travailleuses sociaux/sociales[2], donnent des compétences, des capacités (Sen, 1999) et des aptitudes qui permettent aux communautés et aux individus de prévenir l’apparition de violences, une prise en charge réparatrice et régénératrice lorsqu’elles surviennent et de construire leur résilience. Ils représentent une voie médiane entre les approches traditionnelles et les modèles importés de réponse aux VBG.
Se constituant par hybridation ou par invention, ces savoirs visent à répondre de manière plus ancrée et plus contextuelle aux enjeux locaux, tout en mobilisant des outils conceptuels et des pratiques potentiellement voyageurs. Ils s’épaississent en particulier par la complexité et la transformation continue des logiques et des pratiques que recouvrent les violences sociales. Ils sont attentifs aux codes et aux modes diversifiés de justification et de légitimation sociale desdites pratiques ; ce faisant, ils se projettent avec plus de discernement sur les modalités matérielles et immatérielles de lutte contre celles-ci.
Malgré les atouts théoriques et pratiques des stratégies de lutte contre les VBG, leur reconnaissance et leur valorisation restent entravées par des débats épistémologiques et politiques souvent polarisés. D’un côté, certains célèbrent avec une ferveur nostalgique les savoirs occidentaux, dénonçant l’échec des savoirs exogènes, jugés inadaptés aux réalités locales. De l’autre, l'on croit toujours en l’universalité des montages épistémiques qui fondent les interventions de développement. Les savoirs protecteurs émergent comme une sorte de troisième voie de la lutte, hybride, créative et pragmatique, qui mérite d’être examinée en profondeur pour en thématiser le potentiel heuristique ainsi que les pouvoirs opératoires (en matière d’appropriation communautaire et de mise à l’échelle dans le cadre de politiques publiques locales ou nationales dédiées à la lutte contre les violences sociales, celles sexistes et sexuelles en priorité).
Ce numéro spécial de Global Africa se propose d’explorer ces savoirs protecteurs, non pas comme une simple alternative aux modèles dominants, mais plutôt comme une parxis décoloniale (Mignolo & Walsh, 2018) en ce qu'ils valorisent et institutionnalisent des expériences de soin et déconstruisent des structures de pouvoir et de violence dont certaines ont des traces coloniales. Il s’agit alors de tenter de comprendre comment ces savoirs protecteurs se construisent, se diffusent et se transforment lors des interactions quotidiennes entre les communautés locales et les acteurs (externes ou non) qui interviennent dans leurs contextes. En somme, il s’agit de prendre au sérieux les vertus épistémiques et pragmatiques des dynamiques locales de lutte contre les violences sociales en Afrique (les VBG en particulier), sans tomber dans le piège du romantisme culturel ou du scientisme naïf incapable de se penser en contexte et de penser ses attaches sociales. Cette prise au sérieux des savoirs protecteurs se veut, bien entendu, critique car même si ces savoirs paraissent plus adaptables pour adresser les défis locaux, il ne faut pas perdre de vue qu’ils demeurent des constructions sociales. Sous ce rapport, ils n’échappent pas à la conflictualité des arènes sociales locales et ne sont pas, pour ainsi dire, « immunisés » par défaut contre les risques de reproduction et de maintien de certaines dynamiques problématiques de pouvoir entre les acteurs locaux eux-mêmes et les acteurs externes.

 

Les VBG comme l’expression d’un champ épistémique patriarcal

Constitutives d’un phénomène social pluriel et complexe, les VBG expriment l’activation de rapports sociaux de pouvoir et de domination qui se manifestent et se vivent dans toutes les sociétés. En cela, elles peuvent être considérées comme des quasi-invariants anthropologiques de la vie sociale. Bien que généralement composées de faits empiriques ou symboliques distinguables, les VBG n’en sont pas moins des pratiques sociales (Shove & Pantzar, 2012) historicisées, c’est-à-dire des pratiques sociales sédimentées dans les imaginaires, les croyances, les « vérités » historiques, etc. C’est pourquoi il importe de les voir comme des points de vue sur le monde (Viveiros de Castro, 1998 ; 2009) et comme des rampes d’actions sur lui.
Dans les configurations sociales patriarcales, les savoirs dérivent fondamentalement d’un champ (Bourdieu, 2022) épistémique (et donc politique et économique) obéissant à des modalités particulières d’attachement au monde. En général, constituées de manières de penser, de manières de (res)sentir, de manières d’agir, etc., ces dites-modalités portent et légitiment les logiques et les dynamiques de production et de reproduction de la domination masculine. Un tel champ représente un système de savoirs dans lequel sont engendrées puis normalisées – voire naturalisées – les valeurs, les normes, les règles, les idées, les pratiques, etc., qui fabriquent les inégalités sociales, en particulier les inégalités entre les sexes. Le champ épistémique patriarcal forme ainsi une sorte de matrice de subordination et de soumission des femmes aux hommes, dans leur diversité. Il fait donc référence à ces espaces sociaux matériels et immatériels où les savoirs sont produits, validés, protégés, transmis et partagés en fonction de structures de pouvoir sexuellement asymétriques et dédiées au service du privilège masculin (McIntosh, 2019 ; O’Brien, 2009).
Concernant plus directement les VBG, cette notion de champ épistémique patriarcal implique que les pratiques sociales qui les portent sont enchâssées dans des systèmes de savoirs et de croyances qui se vouent au maintien et à la reproduction des schèmes d’action du continuum patriarcat – hiérarchie de genre – domination – oppression – violences – inégalités de genre. Ce champ, il faut le dire, intègre les dynamiques de résistance et de lutte pour l’émancipation des femmes et des filles qui émergent et mobilisent dans les espaces sociaux mais, en général, il les phagocyte comme des intrants de sa propre consolidation. Ce qui entrave pour beaucoup le succès de ces dynamiques qui finissent par abandonner leurs ambitions transformationnelles. Le continuum évoqué se traduit alors par des idées sur le monde et des pratiques sociales profondément ancrées, avec des conséquences souvent désastreuses pour les femmes et pour les filles comme les montrent, année après année, les actualisations quantitatives et qualitatives de l’état d’avancement de l’objectif de développement durable (ODD) numéro 5, fixé la par la communauté internationale et dédié à promouvoir l’égalité des sexes[4].
Prendre la pleine mesure de ce qui précède, c’est convenir de la nécessité de repenser en profondeur les savoirs (comme matrices cognitives et comme ensembles des connaissances acquises), ainsi que les valeurs, normes et institutions qui les portent et dont ils sont féconds, qui contribuent à la reproduction des VBG. L’enjeu principal que cela comporte est une transformation épistémique favorable à l’instauration d’une société moins violente à court et moyen terme mais visant, à long terme, le démantèlement pur et simple des logiques toxiques des violences patriarcales.

 

Penser les typologies « habituelles » des savoirs

Considérant, comme écrit plus haut, que les pratiques sociales (les VGB en particulier ici) sont historicisées par les savoirs, il apparaît évident que le premier défi auquel doit s’attaquer l’ambition de la transformation épistémique en question est celui des présupposés et des évidences de la typologie classique des savoirs. En effet, aucune typologie n’est neutre du point de vue de ses effets sur les sociétés et sur les interactions de connaissance et d’action qui y ont cours. Les typologies reflètent et charrient toujours des prises de position, des hiérarchies implicites, des rapports diversifiés de pouvoir, etc. C’est pourquoi il importe de s’en distancier pour les soumettre à l’exercice d’une problématisation critique qui éprouve les catégories établies. Dans cette entreprise, il faut signaler par précaution qu’il est difficile de trouver dans la littérature scientifique en sciences sociales une typologie précise, stabilisée et partagée des savoirs. Toutefois, nous pensons qu’il convient, pour une claire vue, d’organiser ce qui ressort de la multitude d’écrits sur la question en deux approches de typologisation des savoirs : une approche théorique à tendance universaliste et une approche empirique à tendance relativiste.
Dans le cadre de l’approche théorique à tendance universaliste, on peut considérer que les savoirs sont typologisés suivant un mode idéaltypique. Nous proposons de les distinguer en trois grands groupes. D’abord, les savoirs théoriques qui se constituent par la cumulation, la codification et la fixation relative de connaissances ou d’aptitudes acquises par la formation ou l’expérience dans un ou des domaines d’intérêt particuliers. Ces savoirs sont en général fixés (plus ou moins relativement) et codifiés en vue de leur reproductibilité et de leur transmission, notamment par l’enseignement formalisé ou non. Ensuite, les savoirs procéduraux qui se composent des connaissances acquises par l’expérience d’application de prescriptions pour la réalisation de tâches définies (apprentissages et pratiques donc). Ces savoirs sont des répertoires de compétences acquises par enseignement ou entraînement : ils permettent d’appliquer des techniques, des méthodes, etc., dans le cadre de procédures devant aboutir à des résultats pragmatiques. Comme les premiers cités, les savoirs procéduraux sont généralement objet de codifications (souvent rigides d’ailleurs) qui permettent leur transmission. Enfin, les savoir-faire sociaux qui sont principalement représentés par ce que l’on appelle communément le « savoir-être ». Ils regroupent les expressions diverses des attitudes socialement attendues des sujets sociaux dans leurs contextes d’interaction. Les savoir-faire sociaux sont complexes et s’incorporent dans des codes, des normes, des valeurs, des représentations, des croyances, des mythes, etc. Situationnels et relationnels, ils sont codifiés mais demeurent adaptables (donc sont sujets aux influences et aux transformations) et sont transmis par les schèmes dynamiques d’enculturation.
L’approche empirique à tendance relativiste, pour sa part, peut être illustrée à travers une analyse des savoirs qui se révèle dans le monde des acteurs du développement, en Afrique subsaharienne en particulier. En effet, les terrains du développement voient souvent être opposés les savoirs endogènes, perçus comme traditionnels et locaux, et les savoirs exogènes, associés aux modèles importés par les organisations non gouvernementales (ONG) et les institutions internationales. Quoique vieille, cette vision dualiste et foncièrement ancrée dans les idéologies évolutionnistes du progrès n’en demeure pas moins opératoire lorsque l’on considère ses influences sur les pratiques concrètes et locales des « développeurs », dans les contextes « à développer ». En effet, elle y détermine et y légitime des logiques soit d’adaptation desdits savoirs exogènes aux réalités locales, soit d’intégration desdits savoirs endogènes aux activités de développement initiées. C’est ce que révèlent, par exemple, les débats et les controverses autour des Traditional Ecological Knowledge (TEK)[5] et de leurs supposés effets sur une sorte de protection rituelle des contextes écosystémiques qui les environnent (Barrière & Barrière, 2007).
Si elles sont commodes, les deux approches de typologisation présentent des insuffisances significatives. La première approche est fragilisée par son caractère idéaltypique qui procède, d’une part, par stylisation et, d’autre part, par découplage entre les savoirs et les pratiques sociales qui les portent et dont ils sont féconds. Le biais épistémologique est là flagrant : les savoirs sont désincarnés, parfois positivisés, alors même qu’ils sont foncièrement en dedans et en dehors des interactions sociales et des processus cognitifs dont ils sont censés rendre compte. La rigidité classificatoire de la deuxième approche est polarisante. Sans compter sur le fait que cette typologie est généralement portée soit par un radicalisme militant, soit par un raisonnement en silo.
En effet, on voit d’un côté une démarche militante qui célèbre les savoirs endogènes comme une voie de rédemption pour les autochtones opprimés par la machine développementaliste. Selon cette perspective, les savoirs locaux, longtemps marginalisés par les modèles occidentaux, doivent être réhabilités pour permettre à l’Afrique, en particulier, de retrouver son autonomie culturelle et politique. Dans le contexte actuel de la montée en popularité des néo-souverainismes, portés notamment par les réseaux et les mouvements sociaux, certains auteurs célèbrent avec enthousiasme les savoirs endogènes africains, les présentant comme des recours présumés efficaces, mais torpillés par l’entreprise coloniale et l’indolence des politiques publiques africaines. Cette façon de voir, bien que séduisante, est obérée par les écueils du romantisme culturel, idéalisant les pratiques traditionnelles sans en questionner les aspects problématiques.
De l’autre côté, les plus sceptiques dénoncent les échecs des savoirs exogènes, jugés inadaptés aux réalités locales (Olivier de Sardan, 2021). Cette perspective critique les modèles importés par les ONG, qui seraient plaqués sur des « terrains africains » sans comprendre les contextes locaux. Les savoirs exogènes, supposés être portés par des acteurs étrangers, échoueraient à s’enraciner dans les communautés, faute de prendre en compte les résistances locales et les dynamiques sociales spécifiques. Cette vision omet malheureusement la circularité « glocale » des prétendues dynamiques communautaires. Elle sous-estime ainsi clairement la capacité des acteurs locaux à s’approprier et à transformer des savoirs qui leur viendraient d’acteurs exogènes à leurs milieux.
Dans tous les cas, la seconde approche (empirique), même si elle contextualise plus clairement les interactions sociales autour des savoirs, essentialise les savoirs endogènes, les réduisant à des réalités sociales authentiques, pas ou peu sujettes aux variations, tandis que les savoirs exogènes sont dépeints comme des impositions étrangères, déconnectées des histoires et des expériences sociales locales. On perçoit ici une insistante tendance à homogénéiser des éléments disparates et articulés. Cette approche implique une typologie qui ignore les hybridations et les réappropriations qui se produisent constamment sur les terrains sociaux où les savoirs circulent, s’influencent, se teintent mutuellement et s’interfécondent. Elle tend à enfermer les débats dans des oppositions, où les savoirs endogènes sont soit célébrés comme des pistes lumineuses d’intelligence du social ou des leviers magiques pour l’opératoirisation des initiatives de développement, soit rejetés comme des obstacles au progrès.

 

Les savoirs protecteurs : une catégorie décoloniale de savoirs robustes pour agir contre les VBG

Si l’on admet que les pratiques sociales de violence historicisent les savoirs autour des VBG dans les contextes sociaux, on ne peut alors pas se satisfaire de l’impuissance heuristique et pratique de la typologisation des savoirs décrite. En effet, les différentes catégories typologiques vues empêchent de saisir en profondeur la complexité des dynamiques à l’œuvre pour constituer les savoirs pluriels autour des VBG en général, et en particulier les savoirs permettant de mener des actions efficaces de lutte contre de telles violences et leurs dramatiques effets sur la vie des personnes concernées. C’est pourquoi une approche novatrice, située et engagée sur les savoirs, s’avère nécessaire pour faire percoler au travers des pratiques sociales de soin dont les sociétés entourent les victimes de VBG, les savoirs qui les portent et dont elles sont fécondes. Cette approche invite à dépasser les dichotomies réductrices (même celles qui se veulent bienveillantes) pour explorer les dynamiques complexes qui sous-tendent la production et la diffusion des savoirs sur lesdites pratiques sociales de soin en Afrique : les savoirs protecteurs.
En prenant au sérieux les interactions entre les parties prenantes des VBG (tous les acteurs concernés) et les communautés locales plurielles, comme ses cadres sociaux de sens, l’approche par les savoirs protecteurs offre des possibilités de compréhension et de développement d’outils matériels et symboliques, pertinents selon les contextes, pour la lutte contre les VBG et pour la transformation des conditions socio-symboliques qui les produisent. Elle ouvre la voie à une épistémologie décloisonnée, inclusive et décoloniale (Mignolo & Walsh, 2018), qui reconnaît la valeur des savoirs locaux sans les essentialiser, et qui valorise les hybridations et les réappropriations vues comme étant des sources d’innovations et de changements féconds.
Les savoirs protecteurs sont constitutifs d’un dispositif pluriel, dynamique et socialement opératoire qui, non seulement, donne sens aux pratiques sociales de violences, mais aussi et surtout s’instille dans les pratiques diversifiées qui permettent leur prise en charge globale au sein des communautés où émergent les VBG. En tant qu’ensembles articulés de connaissances et de pratiques qui actualisent concrètement les enjeux intersectionnels (Crenshaw, 2023) des pratiques sociales de violence, ils constituent des propriétés émergentes des interactions entre les acteurs qui œuvrent sur les terrains de la prise en charge des violences sociales et parmi lesquels on peut retenir les populations, les travailleurs/relais communautaires, les leaders religieux, les autorités coutumières, les personnels de soin, les ONG, les chercheurs, les universitaires, les activistes, les acteurs du système judiciaire, les acteurs des organisations communautaires de base (OCB), etc. Ils constituent des sources et des ressources d’innovation et d’action pouvant sensiblement contribuer à renforcer la prévention des violences, la prise en charge des victimes/survivantes et leur accompagnement vers le rétablissement et la résilience. 
De ce point de vue, les savoirs protecteurs ne s’appréhendent véritablement que par induction à partir de leçons empiriques ancrées. Ils ne sont ni endogènes ni exogènes, mais se forment comme le produit d’un continuel processus en tension d’hybridation et de réappropriation des pratiques et des savoirs des acteurs (des milieux locaux ou non) concernés par la prise en charge des VBG. C’est cette caractéristique principale qui fonde leur robustesse, leur pragmatisme, leur dynamisme et leur adaptabilité ; les rendant ainsi plus aptes à répondre aux besoins spécifiques de soin des communautés en exploitant « ce qui leur est propre » en articulation avec « ce qui leur vient d’ailleurs ». Pour illustration, les centres d’accueil des victimes de VBG qui combinent des approches médicales et psychosociales inspirées des modèles internationaux avec des pratiques locales, comme l’implication dans les soins des leaders communautaires et des relais communautaires (notamment les bajenu gox[7] au Sénégal) génèrent les savoirs protecteurs. À l’évidence, les savoirs protecteurs transcendent les dichotomies homogénéisantes habituelles. Ils ne se laissent saisir que de manière moniste ; perspective au travers de laquelle il appert clairement que les savoirs sont dans les pratiques ; lesquelles sont, à leur tour, dans les savoirs. Autrement dit, savoirs et pratiques font parties d’un système social complexe dans lequel les éléments indissociables sont enchâssés tant sur le plan matériel que sur les plans représentationnel et symbolique.
En outre, les pratiques empiriques observées sur les terrains locaux en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale (Cameroun notamment), comme dans la région des Grands Lacs, montrent que les savoirs protecteurs ne sont pas uniquement des dispositifs d’action contre les VBG. Ils sont aussi de véritables leviers de transformation sociale, capables de remettre en question les légitimités sociales et les rapports de pouvoir asymétriques entre les genres et entre les catégories sociales[8]. Mais également, et peut-être plus fondamentalement, les savoirs protecteurs indexent les hégémonies épistémiques qui structurent les positions scientifiques, politiques et pratiques sur les savoirs ; en particulier dans le monde des acteurs du développement. Les savoirs protecteurs rompent radicalement avec le dualisme naturaliste qui fonde les logiques typologiques des savoirs de même que les initiatives (engagées au nom desdites logiques), pour agir sur les sociétés. En cela ils sont attachés aux enjeux et aux urgentes exigences de décolonialité qui sont aujourd’hui au cœur de l’actualité des transformations politiques et socioéconomiques en Afrique.
Comme outil d’importance pour pen(an)ser de manière décoloniale les VBG et leurs effets dans les sociétés africaines, les savoirs protecteurs vont au-delà de la critique des idéologies d’universalité et d’universalisation des perspectives dominantes sur les savoirs. Ils sont pleinement des modalités d’opérationnalisation et d’opératoirisation des pratiques sociales efficaces contre les violences sociales et déjà à l’œuvre dans les contextes. Une telle piste de détricotage des colonialités invite à reconsidérer les manières dont les savoirs sont produits et validés sur les « terrains à développer ». Elle met en lumière les dynamiques de pouvoir qui structurent les relations entre les acteurs locaux et les travailleurs sociaux, tout en reconnaissant la capacité des communautés à s’approprier et à transformer les savoirs.
Ce numéro spécial de Global Africa propose une réflexion novatrice sur les violences sociales (les VBG en particulier) à partir de la problématisation des savoirs protecteurs, qui sont envisagés comme une troisième voie (de connaissances et d’actions) décolonisée et qui adresse, mieux que les autres, les méfaits du réductionnisme, les simplifications de l’homogénéisation et les mirages de la béate essentialisation. Les contributions qui le composent sont chacune remarquable dans la façon de situer les savoirs protecteurs comme le produit de processus complexes et souvent contradictoires, où se mêlent réappropriations, rejets et transformations. C’est ce que montrent les lignes qui suivent.
Dans l’article intitulé « Modèle d’intervention entre la victime, l’auteur de l’infraction et le prestataire de services : une stratégie d’intervention collaborative pour lutter contre la violence entre partenaires intimes » Zintle Ntshongwana, Pius Tanga et Thobeka Nkomo explorent la question des violences conjugales et leurs effets en ce qui concerne les expériences de vie des femmes marginalisées en Afrique du Sud. Ils démontrent l’ampleur et la complexité de ce phénomène aux conséquences dramatiques et ouvrent leurs réflexions sur la possibilité de construire un modèle de prise en charge holistique des violences, basé sur des recherches, une comparaison internationale et un effort continu pour offrir les réponses les plus adaptées aux victimes comme aux auteurs.
George Rouamba, dans son article titré « Évaluation de l’implantation d’une intervention communautaire de prise en charge globale des personnes accusées de sorcellerie. Cas des pensionnaires du centre Delwendé au Burkina Faso », se dédie à l’analyse du modèle d’intervention dudit centre. Il montre en quoi cette structure de soins est un espace de survie et de reconstruction (physique, psychologique et sociale) pour des personnes (en majorité des femmes âgées) victimes de stigmatisation sociale, amplifiée par l’exposition aux inégalités patriarcales. L’auteur démontre en quoi la mobilisation des savoirs locaux et des financements domestiques est cruciale pour pérenniser les interventions du centre étudié, dans un contexte burkinabé où il semble urgent de repenser les politiques publiques de lutte contre les inégalités sociales afin de favoriser une meilleure inclusion sociale.
Dans l’article « It Takes a Village! (Ré)inventer la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles au Sénégal. Pistes à partir de l’expérience du centre Kullimaaroo de Ziguinchor », Cheikh Sadibou Sakho et Ndèye Laïty Ndiaye abordent les problématiques de la mise à l’abri des survivantes de violences sexuelles (en particulier les adolescentes) au Sénégal. En s’appuyant sur l’expérience du centre Kullimaaroo et sur les expériences et les points de vue des survivantes qu’il accueille, les auteur·trice·s analysent les spécificités du « modèle » de prise en charge qui y est mis en œuvre. Le texte montre comment dans un contexte national de déficit voire d’absence de structures publiques de prise en charge holistiques (pouvant offrir des services effectifs et adaptés de mise à l’abri) des survivantes de violences sexuelles, Kullimaaroo s’illustre comme une réponse endogène et ancrée face aux défis multiples. L’article démontre que son succès réside dans l’articulation des savoirs professionnels et des savoirs et savoir-faire communautaires, la valorisation des survivantes et de leurs expériences, l’implication d’un écosystème complexe d’acteurs, entre autres. Ces facteurs sont ainsi analysés comme des pistes pour engendrer des réponses socio-institutionnelles transformationnelles en matière d’accompagnement des survivantes de violences sexuelles au Sénégal.
Quant à l’entretien avec le professeur Masengesho Kamuzinzi de l’université du Rwanda, il revient sur son expertise et son engagement dans l’accompagnement des communautés de la région des Grands Lacs, marquées par des conflits et des traumatismes multiformes. Le thème transversal de cette discussion est son intérêt pour les savoirs protecteurs ancrés dans le patrimoine culturel africain et leur application, notamment à travers l’approche psychosociale communautaire « We Heal Together », visant à la guérison des blessures individuelles, relationnelles et sociales consécutives aux violences et aux conflits. La discussion aborde également son analyse approfondie des multiples niveaux de conflictualité dans la région et les limites des modèles importés pour y apporter des solutions durables.
Au-delà de donner à penser « une certaine théorie » des savoirs protecteurs, ces contributions renseignent, implicitement et explicitement, sur les modes différenciés et contextuels de production de ces savoirs ; de même qu’elles problématisent ouvertement ou non les enjeux et les défis de leurs pertinence, crédibilité et légitimité sociales, particulièrement en ce qui concerne la prise en charge des violences (sociales, écologiques, institutionnelles, etc.,) affectant prioritairement les femmes. Ces contributions montrent, de manière assez remarquable, que les savoirs protecteurs sont fluctuants et reposent sur la multitude, la diversité et l’hétérogénéité des acteurs et des interactions qui les interconnectent autour des pratiques sociales de soin par lesquelles les communautés gouvernent les violences qu’elles génèrent et avec lesquelles elles se font. Cette qualité les dispose à échapper aux risques de l’immobilisme, aux ratés de l’inadaptation et aux illusions de l’authenticité, mais elle les met également face aux sérieux défis de la fragmentation des connaissances et de la réduction de la complexité. C’est, entre autres, pour cette raison qu’il est important de les pister empiriquement et méthodiquement pour les théoriser avec rigueur et sans aucun complexe épistémique afin qu’ils contribuent de manière critique à éclairer, à faire éclore et à encadrer des pratiques inclusives, socialement ancrées et non hégémoniques de lutte contre les violences diverses en Afrique.

Notes

[1] Même si plusieurs des terrains représentés ici sont ouest-africains, la réflexion transversale de ce numéro sur les problématiques des savoirs protecteurs dans la lutte contre les VBG a bien une portée/vocation continentale.

[2] Le terme s’entend ici plus largement que dans l’acception relative au métier de travailleur social. Outre le travail social comme domaine professionnel, le terme intègre également toutes les initiatives et actions des acteur·trice·s qui travaillent en lien avec les populations locales, et sur des thématiques sociales, sur les terrains.

[4] https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/gender-equality/ 

[5] Pour des informations à ce propos : https://www.nps.gov/subjects/tek/description.htm#:~:text=Traditional%20Ecological%20Knowledge%20(TEK)%20is,environment%2C%20handed%20down%20through%20generations%2C 

[7] Terme wolof (la langue majoritairement parlée au Sénégal) qui signifie littéralement « tante du quartier ». La figure du Bajenu Gox s’appuie sur le rôle traditionnel de diplomatie sociale assigné aux tantes dans les familles sénégalaises. Du point de vue anthropologique, cette figure est d’un profond intérêt pour saisir les dynamiques de transformations sociales en jeu dans le champ de la prise en charge holistique des VBG au Sénégal. Les bajenu gox sont des femmes leaders et relais communautaires qui jouent un rôle crucial dans la lutte contre les VBG au Sénégal. Leur émergence et leur succès sont d’autant plus remarquables qu’ils se déploient dans un contexte culturel et régional marqué par de fortes pesanteurs. Par exemple, l’influence des leaders religieux au Sénégal continue de freiner les avancées législatives en matière de lutte contre les VBG. De même, dans d’autres pays de la région, comme la Guinée ou la Sierra Leone, les tentatives de reconversion des matrones et exciseuses en actrices de la lutte contre les VBG n’ont pas donné de résultats probants. Pourtant, les bajenu gox ont réussi à s’imposer comme des actrices clés de la lutte contre les VBG, malgré les obstacles socio-structurels. Leur succès tient en partie à leur légitimité culturelle et à leur ancrage local. Elles sont perçues comme des figures de confiance, capables de naviguer entre les normes traditionnelles et les exigences modernes de la lutte contre les VBG. Il faut cependant souligner que certaines de ces actrices sont souvent critiquées pour avoir privilégié la préservation de l’ordre social au détriment des victimes, en couvrant des viols ou des violences conjugales (le fameux « Nëp nëppël » [Sall et al., 2024]). De même, certaines pratiques culturelles, comme les mutilations génitales féminines, peuvent ne pas être forcément dénoncées, au nom de la préservation des manières traditionnelles de penser et de faire, alors qu’elles sont souvent problématiques au regard de la santé et des droits des concernées. Mais, malgré ces ambiguïtés qui renseignent sur la complexité des pratiques et des savoirs autour de la lutte contre les VBG au Sénégal, le rôle positif et pragmatique de ces relais communautaires est aujourd’hui largement reconnu, au point qu’elles sont devenues des partenaires incontournables pour l’État et pour les ONG.

[8] L’approche psychosociale communautaire (APC) « We Heal Together », développée dans la région des Grands Lacs et présentée dans l’entretien avec le professeur Kamuzinzi publié dans ce numéro, est grandement illustrative à ce propos.

Bibliographie

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Viveiros De Castro, E. (2009). Métaphysiques cannibales. Presses universitaires de France.

Pour citer l'article :

APA 

Sakho, C. S., & Mbala, F. (2025). Les savoirs protecteurs : terrains, expériences et pratiques dans la lutte contre les violences en Afrique. Global Africa, (10), pp. 108-115. https://doi.org/10.57832/szjk-g704 


MLA 

Sakho, Cheikh Sadibou, et Firmin Mbala. « Les savoirs protecteurs : terrains, expériences et pratiques dans la lutte contre les violences en Afrique ». Global Africa, no. 10, 2025, pp. 108-115. doi.org/10.57832/szjk-g704 


DOI 

https://doi.org/10.57832/szjk-g704 


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