Analyses critiques
Décolonisation et décolonialité dans le milieu académique africain : réformer l’enseignement scolaire et universitaire à travers une sélection d’œuvres de Ngugi wa Thiong’o et d’Ayi Kwei Armah
Cet article examine les structures éducatives coloniales (scolaires et universitaires), à travers l’analyse des œuvres de Ngũgĩ wa Thiong’o et d’Ayi Kwei Armah. Après avoir montré comment l’administration scolaire, héritée de la mission coloniale, a imposé un curriculum eurocentré et un modèle hiérarchique de discipline, l’auteur retrace les débats fondateurs – en particulier le « débat littéraire de Nairobi » (1968) – qui ont appelé à la refondation des départements d’anglais et d’études africaines en espaces ancrés dans les réalités africaines. En comparant ces initiatives historiques aux réformes fictives dépeintes notamment dans Petals of Blood, Osiris Rising et KMT, l’article met en lumière les conditions épistémologiques, théoriques, organisationnelles et pédagogiques d’une décolonisation académique effective. Enfin, en mobilisant la perspective décoloniale, le texte interroge les rapports de pouvoir et la « colonialité du savoir » pour proposer une relecture critique des pratiques actuelles et souligner l’urgence d’une gouvernance éducative véritablement africaine, intégrant les traditions orales et les épistémologies endogènes.
Mots-clés
Ngũgĩ wa Thiong’o, Ayi Kwei Armah, débat littéraire de Nairobi, curriculum africain, réformes pédagogiques, administration coloniale
Plan de l'article
Introduction
L’école coloniale comme institution de domination raciste
L’école comme maison des interprètes chez Ngugi wa Thiong’o
L’expérience de Whitecastle chez Ayi Kwei Armah
La lutte contre le système éducatif eurocentré
Déplacer le centre
L’éviction de l’ancienne garde
Analyser la décolonisation de la superstructure académique africaine à travers le prisme de la décolonialité
Introduction
La décolonisation du monde académique africain est un projet qui ne date pas d’hier. Dès 1962, alors que la plupart des pays africains accédaient à l’indépendance, Ngugi wa Thiong’o et ses collègues de l’université de Nairobi ont engagé une lutte féroce contre ce qu’ils qualifiaient d’« orientation eurocentrée du système éducatif ». À travers ce qui sera plus tard connu sous le nom de « débat littéraire de Nairobi », ils ont souligné avec gravité la nécessité de décoloniser l’espace académique africain afin de le libérer des chaînes de l’esclavage mental résultant des politiques d’éducation coloniale. Une partie de ce qui explique aujourd’hui l’inadéquation des politiques éducatives africaines s’explique en effet par l’influence d’une administration scolaire qui demeure, jusqu’à ce jour, fortement soumise aux aléas du même modèle colonial qui l’a mise en place.
Plus précisément, au xxie siècle, les universitaires et les décideurs africains peinent encore à mettre en place des systèmes éducatifs solides, capables de répondre pleinement aux défis auxquels le continent est confronté et de permettre aux populations de réaliser leurs aspirations. Dans leur mission visant à aider l’Afrique à tracer sa propre voie après l’expérience éprouvante de la colonisation (Claude Ake), les intellectuels africains ont joué un rôle de premier plan en contribuant à déconstruire les institutions éducatives. Héritée du colonialisme, la gouvernance des écoles et universités africaines a durablement contribué à l’assujettissement des Africains à la tradition européenne établie.
Cet article explore les problèmes liés à la gestion de l’administration des écoles africaines. Il vise à retracer les tentatives menées dans la lutte pour décoloniser le monde académique africain de l’influence européenne et de ses implications plus larges sur le continent et son peuple. Il s’agit d’abord d’analyser la gestion organisationnelle des écoles et des universités en tant qu’héritages de l’entreprise coloniale, et d’examiner leur lien avec le concept d’administration publique. L’article s’intéresse ensuite aux œuvres de Ngugi wa Thiong’o et d’Ayi Kwei Armah, tant dans leurs fictions que dans leurs essais, en mettant en lumière les perspectives décoloniales précieuses qu’ils proposent sur la manière dont les Africains doivent aborder la crise éducative qui perdure sur le continent. Enfin, l’étude met en lumière une lecture de la décolonisation de l’académie africaine à travers le prisme de la décolonialité.
L’école coloniale comme institution de domination raciste
L’avènement de la version moderne de l’école africaine est en grande partie le résultat de la pénétration européenne en Afrique. L’école fait ici largement référence aux établissements d’enseignement, du primaire au supérieur. Bien que des recherches aient clairement démontré que les Africains disposaient déjà de leurs propres structures éducatives avant la conquête européenne (Armah, 2006), le système d’apprentissage africain actuel demeure un produit d’importation occidentale, largement influencé par les politiques coloniales et néocoloniales. Thiong’o et Armah ont tous deux abordé ces questions dans leurs œuvres de fiction, récemment enrichies par des essais incisifs.
L’école comme maison des interprètes chez Ngugi wa Thiong’o
La forme moderne de l’éducation africaine a commencé avec l’action des missionnaires européens porteurs des idéaux du christianisme dans les territoires conquis. Dans ce modèle, l’école africaine était presque un service d’église, étant le plus souvent intégrée dans les enceintes des institutions ecclésiastiques. Lorsqu’il ne s’agissait pas de l’église, l’école puisait tout de même profondément dans la foi et la discipline chrétiennes, qui imprégnaient fortement la vie quotidienne des écoliers.
Dès ses débuts, l’école africaine a été administrée par les colonisateurs, dans un contexte où les révérends, prêtres et enseignants expatriés jouaient un rôle essentiel dans le fonctionnement du service colonial. La structuration de l’école africaine résultait de l’ingéniosité des administrateurs coloniaux. La plupart du temps, les fonctions administrative et pédagogique se chevauchaient et étaient exercées par une seule et même personne. Cela est parfaitement illustré dans les premiers écrits de Ngugi wa Thiong’o (The River Between [1965], Weep not, Child [1964], Petals of Blood [1982]), où l’on observe l’omniprésence d’une école coloniale, Siriana, qui continue de fonctionner même après l’indépendance, comme en témoigne Petals of Blood. Pour la plupart des critiques et comme Thiong’o lui-même le reconnaît dans ses mémoires In the House of the Interpreter (2012), l’école Siriana est une allusion à la célèbre Alliance School que l’écrivain kényan a fréquentée dans sa jeunesse. Dans cette configuration, le révérend était à la fois directeur, inspecteur et enseignant. Ce schéma conduit à une réalité dans laquelle l’enseignement et l’administration sont indissociables.
La nature ambiguë et déstabilisante de la mission de l’école, de l’Église et de l’administration coloniale est abondamment décrite dans The River Between et Petals of Blood. Dans le premier roman, l’école Siriana est dirigée par le révérend Livingstone, qui cumule les fonctions de directeur et d’enseignant. Livingstone est manifestement investi d’une mission visant à répandre la lumière divine dans le « cœur des ténèbres », comme en témoigne la scène où il sermonne Waiyaki et les écoliers contre ce qu’il considère comme des pratiques culturelles obscures des Noirs, à travers l’épisode de la circoncision qui entraîne la mort de l’écolière Muthoni.
C’est toutefois dans Petals of Blood que Thiong’o donne une représentation encore plus captivante de l’école coloniale et néocoloniale, dans sa forme purement occidentale. La même institution, Siriana, y est mise en lumière à travers une administration rigide et un programme d’études eurocentré. Dans ce roman, l’école Siriana n’est plus une simple institution dirigée par un seul directeur, comme dans The River Between. Siriana, dans Petals of Blood, est un établissement d’enseignement secondaire, un internat qui ressemble fortement à l’Alliance School décrite par Thiong’o dans In the House of the Interpreter, où il raconte son propre passage dans cette école. Il s’agit d’une institution complexe, dotée de plusieurs cours et classes, qui voit se succéder trois directeurs. L’école est administrée d’une main de fer et rythmée par un service religieux impressionnant. Elle voue un respect absolu à l’Empire à travers la mythification ou mystification de la reine d’Angleterre. Les piliers fondamentaux de l’établissement reposent sur la discipline, l’ordre, la propreté et la ponctualité. L’école laisse une empreinte indélébile dans l’esprit des jeunes élèves.
En effet, à l’Alliance School, les journées se partagent entre l’église, les salles de classe et les installations sportives. La célèbre devise de l’établissement est : « (Grandir) fort pour servir ». Le rituel matinal consiste à hisser le drapeau de l’Union Jack au son solennel de l’hymne « God Save the Queen », un cérémonial qui incite les élèves à se soumettre à la grandeur de la Grande-Bretagne et à la figure quasi éternelle de la reine sauveuse. L’Alliance School, telle que décrite par Thiong’o, a été fondée pour servir de véritable usine destinée à former une élite africaine selon des idéaux sur lesquels le système colonial pouvait s’appuyer pour se perpétuer.
Les élèves vénéraient à la fois Dieu et la reine de l’Empire britannique. Les cantiques religieux étaient remplis de louanges et de prières pour la longévité de Sa Majesté. Celle-ci était en effet présentée sous une image pure et sublime. Les enfants devaient témoigner leur gratitude envers l’Empire colonial, auquel on attribuait le mérite de les avoir sauvés de la damnation, des ténèbres et du châtiment.
Par ailleurs, cette forte présence du christianisme constitue une représentation omniprésente dans les écrits de Thiong’o. L’Empire était au centre de la vie scolaire, comme en témoignaient les représentations théâtrales des œuvres de Shakespeare par les élèves tout au long de l’année. Ainsi, le type d’éducation proposé plaçait de manière univoque l’Europe comme centre de l’univers. Les enfants y apprenaient la culture britannique, la géographie, la cuisine, en somme, le mode de vie britannique. Voici comment Thiong’o le décrit :
Le système éducatif… encourageait une mentalité d’esclave, empreinte d’une admiration respectueuse et presque sacrée pour les réalisations de l’Europe. L’Europe était le centre de l’univers. L’Afrique a été découverte par l’Europe, c’était une extension de l’Europe. Ainsi, en histoire, on apprenait l’ascension des Anglo-Saxons comme s’ils étaient les véritables ancêtres de la race humaine. Même en géographie, il fallait étudier les roches de l’Europe avant d’aborder celles de l’Afrique (Thiong’o, 1972, p. 14).
Thiong’o tente, comme mentionné plus haut, de représenter l’Alliance School dans The River Between et Petals of Blood. Dans le second roman, le premier directeur de l’école est le révérend Ironmonger, un personnage très similaire au révérend Livingstone, dont le mandat est brièvement évoqué dans l’intrigue. Il prêchait l’amour de Dieu et insistait sur la noble mission de la Grande-Bretagne de sauver les Africains de la damnation.
Le second directeur, dont le profil semble intéressant pour notre analyse, est Cambridge Fraudsham, dont le nom ironique est fortement satirisé. Fraudsham est un ancien officier de l’armée britannique, venu en Afrique pour servir l’Empire de Sa Majesté la Reine. Toute la vie de Fraudsham a été consacrée à la grandeur britannique. Son rôle de directeur repose sur un profond respect voué à l’Empire et au Dieu chrétien sauveur. Il met en place une administration fondée sur deux rituels clés : les chants chrétiens chaque matin, le salut à la reine d’Angleterre qu’il représente comme une divinité à vénérer et à tenir en haute estime. Il avait les mêmes opinions rétrogrades sur les Africains et pensait qu’ils devaient être docilisés, comme il le laisse entendre à son arrivée à Siriana, après le départ à la retraite d’Ironmonger. Le narrateur raconte ce qui suit :
C’était juste avant que les Ironmonger ne prennent leur retraite pour retourner chez eux, quelque part en Angleterre, afin d’y attendre la mort, comme le remarquèrent avec peu de grâce certains élèves. Un certain Cambridge Fraudsham fit son apparition. Avant même que nous ayons eu le temps de le connaître, il avait déjà changé nos vies. Fraîchement revenu de la guerre, il avait des idées bien arrêtées sur ce que devait être une école africaine. Mes garçons, déclara-t-il, le pantalon est totalement inapproprié sous les tropiques. Il esquissa le portrait d’un Africain imaginaire, aux lèvres épaisses, vêtu d’un costume de laine grise, d’un casque de soleil, avec un col amidonné blanc et une cravate, puis il éclata d’un rire méprisant : « N’imitez pas cet homme. » Il n’y aurait pas de riz dans nos repas : l’école ne devait pas former des hommes qui souhaiteraient vivre au-dessus de leurs moyens. Et pas de chaussures, mes garçons, sauf le jour du culte : l’école ne voulait pas former des Européens noirs, mais de vrais Africains qui ne mépriseraient pas l’innocence et la simplicité des voies ancestrales. En même temps, nous devions grandir forts dans la foi en Dieu et en l’Empire. C’étaient ces deux forces qui, selon lui, avaient sauvé le monde de la menace d’Hitler. (Thiong’o, 1977, p. 34-35)
La représentation des Africains par Fraudsham, telle que décrite ci-dessus, repose sur sa conviction qu’ils sont inférieurs et nécessitent un traitement spécifique pour être éduqués dans un esprit de discipline et d’ordre absolu. Il appelle explicitement à l’adoration de Dieu et de l’Empire, ce qui revient à un appel clair à déraciner les Africains de leurs croyances ancestrales. Pour atteindre cet objectif, Fraudsham travaille activement à mettre en œuvre des programmes scolaires visant à transformer les Africains en Européens dans leurs mentalités, tout en leur refusant les plaisirs matériels, comme dans le passage ci-dessus. À travers Siriana, il est convaincu d’atteindre ce que Macaulay appelait la création « d’une classe de personnes, Indiens de sang et de couleur, mais Anglais dans les goûts, les opinions, la morale et l’intellect ». L’administration de l’école repose sur les principes coloniaux britanniques en Afrique, selon lesquels le sujet doit apprendre, observer et accepter la nouvelle vie à laquelle il est introduit. Lorsque Chui se souvient de son passage à Siriana, il raconte :
L’éducation que nous avons reçue ne m’avait pas préparé à comprendre ces choses : elle était conçue pour obscurcir le racisme et d’autres formes d’oppression. Elle visait à nous faire accepter notre infériorité afin d’accepter leur supériorité et leur domination sur nous. (2012, p. 197).
Fraudsham, tel que décrit dans Petals of Blood, est un homme qui croit à l’ordre le plus strict et à la hiérarchie. Pour lui, l’ordre constitue la pierre angulaire de la vie sociale, où le rôle de chaque individu est clairement défini et ses relations avec ses semblables précisément décrites aux autres. Dès son arrivée à l’école, il lance les avertissements suivants :
Dans toute société civilisée, il y a ceux qui donnent les ordres et ceux qui obéissent : il doit y avoir des dirigeants et des dirigés ; si l’on refuse d’obéir, d’être dirigé, comment peut-on espérer diriger et exiger l’obéissance ? Regardez le ciel : il y a Dieu sur son trône et les anges dans leurs rôles de subordonnés respectifs. Et pourtant, tout est harmonie. (1977, p. 203).
Le sens de l’harmonie de Fraudsham, comme on peut le deviner, repose sur le maintien du système colonial. Les Africains, en tant que sujets, doivent obéir aux ordres de leurs maîtres et se soumettre à leur volonté pour perpétuer un mode de vie colonial. Le colonisateur est investi du pouvoir de gouverner. Sa conviction profonde était qu’il dirigeait l’école comme s’il s’agissait d’une mission confiée par Dieu. Voici la façon dont les élèves le perçoivent dans son rôle d’administrateur :
« Fraudsham est dur » ; nous étions tous d’accord. Il aurait pu être nommé gouverneur ou un poste plus élevé que celui de directeur, mais il avait refusé, ou du moins c’est ce que prétendaient certains élèves bien informés. Cela renforçait notre respect pour lui. Vous auriez dû nous entendre percer le mystère de sa vie. Nous inventions des histoires et des légendes sur sa vie et ses amours mais, même si personne ne savait vraiment d’où elles venaient, c’était cela le plus grand mystère. Mais il était l’homme le plus intelligent de son époque à Cambridge, cela nous le savions, et même qu’il corrigeait parfois les autres professeurs. Il était aussi l’un des plus courageux, il avait combattu en Turquie, en Palestine et en Birmanie, et avait arrêté un char allemand à lui seul : pour cela, il avait reçu une médaille ou quelque chose de la part du roi. En Birmanie, un éclat d’obus l’avait atteint à la cuisse, et il avait été mis en congé. À quoi pensait-il alors qu’il rentrait chez lui vivant et en héros ? Nous pouvions l’imaginer sortant son portefeuille et contemplant, dans une extase d’incrédulité, l’image de celle qui lui avait donné la force de traverser toutes ces campagnes, dans les sables sahariens, les jungles d’Orient, le vacarme des canons, des bombes et des roquettes. Le train avançait sur les rails, son cœur battait, son imagination s’emballait. Elle était dans ses bras, mais… à son arrivée, il s’assit et pleura. Puis il alla à l’église et pria. Il pria jusqu’à entendre une voix lui répondre. Il irait en Afrique pour servir Dieu et y mourir, laissant peut-être une petite trace d’héroïsme spirituel et de gloire. (1977, pp. 201-202).
Pour régner sur l’école, Fraudsham s’appuie sur son influence et son statut. Il est à la fois craint et vénéré par les élèves. Ses ordres sont incontestables. L’école est dirigée uniquement selon ses convictions et principes, sans aucune consultation ni participation des élèves. Non seulement il exerce une autorité totale sur ces derniers, mais il intimide également les enseignants, qui n’hésitent pas à jeter leurs cigarettes dès qu’ils le voient revenir de la ville. Dans l’univers de Fraudsham, l’école et le système n’ont qu’un seul dieu : l’Empire. Et l’Empire suit une logique précise dans le monde colonial.
Le même type d’éducation était en vigueur dans les universités africaines. Alors que Thiong’o entre à l’université de Makerere, qui était à l’époque une branche de l’université de Londres, il raconte avec éloquence dans In the House of the Interpreter (et surtout dans Birth of a Dreamweaver) à quel point le système éducatif était façonné par le contexte colonial. Cette réalité souligne le niveau d’exposition des étudiants africains à un système conçu pour exploiter d’abord le monde colonial, puis le monde néocolonial. Un système qui en fin de compte, a affecté la manière dont les Africains allaient conduire leurs affaires politiques, économiques et sociales.
L’expérience de Whitecastle chez Ayi Kwei Armah
De même, Ayi Kwei Armah aborde la question de l’éducation coloniale et néocoloniale dans ses romans, notamment dans Osiris Rising (1995) et KMT: In the House of Life (2002). Le système colonial représenté par Armah dans ces ouvrages est abordé dans ses mémoires intitulées The Eloquence of the Scribes, (2006), dans lequel Achimota College, une école comparable à l’Alliance School mais au Ghana. Si Osiris Rising met en lumière la conception d’une éducation coloniale dans les universités africaines, incarnée par le Manda College qu’Asar et son groupe révolutionnaire cherchent à réformer, KMT offre une perspective unique dans les écoles africaines à travers la représentation de l’école Whitecastle, fréquentée par Biko et Lindela, l’héroïne du roman.
Comme Armah le rapporte dans ses mémoires, l’éducation coloniale est une forme de « rendez-vous avec Shakespeare ». La façon dont il qualifie cette expérience renvoie à sa dépendance à un système promouvant le mode de vie de l’empire colonial que l’école s’efforce d’inculquer aux élèves. Achimota College avait été conçue sur le modèle du système scolaire britannique, destiné à rendre les Africains dociles afin de perpétuer l’ordre colonial.
L’école Whitecastle dans KMT, comme le découvre le lecteur, est une représentation fidèle d’Achimota. À bien des égards, elle fait écho à la fondation d’Achimota et reproduit sa mission qui consistait à former une élite africaine destinée à soutenir l’édifice colonial. Whitecastle, comme le rapporte le narrateur, est fondée par un groupe de personnes qui, tout en se croyant empreintes de philanthropie et de générosité, participent en réalité à la machine coloniale destinée à corrompre l’esprit des enfants africains. La fondatrice principale est une dame qui exerce une influence considérable, enracinée dans une logique raciale où chaque groupe se voit assigner un rôle et des responsabilités. L’orientation et la portée de l’enseignement sont définies par les administrateurs, qui financent et assurent le fonctionnement de l’école. Les Africains, qui sont les principaux bénéficiaires, sont tenus d’apprendre sans jamais revendiquer ou exprimer leur mécontentement.
Cette organisation de l’administration et du système d’apprentissage à Whitecastle conduit à l’exclusion de Biko, l’ami de Lindela et l’un des esprits les plus brillants de l’école. Cette expulsion, comme nous le verrons, découle de sa remise en question du statu quo ainsi que des méthodes et contenus d’enseignement. Elle crée un environnement d’enseignants et d’élèves qui n’ont qu’une seule direction dans la méthode d’apprentissage. L’élève consomme toutes les informations et les savoirs qui lui sont transmis. Ces savoirs sont d’ailleurs soigneusement formatés pour servir les intérêts du colonisateur, dont l’objectif est de convaincre le sujet de son infériorité et de la nécessité d’imiter son maître. La vie du maître, sa culture, son pays, sa littérature et son art sont servis à l’élève, qui n’est nullement initié à ses propres origines et culture.
À titre d’illustration, dans le cours de littérature, lorsque Mme Priscilla Snowden présente le programme, elle rappelle aux élèves que la littérature ne tourne qu’autour d’un seul écrivain, qui est Shakespeare, en répétant trois fois le nom de l’auteur anglais. Cette scène est très similaire à une expérience réelle qu’Armah relate dans The Eloquence of the Scribes, (2006), où un enseignant résume également la littérature au génie du même auteur, et avec la même vigueur. De la même manière, on observe la même simplification dans les autres disciplines, où l’apprentissage tourne exclusivement autour de l’Empire.
Ce type d’éducation coloniale dispensée dans les premières années scolaires, notamment à l’école primaire et secondaire comme illustré dans KMT à travers Whitecastle, est également présent dans les universités. Dans l’enseignement supérieur, les curricula sont centrés sur l’Europe, avec des enseignants pour la plupart européens durant la colonisation et les premières années de l’indépendance. Quant aux Africains assimilés, ils tendent à perpétuer un système d’apprentissage qui renforce l’Occident, tout en affaiblissant l’Afrique. Le Manda College, que Armah utilise comme centre de la lutte révolutionnaire, oppose l’ancienne garde aux réformateurs. Manda est dirigée par un groupe d’idéologues ancrés dans la tradition européenne des études africaines, littéraires et historiques. Ils forment les jeunes Africains aux anciennes croyances coloniales d’un Occident supérieur et d’une Afrique nécessiteuse et totalement diminuée, sans la moindre prise en compte des réalités africaines. L’université elle-même est dirigée par des enseignants européens qui conçoivent les programmes, avec le soutien de professeurs africains.
À la lumière des exemples précédents, que relatent aussi bien Thiong’o qu’Armah, il apparaît que la logique du maintien de l’exploitation coloniale a gouverné la structuration de l’administration scolaire africaine en s’appuyant sur le modèle de la relation esclave/maître. L’administration dans les écoles africaines consistait littéralement à organiser un système éducatif visant à maintenir la domination coloniale. Elle reposait largement sur l’adoption de programmes répondant aux besoins de l’empire colonial, désireux de former des corps dociles pour soutenir le système. Comme le souligne Thiong’o, si la pénétration coloniale s’est accomplie par les armes, c’est l’éducation coloniale qui en a assuré l’achèvement. Les colonisateurs savaient qu’instaurer un système éducatif de type colonial était une démarche plus subtile que d’assurer une domination physique. L’école était l’outil le plus adapté pour « fabriquer l’esprit colonial » et une administration spécifique était requise pour garantir son bon fonctionnement.
Dans leurs deux essais fictionnels, Ngugi wa Thiong’o et Ayi Kwei Armah décrivent minutieusement le pouvoir et l’influence que ces administrations exercent sur les Africains. Comme expliqué plus haut, l’administration des institutions éducatives est généralement assurée par le corps enseignant lui-même, qui définit non seulement les relations entre enseignants et apprenants, mais aussi la sélection et l’adoption d’un programme censé renforcer les intérêts européens sur le continent. Ce système éducatif, malgré ses limites révélées ultérieurement, a néanmoins atteint son objectif principal qui consistait à former des Africains appelés à perpétuer le système colonial à travers un fort effet d’endoctrinement. Aujourd’hui, plus de soixante ans après l’accession du continent à l’indépendance, les effets de l’administration coloniale des institutions éducatives africaines restent visibles, empêchant en grande partie l’établissement d’un système éducatif centré sur l’Afrique, capable de répondre aux défis du continent. Alors que les universités africaines revendiquent une autonomie relative et la liberté de procéder, elles s’inspirent toujours des établissements d’enseignement européens. C’est précisément ce qui pousse les étudiants de Petals of Blood (Thiong’o, 1977) à se révolter contre Siriana et à exiger l’africanisation de l’école. Le même combat se retrouve dans Osiris Rising (Armah, 1995), où les révolutionnaires livrent une bataille farouche contre la garde européenne. Ces luttes fictives sont la dramatisation d’événements réels que les deux auteurs ont eux-mêmes vécus au cours de leur parcours académique.
La lutte contre le système éducatif eurocentré
Le système conçu pour dominer les sujets coloniaux sera, ironiquement, remis en cause par ceux-là mêmes qu’il avait pour mission de former et de soumettre. Dans l’école décrite par Thiong’o et Armah dans leurs essais, l’Europe était le centre de l’univers, et la gouvernance du système éducatif insistait sur le maintien de ses modèles d’enseignement. Les écrits des deux auteurs constituent une critique fondamentale de l’éducation coloniale en Afrique. Avec l’avènement de l’indépendance et l’émergence d’une génération d’étudiants africains, les fondements du système ont été remis en cause, les Africains plaidant pour une prise en compte plus grande, sinon centrale, de leurs réalités. L’école africaine ne pouvait continuer à reposer sur une administration eurocentrée et sur un curriculum déformé si elle voulait assurer le développement et le progrès auxquels le continent aspirait. Dans un vaste mouvement similaire aux luttes pour l’indépendance, les intellectuels africains ont commencé à défier les architectes de l’éducation coloniale et néocoloniale.
Déplacer le centre
La première initiative contre le système éducatif eurocentré est apparue dans ce que l’on appelle couramment le « débat sur la littérature de Nairobi ». Dans un article célèbre intitulé « Pour l’abolition du département d’anglais », publié le 24 octobre 1968, Thiong’o et ses collègues Taban Lo Liyong et Henry Owuor-Anyumba, tous trois professeurs à l’université de Nairobi, appellent fermement à une réforme en profondeur des curricula au sein du département. La position des réformateurs de Nairobi s’appuie sur la conviction que le système en place ne sert que les intérêts des puissances européennes et occidentales, déterminées à exploiter sans relâche les peuples africains. Dans le rapport du comité préparatoire à la réforme, ils écrivent :
Les programmes actuels de langues et de littérature sont inadéquats et sans pertinence pour les besoins du pays. Ils sont organisés de telle manière qu’un enfant kényan ne se découvre qu’à travers Londres et New York. Il convient donc de les revoir entièrement à tous les niveaux de notre système éducatif, et en particulier dans les écoles. (Thiong’o, 1986, p. 97)
Ils soutiennent que ces programmes sont obsolètes et déconnectés des réalités africaines. Il est absurde, selon eux, d’enseigner aux élèves la vie du colonisateur dans son pays d’origine, sa géographie, ses habitudes de vie, sa religion, sa culture, dans des États qui prétendent se gouverner eux-mêmes depuis leur indépendance. En même temps, ils déplorent l’absence de contenus relatifs aux cultures africaines dans ces programmes, comme l’illustre ce passage de Thiong’o :
Avant l’indépendance, l’éducation au Kenya était un instrument de la politique coloniale, destiné à faire accepter au peuple kényan son rôle de colonisé. Le système éducatif hérité à l’indépendance perpétuait ce legs colonial, avec des programmes de littérature centrés sur la tradition littéraire anglaise, enseignée par des professeurs anglais. Une telle situation signifiait que les enfants kényans étaient aliénés de leur propre expérience [et] de leur identité dans un pays africain indépendant. (Thiong’o, 1986, p. 96)
Thiong’o lui-même s’est désolé d’une situation ubuesque dans laquelle il a trouvé son fils qui luttait pour comprendre le mot daffodil (jonquille), une fleur typique d’Angleterre, mais absente de son environnement naturel. Le groupe de Nairobi demande donc la transformation radicale du département d’anglais, en un département de langues, comme ils l’expriment dans leur célèbre déclaration. Leur objectif est de dissocier l’enseignement de la littérature de celui d’une littérature exclusivement anglaise. Ils plaident également pour que l’étude de la littérature en Afrique se concentre sur la littérature africaine. Ce que Thiong’o et ses collègues revendiquent, c’est une décolonisation du département d’anglais et, par extension, de l’université africaine. Leur position est claire :
Nous rejetons la supériorité des littératures et des cultures anglaises. Le but, en résumé, devrait être de nous orienter vers une stratégie de mise au centre du Kenya, de l’Afrique de l’Est, puis de l’Afrique. Tout le reste devra être évalué en fonction de sa pertinence pour notre situation et de sa contribution à une meilleure connaissance de nous-mêmes… En proposant cela, nous ne rejetons pas les autres courants, notamment le courant occidental. Nous définissons simplement les directions et les perspectives que doit inévitablement prendre l’étude de la culture et de la littérature dans une université africaine. (Thiong’o, 1986, p. 94)
Le rejet de la supériorité de la littérature et de la culture anglaises est une première étape. À mesure que la présence européenne s’efface, elle doit laisser place à une incorporation dynamique de matériaux africains, allant de l’environnement immédiat à l’ensemble du continent, puis au reste du monde. L’étude de la littérature et de la culture doit d’abord être ancrée localement avant de s’ouvrir à d’autres perspectives. Dans leur appel, les réformateurs apportent les précisions suivantes :
Nous voulons établir la place centrale de l’Afrique au sein du département. Cela se justifie, selon nous, pour plusieurs raisons, la plus importante étant que l’éducation est un moyen d’apprendre à se connaître. Par conséquent, en commençant par une introspection, nous pouvons nous ouvrir vers les autres peuples et aux mondes qui nous entourent. Lorsque l’Afrique occupe une place centrale et non celle d’un simple appendice ou un satellite d’autres pays ou littératures, les choses doivent être vues du point de vue africain. (Thiong’o, 1986, p. 94)
Bien que les réformateurs insistent sur la centralité de l’expérience africaine dans l’enseignement de la littérature et de la culture, ils ne rejettent pas l’apport de perspectives extérieures qui ne viendrait qu’enrichir et élargir les connaissances des étudiants et des enseignants. Il fallait également intégrer la valeur ajoutée africaine dans la littérature, y compris sa tradition orale. Même si la valeur, l’importance et la contribution de ce matériau étaient encore niées dans les cercles académiques de l’époque, les réformateurs ont clairement indiqué qu’il constituait une pierre angulaire de la littérature africaine comme ils l’écrivent :
La tradition orale est riche et variée… l’art oral ne s’est pas arrêté ; c’est une tradition vivante… La familiarité avec la littérature orale peut inspirer de nouvelles structures et techniques ; elle peut encourager une ouverture d’esprit propice à l’expérimentation… L’étude de la tradition orale devrait donc compléter (et non remplacer) les cours sur la littérature africaine moderne. En découvrant et en proclamant sa fidélité aux valeurs endogènes, la nouvelle littérature serait, d’une part, inscrite dans le courant de l’histoire auquel il appartient et donc mieux appréciée et, d’autre part, plus à même d’embrasser et d’assimiler d’autres pensées sans perdre ses racines. (Thiong’o, 1986, pp. 94-95)
En ouvrant l’espace et en introduisant de nouveaux matériaux, les réformateurs de Nairobi n’ont pas appelé à un rejet aveugle de la littérature, de la langue et de la culture européennes. Ils ont plutôt donné la priorité à l’expérience africaine pour offrir aux Africains une base solide dans leur propre univers culturel. On retrouve une réponse similaire dans KMT d’Armah, où les héros (Lindela, Jengo, Djeli Hor et Astw) rappellent aux enseignants européanistes (professeurs Jean-Pierre Badin, Christine Arendt) l’importance de la tradition orale dans l’enseignement de l’historiographie africaine. Ainsi, l’appel lancé par Thiong’o et ses collègues ne se limite pas au contexte kényan. Il s’inscrit dans un mouvement continental plus large qui touche les départements d’anglais de tout le continent, comme il le souligne :
Ce qui n’était encore qu’une tentative dans le Leeds de notre époque, la possibilité d’ouvrir le courant dominant à d’autres courants, allait plus tard devenir un élément central dans le débat sur la pertinence de la littérature dans un environnement africain qui faisait rage dans trois universités d’Afrique de l’Est : Nairobi, Dar es Salaam et Makerere après que la plupart des étudiants qui avaient été à Leeds à l’époque soient revenus et aient remis en question les pratiques des départements d’anglais existants. Il y avait Grant Kamenju à Dar es Salaam (Tanzanie), Pio et Van Zirimu à Makerere (Ouganda), et moi-même à Nairobi (Kenya). Lorsque je suis retourné au Kenya en 1967, j’ai été horrifié de constater que le département d’anglais était toujours organisé comme si l’Europe était le centre de l’univers. L’Europe, centre de notre imagination ? Ezekiel Mphahlele, venu d’Afrique du Sud avant moi, s’était déjà battu avec acharnement pour faire entrer quelques textes africains au programme. Le département ignorait encore en grande partie les littératures émergentes en langues européennes en Afrique, sans parler de la tradition afro-américaine et caribéenne. La question centrale était : de quel point de vue les Africains regardent-ils le monde ? Eurocentrisme ou afrocentrisme ? (Thiong’o, 1993, p. 26)
Pour les intellectuels africains, l’indépendance devait nécessairement s’accompagner d’un changement du curriculum. Celui-ci devait être centré sur l’Afrique, africanisé, afin d’orienter les Africains dans leur rapport au monde. Le programme devait être décolonisé, décentré de l’Occident. Le débat que Thiong’o a relaté dans Homecoming (1972) et Decolonising the Mind est mis en scène dans Petals of Blood, où les élèves se révoltent contre le système établi à Siriana pour réclamer l’africanisation du programme. Siriana, une école dirigée d’une main de fer par Fraudsham, est secouée par une grève au cours de laquelle les élèves protestent contre l’orientation anglaise du programme. La grève a opposé le directeur et son administration aux étudiants africains et leurs aspirations.
La première grève à Siriana survient pendant le passage de Chui et Munira dans l’établissement. Ils rejettent les propos racistes de Fraudsham et réclament son départ. Cependant, ils n’obtiennent pas gain de cause, et Fraudsham fait appel à la police anti-émeute pour réprimer la manifestation et expulser les meneurs, dont Munira et Chui. Le recours aux forces de police illustre clairement comment les forces de l’ordre publiques sont mises au service de la gestion administrative de l’école.
La deuxième protestation se produit avec la génération de Karega. Bien que la grève porte essentiellement sur les conditions scolaires et un changement des programmes, elle trouve son origine dans un incident anodin : la mort de Lizzy, la chienne de Fraudsham. Il demande aux élèves de porter le deuil avec lui, ce qu’ils refusent. Il convoque alors toute l’école et prononce un sermon sur l’amour des animaux de compagnie et l’humanisme. Lorsque Fraudsham en vient à blâmer un Africain abattu par un homme blanc parce qu’il aurait jeté une pierre sur son chien, les élèves s’insurgent. Ils exigent une relève de la garde. Ils réclament que les contenus et objectifs de leur apprentissage soient alignés avec leur environnement social. Karega se souvient qu’ils « voulaient qu’on leur enseigne la littérature africaine, l’histoire africaine, car ils voulaient mieux se connaître… ils voulaient un directeur africain et des enseignants africains ». Le jeune Africain énergique va encore plus loin en demandant « pourquoi devrions-nous nous refléter dans des neiges blanches, des fleurs de printemps qui voltigent sur les lacs glacés ? » et réclame l’abolition du système de préfets que l’internat administre, car il « perpétue l’ordre chevaleresque du maître et des serviteurs ». Ce système de préfets était une réplique parfaite de l’ordre colonial dans l’administration scolaire. Il établit des lignes hiérarchiques nettes entre les élèves et permet aux plus âgés d’exercer un pouvoir sur les plus jeunes. Il alimente également les divisions et la haine, certains élèves étant chargés de rapporter à l’administration, ce qui crée souvent des tensions entre eux.
La grève prend une tournure sérieuse, et quelques jours plus tard, Fraudsham démissionne et décide de retourner en Angleterre. Il est remplacé par Chui, qui, dans sa jeunesse révolutionnaire, avait participé à la première grève ayant causé son expulsion. Contre toute attente, Chui se révèle être une réplique encore plus néfaste de Fraudsham. Ayant pactisé avec l’élite et la bourgeoisie naissante, Chui a connu une transformation depuis sa jeunesse révolutionnaire. En rejoignant l’élite et en se rangeant du côté des hommes d’affaires européens, il se transforme en zombie qui s’en prend à son propre peuple. Dès sa nomination, il ordonne la fin de toute manifestation par une intervention célèbre, comme le raconte Karega :
Il souhaitait, voire priait ardemment, que tous les enseignants restent, sachant qu’il n’était pas venu pour détruire mais pour construire à partir de ce qui existait déjà : il n’y aurait pas de programme précipité d’africanisation, la vitesse irréfléchie étant toujours la ruine de tant d’excellentes écoles… l’obéissance était la voie royale vers l’ordre et la stabilité, la seule base d’une éducation saine. Une école était comme un corps ; il devait y avoir la tête, les bras, les pieds, chacun remplissant ses fonctions assignées sans se plaindre pour le bénéfice du corps tout entier. (Thiong’o, 1977, p. 203).
L’arrivée de Chui, son implication dans l’exploitation des masses par la bourgeoisie, et sa détermination à bloquer toutes les réformes montrent l’échec du mouvement de protestation. La grève se solde par un échec, et les meneurs, comme Karega, sont expulsés. Il déclare clairement : « Il ne voulait donc plus entendre de bêtises à propos d’enseignants africains, d’histoire africaine, de littérature africaine, d’Africain ceci ou cela : qui n’a jamais entendu parler de mathématiques ou de sciences africaines, chinoises ou grecques ? » (Thiong’o, 1977, p. 206).
L’échec est compréhensible dans la mesure où les élèves sont assez jeunes et ne sont pas totalement équipés pour affronter la puissante administration de Siriana. Cependant, il a réussi à attirer l’attention des élèves sur les changements nécessaires à mettre en œuvre. Bien que de nombreux critiques aient associé cet épisode au débat sur la littérature à Nairobi, Petals of Blood ne fournit pas beaucoup de détails sur la lutte et ses résultats. La différence majeure entre l’expérience fictionnelle de Petals et les débats de Nairobi réside dans le succès de ces derniers à déclencher de véritables discussions, conduisant à des réformes significatives dans les universités d’Afrique de l’Est et sur tout le continent, comme Thiong’o le montre dans plusieurs de ses essais. Le même débat est également repris par Armah, comme nous le verrons dans la section suivante.
L’éviction de l’ancienne garde
Le vaste mouvement de décolonisation de l’université africaine s’est répandu sur presque tout le continent. Avec une similitude frappante avec le débat littéraire de Nairobi, Armah raconte, dans The Eloquence of the Scribes, son combat à l’université du Lesotho, où il a séjourné de 1976 à 1978, et qui était axé sur la réforme du département d’anglais. Si Thiong’o est salué pour avoir abordé la question plus tôt que ses pairs et s’y être attelé dans la plupart de ses essais – notamment de Homecoming à Moving the Center (1993), Armah est célébré pour son analyse approfondie dans The Eloquence et sa mise en scène explicite de la nécessité d’« africaniser » l’université africaine dans Osiris Rising, ainsi que son éloge du système éducatif africain KMT, à travers les célèbres « maisons de la vie ». Ces deux romans traitent bien plus explicitement de l’orientation eurocentrée des programmes scolaires que ceux de Thiong’o, même si l’on tient compte de Petals of Blood.
Armah a mené des recherches approfondies sur la nécessité de réformer le système éducatif africain. Comme il le détaille dans The Eloquence, ce système est conçu pour maintenir les Africains à la portée et sous le contrôle de leurs maîtres européens. Armah considère l’éducation comme un levier fondamental de changement social. Dans sa perspective, il s’agit d’un pilier de la mémoire du continent. En tant que « révolutionnaire raté », Armah a consacré beaucoup d’énergie à contribuer à la libération de l’université africaine de l’emprise européenne. Comme il le raconte dans ses mémoires, il a passé une grande partie de sa vie à chercher un endroit idéal pour mettre ses théories en pratique.
Alors que la Tanzanie, sous la direction de Nyerere, offrait un climat intellectuel propice à la transformation, Armah choisit d’enseigner à Dar es Salaam, espérant tirer parti de cette atmosphère favorable. Mais ce n’est qu’au Lesotho, entre 1976 et 1979, qu’il semble trouver les conditions idéales pour participer à une tentative de réforme des programmes. Le département d’anglais de l’université du Lesotho lui offrit une opportunité qu’il décrit avec enthousiasme :
Parmi les nombreuses surprises agréables offertes par le Lesotho, en dehors de la beauté naturelle de ce pays de montagne sain, il y eut l’opportunité de travailler avec un groupe d’étudiants du département d’anglais prêts à remettre en question le contenu des programmes, et disposés à relever les défis institutionnels nécessaires à la mise en place de telles améliorations. (Armah, 2006, p. 122)
Armah et ses collègues étaient tous intéressés par l’ouverture des départements d’anglais. Ils espéraient également intégrer les traditions orales issues de la richesse culturelle du pays et des pays voisins, ce qu’il souligne lors de la visite de poètes à l’université. Comme le relève Leitf Lorentzon (1998, p. 16), ils étaient engagés non seulement dans la « restructuration des cours littéraires, mais aussi dans une réorganisation complète du département et de ses programmes ».
Si les conditions étaient effectivement réunies à l’université du Lesotho, c’est toutefois un incident lié aux paiements des salaires qui força Armah à quitter le pays, interrompant ainsi la tentative de réforme du département. En tant que chef de file d’un mouvement exigeant l’égalité de traitement salarial entre enseignants africains et expatriés européens, son départ marqua la fin des efforts mobilisés pour mener la réforme éducative dont il rêvait. Néanmoins, durant cette période, Armah mena des recherches approfondies, probablement destinées à être partagées et approfondies au Lesotho. Elles réapparaîtront plus tard dans Osiris. Par ailleurs, le besoin de libérer l’université africaine de ses maîtres européens est également abordé dans KMT. Le sérieux et la rigueur de cette représentation fictive trouvent probablement leur source dans les recherches minutieuses d’Armah, qu’il n’a pas eu l’opportunité de mettre en pratique.
Dans le premier roman, Osiris Rising, l’accent est mis sur les programmes d’études d’un établissement d’enseignement, Manda College. Cette université n’est pas choisie au hasard puisqu’elle forme la prochaine génération d’enseignants, les principaux piliers du système éducatif, chargés d’enseigner dans les écoles du pays. Toutes les réformes qui pourraient être expérimentées à Manda seront donc facilement mises en œuvre. Il forme également un groupe de personnages révolutionnaires, rassemblés autour du héros Asar, qui livrent un combat féroce contre la garde européenne du collège dans sa détermination inébranlable à perpétuer le même modèle éducatif que celui qu’elle a toujours soutenu.
Ainsi, Asar et ses compagnons (Ast, Bai Kamara, Bantu Rolong, Imo Moko, Iva Mensah, Kodjo Boanye, Duma et le camarade mystique) affrontent les puissants représentants de l’ancienne garde (Wooley, Padmasana, Nguruwe), qui maintiennent le statu quo aussi bien dans l’administration que dans le système scolaire.
Dans leur confrontation avec l’ancienne garde, les révolutionnaires de Manda ont ciblé trois disciplines qu’ils ont choisies comme point de départ pour expérimenter les réformes qu’ils entendent mener. Ces disciplines sont l’histoire, les études africaines et la littérature. Le travail du groupe de réformateurs d’Armah diffère, en termes d’ampleur, de l’approche adoptée par Thiong’o et ses collègues, qui se tournait uniquement autour du département d’anglais de l’université de Nairobi. Bien que l’ancienne garde se sente très mal à l’aise à l’annonce des réformes, les eurocentristes s’empressent de préciser qu’ils étaient impatients de recevoir les différents plans, s’attendant à ce que la jeune garde ne livre pas ses propositions dans un court laps de temps. Ils ont été frappés par l’engagement et la détermination des révolutionnaires lorsqu’ils ont présenté leur travail au niveau du département, première étape avant le passage à la faculté. Les réformistes de Manda étaient déterminés à tout prix à défier le statu quo, comme en témoigne ce passage dans lequel Bai Kamara déclare :
Jusqu’ici, ce n’était pas notre travail. Depuis que j’ai commencé à enseigner, tout ce que nous, Africains, avons fait, c’est trouver des choses toutes faites – programmes, curricula, tout le système éducatif. Nous n’avons pas créé notre propre système. Nous avons fonctionné dans le cadre de ce vieux système. Parfois, nous râlons. Nous suggérons des modifications ici et là. Des bricolages à faible intensité. Ce à quoi nous faisons face aujourd’hui est différent. C’est un travail à haute intensité. Il ne s’agit pas simplement d’attaquer quelque chose de facile à obtenir. Mais de créer un système supérieur. De travailler pour remplacer l’ancien par le nouveau. (Armah, 1995, p. 189)
Tout en s’engageant à réformer le système, les réformateurs sont conscients de l’ampleur de la tâche qui les attend. Non seulement ils savent qu’ils devront faire face à la forte résistance de l’ancienne garde face à tout changement, mais ils savent aussi que leur projet nécessite également un solide ancrage intellectuel, appuyé par des recherches pointues et une méthodologie rigoureuse pour sa mise en œuvre. L’orientation principale de la réforme repose sur une perspective afrocentrée, censée libérer l’académie de l’emprise européenne, et qui, à bien des égards, fait écho à l’appel du cercle de Nairobi, comme l’écrit Ogede (2000, p. 147) :
Lors de la réunion des révolutionnaires au domicile d’Asar, par exemple, l’attention est constamment centrée sur le programme existant et ses lacunes, ainsi que sur la manière d’aborder la tâche consistant à en concevoir un nouveau. Il est également clairement établi que la perspective recommandée est celle afrocentrée. Des échos de la célèbre révolution éducative proposée conjointement par Ngugi wa Thiong’o, Henry Owuor-Anyumba et Taban Lo Liyong en septembre et octobre 1968 au sein du département d’anglais de l’université de Makerere à Nairobi [sic] peuvent être retrouvés dans le programme proposé dans le roman. Mais dans l’ensemble, la perspective offre une approche interdisciplinaire originale et attrayante, impliquant l’histoire africaine, la littérature, la sociologie, la philosophie et l’anthropologie. Il est clair que la proposition présentée par Armah couvre des domaines qui vont au-delà du champ proposé par l’ancien document.
Bien que l’initiative soit audacieuse et ambitieuse, comme le souligne Ogede, les réformateurs doivent argumenter et déconstruire les postulats et idées préconçues de l’ancienne garde. Malgré cette résistance, les réformateurs, soutenus par un nouveau système de représentativité incluant les étudiants au conseil, réussissent à faire passer les réformes au niveau du département puis de la faculté. Cet exploit constitue une autre différence majeure dans la représentation faite par Armah, alors qu’un tel succès est absent dans les œuvres fictionnelles de Thiong’o. Dans Osiris, la réforme est une réussite, alors que dans Petals, les étudiants de Siriana échouent face à l’adversité. Dans cette optique, Osiris adopte un ton plus optimiste et met en lumière la possibilité de changements significatifs dans les institutions d’enseignement africaines.
Cependant, bien que les réformes soient adoptées, le chef du groupe révolutionnaire est assassiné par le régime répressif de Hapa, à travers son rival de toujours, Seth Spencer. Le prix de la réussite de la réforme à Manda est donc l’assassinat du leader, Asar, perçu comme une menace pour le régime. Dans la fiction d’Armah, le lecteur est habitué à une esthétique révolutionnaire dans laquelle les héros sont voués à une fin tragique (Modin, Asar, Biko, Hor). Toutefois, la chute tragique des héros est compensée par la pérennité de leur héritage, porté par ses compagnons ou les générations futures (Ast porte l’enfant d’Asar). La mission réformatrice survivra certainement au caractère répressif des autorités, portée par les compagnons d’Asar et les générations à venir.
Dans KMT, le débat est approfondi et touche des aspects liés à l’historiographie. La conduite du séminaire sur l’historiographie africaine organisé à Yarw soulève des questions essentielles sur les fondements de l’apprentissage dans les écoles africaines (notamment à Whitecastle et à l’université où travaillent Jengo, Lindela – qui a étudié à Whitecastle avec Biko –, le professeur Jean Pierre Badin et la professeure Arendt). Les réformateurs, Lindela et Jengo, soutenus par les traditionalistes de Yarw, Djeli Hor et Astw, remettent en question la tradition établie sur l’Afrique par les enseignants européistes ou africanistes.
L’urgence de réformer les approches de l’enseignement de l’historiographie africaine est surtout un écho de la révolution Manda. Ici, Djeli Hor, nourri de la sagesse africaine, confronte et démonte les faux mythes et préjugés sur l’histoire africaine véhiculés par les penseurs hégéliens que sont Jean-Pierre Badin et Christine Arendt. Ces deux professeurs européens incarnent l’archétype de l’intellectuel européen typique dans l’académie africaine, qui prétend détenir le savoir le plus complet et la légitimité exclusive pour enseigner sur l’Afrique et son passé. Le discours de Hor lors du séminaire de Yarw s’avère être une véritable leçon magistrale d’histoire africaine, puisée dans un savoir ancien préservé de toute altération. À la suite de son intervention, l’audience comprend immédiatement que les connaissances prétendument établies sur l’Afrique, telles que défendues par Badin et Arendt, relèvent de falsifications flagrantes du continent. Les deux professeurs finissent même par se soumettre à la clarté et à la rigueur émanant de l’exposé de Hor.
Comme si Armah n’était pas satisfaisait de l’effet déconstructeur du discours de Hor au séminaire, il organise le reste du roman autour de la découverte et du déchiffrage des anciennes connaissances africaines en retraçant l’établissement et l’évolution des maisons de vie. Celles-ci incarnent le véritable esprit du système d’apprentissage africain et se placent, en tous points, à l’opposé de la tradition européenne. Bien que le roman explore en profondeur l’abondance et la richesse des savoirs anciens dans des domaines aussi vastes que l’astronomie, la physique, la biologie, l’écriture, la philosophie, l’agriculture, les mathématiques, la géographie ou encore la médecine (Armah, 2002, pp. 235-256), c’est en réalité la gestion organisationnelle et administrative des maisons de vie qui nous intéresse dans cette analyse. Ces institutions éducatives sont organisées autour de principes centraux fondés sur l’essence de la vie communautaire. Le système sur lequel elles reposent met l’accent non pas sur la réussite individuelle, mais sur la vie de la communauté comme une entreprise collective dans laquelle chaque individu et chaque groupe social occupe une place essentielle.
Examinés de près, les principes d’organisation des maisons de vie diffèrent profondément des pratiques européennes, comme l’illustrent les différents romans et comme le soulignent les essais des auteurs lorsqu’ils racontent leur passage à l’Alliance School pour Thiong’o et au collège d’Achimota pour Armah. Dans les maisons de vie, le principe de réciprocité est un pilier. Chacun donne et reçoit en retour. Dans la tradition scolaire européenne de l’administration scolaire et des principes de l’apprentissage, il n’y a qu’un seul système d’apprentissage unidirectionnel qui repose sur une hiérarchisation très marquée (Armah, 2002, p. 54), bien différente de celle entre Lindela et Jengo, qui fonctionnent comme partenaires, inspirés des anciens savoirs transmis dans les maisons de vie. C’est ce système que Biko remet en question à l’école de Whitecastle, en s’opposant au modèle éducatif proposé. Lindela déplore l’attitude et la conduite de l’administration scolaire, qui se sent menacée par le comportement de son ami.
Analyser la décolonisation de la superstructure académique africaine à travers le prisme de la décolonialité
La légitimité des aspirations des réformateurs s’appuie sur une argumentation solide et trouve un fondement crédible, comme les sections précédentes l’ont illustré. Il demeure un droit fondamental pour les Africains d’exiger un système scolaire et des programmes d’enseignement qui répondent aux besoins et aspirations des peuples africains. Les appels à la réforme, lancés dès le débat de Nairobi que Thiong’o résume dans Petals of Blood, ou encore pendant le séjour d’Armah au Lesotho, qu’il dramatise dans Osiris et KMT, trouvent leur légitimité dans la nature même de l’héritage éducatif issu de l’Europe impériale, qui continue de freiner la transformation du continent. Cependant, ces réformes doivent aussi être examinées de près pour évaluer leur caractère pratique et leur capacité à être utilisées efficacement par leurs bénéficiaires. Il convient également d’aborder ces réformes en tenant en compte des critiques formulées à l’encontre d’une perspective purement africaine en réponse à la tradition eurocentrée défaillante.
Il convient de souligner que les appels à la réforme ont trouvé un large écho sur tout le continent. À Nairobi, Thiong’o et ses collègues ont réussi à bouleverser la structuration du département d’anglais. Leur revendication afrocentrée, que Thiong’o détaille dans Decolonising the Mind et Moving the Center, est largement reprise dans les cercles intellectuels africains. L’écrivain kényan va même plus loin en initiant l’écriture dans les langues locales, en plus de plaider pour l’usage de la tradition orale africaine. Dans cette perspective, avec son collègue Ngugi wa Miri, il écrit la pièce I Will Marry When I Want en gikuyu, sa langue maternelle. Toutefois, dans un contexte de dictature au Kenya, d’abord sous Kenyatta puis sous Daniel Arap Moi, les afrocentristes comme Thiong’o sont réprimés, réduits au silence, emprisonnés et exilés. Sous Moi au Kenya, le débat passionné et les réformes ambitieuses sont réduits au silence, et Thiong’o, comme d’autres écrivains, s’exilent. Ils ne sont pas en mesure de mettre pleinement en œuvre leurs réformes, comme c’est le cas dans son œuvre fictive Petals of Blood. Néanmoins, la pertinence de la voix de l’écrivain kényan a fait son chemin dans les cercles intellectuels africains, suscitant une remise en question sérieuse du système d’apprentissage existant dans les écoles et les universités.
De même, l’exactitude et la clarté des points de vue présentés par Armah dans ses deux romans témoignent du sérieux avec lequel il aborde la question de la réforme de l’école et de l’université africaines. Les œuvres de Thiong’o et d’Armah, ainsi que leurs positions et celles d’autres intellectuels africains de renom, ont permis aux Africains de prendre conscience de la dépossession de leurs institutions éducatives et ont suscité un besoin urgent de réforme. Grâce à leurs écrits, le continent a été traversé par un vent de changement qui a secoué Makerere et Dar es Salam. Ces réformes continuent encore aujourd’hui d’être mises en œuvre dans certaines universités africaines. À l’université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal, au début des années 2010, des réformes ambitieuses ont été entreprises pour créer une faculté des Civilisations, Religions, Arts et Cultures dans lequel on enseigne et on conduit la recherche à travers les langues africaines exactement comme c’est le cas pour les langues hégémoniques. Si le travail pionnier d’écrivains comme Thiong’o et Armah a pris de l’ampleur et permis des réformes ambitieuses, l’université africaine est toujours en proie à de terribles contradictions. Dans la majorité des universités où de telles réformes ont été appliquées, les départements de langues européennes continuent de résister. À l’université de Saint-Louis, bien qu’il existe un département dédié aux langues et cultures africaines, les départements d’anglais et de français dominent toujours, ce qui soulève de nombreuses questions quant à la place de l’anglais ou d’autres départements de littératures européennes sur le continent. Nous en sommes encore à un stade où les langues africaines, bien que majoritaires, ne sont encore que peu présentes dans les universités africaines. Les réformes devraient être plus ambitieuses et accorder aux langues locales une représentation beaucoup plus importante afin de mieux refléter les réalités africaines. Des débats et des initiatives de même ampleur, visant à décoloniser l’académie africaine, sont également soulevés par Paul Tiyambe Zeleza, qui décrit les efforts auxquels il participe à l’université de l’État-Libre en Afrique du Sud.
Certaines critiques ont également souligné que les réformes défendues par Thiong’o et Armah sont trop afrocentrées, adoptant une perspective raciale en réponse à l’eurocentrisme. Il est difficile de dissocier totalement ces réformes de leur dimension raciale, car elles ont été en partie formulées pour répondre à une domination européenne. Toutefois, les propositions de réformes des deux auteurs ne reposent pas uniquement sur une réponse raciale. Elles s’opposent à l’eurocentrisme pour appeler à l’intégration et à la valorisation de l’expérience et du réalisme africains. Il ne s’agit pas d’un appel aveugle à substituer l’Afrique à l’Europe. Les révolutionnaires de Manda comprennent cette dimension et, tout en insistant sur le fait que l’Afrique doit être au cœur des programmes, précisent que le continent doit rester ouvert aux savoirs extérieurs.
Si le travail remarquable de Thiong’o et Armah a suscité autant d’intérêt, c’est parce qu’il s’attaque aux fondements mêmes du système. Thiong’o s’interroge principalement sur le contenu du système, les curricula, tandis qu’Armah aborde plus largement la dimension administrative et la manière d’intégrer davantage les éléments de la société pour donner une empreinte plus originale au système éducatif, afin de répondre aux aspirations du peuple africain. L’œuvre d’Armah offre une analyse plus approfondie de la structuration même du système, notamment à travers l’organisation des maisons de la vie dans KMT, en plus des questions liées aux programmes et à la gestion des facultés et départements.
Compte tenu de l’évolution de la situation depuis lors, il apparaît que l’intégration plus poussée de pratiques et d’aspects sociétaux africains permettrait de donner un élan plus solide à la portée des réformes, et de rendre la gouvernance des écoles et universités africaines davantage en phase avec les réalités du continent. C’est précisément là que la décolonialité apporte une valeur ajoutée, car elle permet de mieux comprendre les rapports de pouvoir à l’œuvre derrière les apparences du système académique.
La décolonialité peut être définie comme une pensée critique qui vise à déconstruire les effets durables du colonialisme, en se concentrant principalement sur le savoir, la culture, la politique et la société (Quijano). Elle met l’accent sur la colonialité du savoir, du pouvoir, de la politique et de la culture. Ainsi, appliquée aux œuvres de Thiong’o et Armah, elle met en lumière l’importance accordée à la formulation et à la transmission des connaissances. Les œuvres de Thiong’o et Armah insistent sur les éléments politiques et sur les dynamiques de pouvoir et de la société (la colonialité précisément) pour expliquer les différents mécanismes qui ont permis le maintien de la domination et de l’influence européennes dans le système éducatif. Les tropes de la relation maître/esclave et de la colonialité sont omniprésents dans les écrits des deux auteurs. Thiong’o l’a mentionné dans plusieurs essais, jusqu’à Globalectics (2012), notamment dans les chapitres « Le Maître anglais et le sujet colonial » et « L’éducation du sujet colonial », où il illustre les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent la lutte existentielle entre colonisateur et colonisé, présente dans tous les secteurs de la vie. Armah aborde également ces dynamiques à plusieurs reprises, notamment dans Remembering a Dismembered Continent, (2010) avec des chapitres comme « Marx et les masques » et « Le complexe de Caliban ». De même, les premiers chapitres de The Eloquence of the Scribes, en particulier « Rendez-vous avec Shakespeare », expliquent en détail les pouvoirs qui se cachent derrière ces relations tendues. Ils mettent en lumière la lutte pour la conquête de l’espace public à travers l’endoctrinement éducatif, la servitude coloniale, l’influence de la culture, de la politique, de la société et des traditions divergentes, et comment ces éléments façonnent la confrontation plus large entre l’Europe impériale et l’Afrique résistante.
Bien que les œuvres de fiction mettent en avant l’existence d’une tradition africaine, elles ne montrent pas vraiment à quel point il est pertinent de mobiliser des épistémologies sophistiquées pouvant servir de réponses claires à l’influence européenne. Il manque une direction philosophique et une agencéité qui définiraient clairement les dynamiques entre pouvoir, savoir et être. Même si ces œuvres mettent l’accent sur les systèmes de connaissance, cela apparaît davantage comme une pratique expérimentale. Se pose donc la question du défi épistémique, que Zeleza souligne dans le passage suivant :
L’eurocentrisme présente l’humanité et l’histoire africaines comme inférieures, mimétiques, perpétuellement infantiles et en devenir vers l’Europe. Les tropes épistémologiques, ontologiques et historiographiques de l’eurocentrisme imprègnent les discours intellectuels et populaires sur l’Afrique, déformant, dénigrant et dévalorisant les réalités, les vies et les expériences africaines. Comme on pouvait s’y attendre, l’eurocentrisme a suscité des affirmations contraires de l’Afrique et de l’africanité, une quête de pureté, de parité et de dignité africaines ; des revendications de différence vis-à-vis de l’Europe, de similitude avec l’Europe et d’authenticité sans l’Europe. (Zeleza, 2021, p. 222).
Comment utiliser la décolonialité comme théorie de lecture pour mieux éclairer la manière dont Thiong’o et Armah abordent les questions de l’administration des écoles et universités en Afrique ? Lire leurs fictions à travers le prisme de la décolonialité permet d’avoir une meilleure compréhension du déroulement du processus de décolonisation. Celle-ci englobe une dimension plus large pour inclure des éléments de l’authenticité africaine tels que les savoirs et pratiques endogènes, les rituels, les performances, voire même la religion qui sont tous identifiés dans KMT d’Armah.
Notes
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Bibliographie
Armah, A. K. (1995). Osiris Rising: A Novel of Africa Past, Present and Future. Per Ankh.
Armah, A. K. (2002). KMT: In the House of Life. An Epistemic Novel. Per Ankh.
Armah, A. K. (2006). The Eloquence of the Scribes. Per Ankh.
Lorentzon, L. (1998). An African Focus: A Study of Ayi Kwei Armah’s Narrative Africanization. Almqvist & Wiksell International.
Ogede, O. (2000). Ayi Kwei Armah, Radical Iconoclast: Pitting Imaginary Worlds Against the Actual. Ohio University Press.
Thiong’o, N. W. (1964). Weep not, Child. Heinemann.
Thiong’o, N. W. (1965). The River Between. Heinemann.
Thiong’o, N. W. (1972). Homecoming. Heinemann.
Thiong’o, N. W. (1977). Petals of Blood. Heinemann.
Thiong’o, N. W. (1986). Decolonising the Mind: The Politics of Language in African Literature. Heinemann.
Thiong’o, N. W. (1993). Moving the Centre: The Struggle for Cultural Freedom. Heinemann.
Thiong’o, N. W. (2012). In the House of the Interpreter. Pantheon Books.
Thiong’o, N. W. (2012). Globalectics: Theory and the politics of knowing. Columbia University Press.Thiong’o. N. W. (2016). Birth of a dreamweaver: A writer’s awakening. The New Press.
Zeleza, P. T. (2021). Africa and the Disruption
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Diallo, A. (2025). Décolonisation et décolonialité dans le milieu académique africain : réformer l’enseignement scolaire et universitaire à travers une sélection d’œuvres de Ngugi wa Thiong’o et d’Ayi Kwei Armah. Global Africa, (10), pp. 53-68. https://doi.org/10.57832/4k3z-by79
MLA
Diallo, Ameth. « Décolonisation et décolonialité dans le milieu académique africain : réformer l’enseignement scolaire et universitaire à travers une sélection d’œuvres de Ngugi wa Thiong’o et d’Ayi Kwei Armah ». Global Africa, no. 10, 2025, pp. 53-68. doi.org/10.57832/4k3z-by79
DOI
https://doi.org/10.57832/4k3z-by79
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