Contre-champ
À l’Est, rien de nouveau [1] : guerre, extraction et silence
Nathalie Nakabanda
Professeure en sciences juridiques, spécialiste en droit civil
Université catholique de Bukavu
Institut supérieur de développement rural de Bukavu, RDC
Interview réalisée par
Professeure de science politique, Université Gaston Berger, Sénégal
Rédactrice en chef, Global Africa
et
Toussaint Murhula Kafarhire, S.J.
Professeur de science politique
Université Loyola du Congo, RDC
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Plan de l'article
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Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
Bonjour professeure Nakabanda, merci d’avoir accepté cet entretien. Depuis quelques mois, nous avons initié une série d’entretiens autour de la région des Grands Lacs, pour essayer d’en comprendre les dynamiques et les enjeux. Dans ce cadre, nous avons déjà réalisé une interview avec prof. Toussaint Kafarhire et une autre avec prof. Rigobert Minani Bihuzo. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, nous aimerions que vous vous présentiez pour nous rappeler votre parcours d'universitaire, mais aussi d'activiste de la société civile.
Nathalie Nakabanda
Merci d'avoir bien voulu m'associer à cet exercice qui est pour moi une réflexion importante. Je suis Nathalie Vumilia Nakabanda. Je suis née dans le village d’Iraga, dans le groupement de Karhongo à Nyangezi, au Sud-Kivu. Mon père était chef de village et mon grand frère lui a succédé. Mon père était charpentier, ma mère cultivatrice, je suis donc issue d’un milieu plutôt modeste. Mon père est décédé très tôt, à mes 3 ans et ma mère quand j’avais 17 ans. J'ai fait une partie de mes études primaires à Nyangezi. Je suis allée au Burundi en 1984 continuer mes études pour des raisons familiales, puis je suis à nouveau retournée à Bukavu pour intégrer l'Université catholique de Bukavu où j'ai étudié le droit privé et judiciaire. J’ai ensuite fait une maîtrise complémentaire en droits de l'homme à l'Académie Louvain, ainsi qu’une thèse portant sur « La protection de la veuve en République démocratique du Congo. Quelle effectivité ? ». Je suis actuellement professeure titulaire.
Quant à mon engagement dans l'activisme, il me vient principalement de ma mère parce qu'elle a été pour moi une grande militante. C’est elle qui a motivé ma thèse sur les droits des veuves. En tant que femme d’un chef de village décédé, ma mère a dû se battre contre vents et marées pour que l'on puisse respecter ses droits et ceux de ses enfants, faisant face à nos oncles paternels et toute autre personne qui tentait de bafouer nos droits. J'ai donc compris très tôt à travers elle, la nécessité de lutter pour avoir justice notamment pour les femmes dépourvues de pouvoir.
La deuxième personne qui a motivé mon combat pour la défense des droits est Monseigneur Munzihirwa. Bien que je ne l’aie jamais rencontré personnellement, je l'ai connu à travers ses paroles et ses écrits. En 1999, lorsque je suis venue étudier à Bukavu, il y avait la guerre menée par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). Il appelait la population à la résistance pacifique. Il incarnait à mes yeux un modèle à suivre, un homme qui osait s’opposer à la violation des droits face à des personnes armées au prix de sa propre vie.
Une autre source d’inspiration pour moi a été le cinéma. La fiction, quand elle mobilise les répertoires de lutte pacifique pour la justice, la paix, la dignité et le respect de la personne humaine, est un instrument de libération formidable. Il y avait quelque chose de cet ordre, une idée de grandeur d'une cause qui vaut la peine de mourir quand j'ai commencé à militer dans le Grapes, un groupe de réflexion et d'analyse politique, économique et sociale, mais aussi de lutte contre les violations des droits humains soutenue par certains pères missionnaires xavériens. À l’époque, mes amis m’ont surnommée « Sarafina ». En effet, pendant la guerre du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD en 1998), on hissait des drapeaux de la République démocratique du Congo (RDC) pendant la nuit. J’étais celle qui devait apporter le drapeau. La sanction lorsqu’on se faisait prendre, c’était la mort.
La dernière personne qui m'inspire et qui me pousse à agir encore et encore est le Christ. J'aime lire la Bible, je ne la connais pas beaucoup, mais quand j'ai un peu de temps, je m'exerce à la lire. Jésus-Christ est un pacifiste, un non-violent actif, un modèle à suivre. Il y a aussi la Vierge Marie, cette femme qui a dit oui, sachant ce qui l’attendait. Cette femme qui accepte de vivre tout ce qu'elle a vécu et qui retourne toujours vers le Seigneur pour demander la paix. Voilà des modèles de personnes, à mes yeux, qui m’accompagnent dans mon quotidien.
Et enfin, il y a un ouvrier de l'ombre, mon époux. Il est très discret, mais il me soutient, m’aide et m'encourage. Je trouve que mes enfants et les membres de ma famille sont également autant de personnes qui me poussent à avancer, à persévérer et à m’accrocher à l’espérance que les choses peuvent s’améliorer si chacun y met du sien. Voilà brièvement qui je suis.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
Pouvez-vous nous aider à comprendre un peu mieux ce qui est en train de se passer à l’Est de la RDC, en nous rappelant le contexte historique, mais aussi régional, les acteurs et les déterminants de ces derniers événements ?
Nathalie Nakabanda
Je ne suis ni historienne ni spécialiste des conflits, je suis juriste, je tiens à le rappeler. L’analyse que je propose ici est strictement personnelle. La guerre en RDC est complexe et multidimensionnelle, elle tire son origine lointaine dans les découpages des frontières décidés à Berlin en 1885. Ce découpage s’est fait de manière violente et arbitraire sans tenir compte d’aucune réalité africaine, mais il nous a été imposé comme tel.
Léopold II avait « son » État indépendant du Congo (EIC) qu'il a fondé sur l'exploitation violente et criminelle des peuples et des richesses du Congo jusqu'au 15 novembre 1908, période à laquelle le pays devient une colonie belge lorsque le roi Léopold II vend littéralement « son » Congo à la Belgique. En 1925, le Congo prend une autre configuration puisque le Ruanda-Urundi (aujourd'hui le Rwanda et le Burundi) devient une des provinces du Congo belge (voir Congo belge ; Les rapports de l’administration coloniale au Rwanda et Burundi sont ouverts à la recherche - Archives de l'État en Belgique). Les frontières entre ces trois États seront déterminées par le Protocole de Bruxelles signé le 14 mai 1910 par les gouvernements belge, allemand et britannique au sujet de la frontière du lac Tanganyika au lac Kivu. Les mouvements des populations entre ces trois États sont incessants : les Congolais se retrouvent au Rwanda et au Burundi et inversement. Tel est le cas des Barundi, d’origine burundaise dans la plaine de la Ruzizi, qui se sont installés dans la zone pendant la première moitié du XIXe siècle. Selon les écrits, c’est en 1928 que le colonisateur divisa le territoire d’Uvira en trois chefferies, en fonction des grands groupes ethniques : la chefferie des Bavira, celle des Bafuliro et celle des Barundi. (Voir à ce sujet Comprendre les conflits dans l’Est du Congo (I) : la plaine de la Ruzizi). De même, les Banyamulenge s'installent en RDC en tant qu’immigrés. Certains en tant que pasteurs tutsi qui menaient leurs troupeaux vers les hauts plateaux d’Itombwe à la recherche de meilleures terres ou de meilleurs pâturages, et d’autres fuyant les exactions liées aux armées du mwami Rwabugiri qui tentait de conquérir le Kyniaga au Rwanda (voir aussi Le passé des Banyamulenge et la mémoire des autres (1970-2006) | Cairn.info ; L'autre visage du conflit dans la crise des Grands Lacs ; mémoire historique sur la crise de la citoyenneté au Kivu).
La deuxième cause de la crise congolaise réside dans la guerre pour le contrôle de ses ressources naturelles. La RDC est souvent qualifiée de « scandale géologique », tant elle regorge de richesses, minières et non minières. Ses sols et sous-sols contiennent les plus grandes richesses mais leur exploitation et répartition sont profondément inéquitables et inégalitaires. Cette abondance, l’avidité de certains États affamés de pouvoir et de richesses, la complicité d’oligarques congolais corrompus et traîtres de leur propre nation expliquent la naissance et la multiplication exponentielle de groupes armés dédiés à l'exploitation illégale de ces ressources. Dans le rapport du groupe d'experts sur l'exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la RDC, il est démontré que des Congolais ont pactisé avec des États étrangers et une diversité d’acteurs, qui les dotent en armes et en mercenaires pour faciliter l'exploitation illégale et à vil prix de toutes ces richesses, sans que les ressortissants du pays puissent en bénéficier.
De par l'immensité du territoire congolais, la gouvernance de ce quasi sous-continent dont la superficie est de 2 345 000 km² pose problème. La capitale est située à 2 000 kilomètres des villes comme Bukavu et Goma. Ce qui complique le contrôle de l'État sur l’ensemble du pays et soulève la question du modèle d'État : fédération ? État fortement décentralisé ? Par exemple, le gouverneur au Sud-Kivu a du mal à quitter Bukavu et atteindre certains territoires de sa province tels que Shabunda, ou Fizi. Il y a donc un déficit de l'autorité de l'État à certains endroits et cela favorise la situation conflictuelle qu'on a aujourd'hui en RDC.
Le troisième facteur réside dans la question identitaire dans la guerre en RDC qui est une construction politicienne. Cette dimension communautaire commence au Sud-Kivu à partir du 3 avril 1961 avec Joseph Marandura, de la communauté bafuliru, qui va proclamer après l'indépendance que les émigrés burundais installés dans la plaine de la Ruzizi, aujourd'hui appelés Barundi, ne peuvent pas avoir accès au pouvoir coutumier parce qu’ils sont des étrangers (Issue-2_ResCongo-Conference-Paper.pdf ; rebellionkivu171116.pdf). Dans la communauté bembe, à Fizi, un groupe va se constituer pour contester la reconnaissance des peuples Banyamulenge venus du Rwanda et qui vivent désormais en RDC. Au Nord-Kivu, il va y avoir également la même situation de conflits entre les Hutu installés en RDC et les Nande dans les territoires de Rutshuru et de Masisi, rendant encore plus complexe la cohabitation pacifique.
Face à ces conflits, par l’article 1er de la loi n° 1972-002 du 5 janvier 1972 relative à la nationalité zaïroise, le législateur congolais, sous le régime du président Mobutu, reconnaît la qualité de zaïrois, au terme de l'article 5 de la Constitution à la date du 30 juin 1960, à toutes les personnes dont un des ascendants est ou a été membre d'une des communautés établies sur le territoire de la République du Zaïre dans ses limites du 15 novembre 1908. Ce qui fait que les Banyamulenge, les Hutu, les Tutsi du Nord-Kivu et les Barundi ont obtenu la nationalité congolaise. Le problème c’est que la population ne s'est pas reconnue dans cette loi, la considérant comme contraire au droit traditionnel. La nouvelle loi sur la nationalité, loi n° 04/024 du 12 novembre 2004 relative à la nationalité congolaise, ne va pas tenir compte de cette contestation car son article 6 reconnaît qu’« est Congolais d'origine, toute personne appartenant aux groupes ethniques et nationalités, dont les personnes et le territoire constituaient ce qui est devenu le Congo (présentement la République démocratique du Congo) à l'indépendance ». Et son article 4 consacre que « tous les groupes ethniques et nationalités dont les personnes et le territoire constituaient ce qui est devenu le Congo (présentement la République démocratique du Congo) à l'indépendance, doivent bénéficier de l'égalité des droits et de la protection aux termes de la loi en tant que citoyens ».
Les flux de réfugiés ont compliqué davantage la situation comme cela a été le cas à la suite de l'assassinat en 1993 du premier président du Burundi, Melchior Ndadaye, entrainant une guerre civile et un afflux de réfugiés burundais en RDC (voir Burundi : le jour où le président Melchior Ndadaye fut assassiné - Jeune Afrique). De même, le génocide rwandais a conduit de nombreux Rwandais à venir se réfugier en RDC. La RDC a également connu des mouvements de populations inverses notamment lors de la « libération » du M23 et de l'Alliance du fleuve Congo (AFC), pendant laquelle des Congolais sont allés se réfugier au Rwanda. Cependant, lors du déplacement des Rwandais en RDC à la suite du génocide des Tutsi, il y a eu également toute une armée hutu qui s'est déportée en RDC avec son armement. Ces soldats se sont organisés en force de libération du Rwanda sous le nom de Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), la présence de cette milice sert aujourd’hui d'argument au Rwanda pour justifier ses interventions militaires sur le sol congolais. Le gouvernement rwandais affirme ne pas vouloir renverser ou déstabiliser les institutions en RDC, mais plutôt traquer les FDLR qui veulent renverser le régime au Rwanda. Un discours similaire a été adopté par d’autres pays voisins, tels que le Burundi et l’Ouganda, qui disent venir traquer les rebelles à leurs régimes qui se sont réfugiés en RDC (Conflit dans l'est de la RD Congo : Quels rôles jouent le Rwanda, le Burundi et l'Ouganda ? - BBC News Afrique). Ces groupes armés étrangers qui se retrouvent sur le sol congolais, sous l’argument de leur propre sécurité nationale, vont constituer également une source de régionalisation de la guerre.
Tous ces éléments historiques, économiques, sociologiques et géopolitiques réunis et imbriqués vont être à la base des conflits en RDC. Voici la situation, si je peux la peindre de manière assez brève.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
On voit bien l'intrication des causes et surtout la dimension régionale du conflit. Est-ce que vous pouvez maintenant nous expliquer la géopolitique internationale et le rôle que joue la communauté internationale ? Que font et que disent l'Union africaine, l'Union européenne, la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), la Communauté de l'Afrique de l'Est (CAE) ?
Nathalie Nakabanda
Pour moi, si la communauté internationale c’est l’ONU, l'Union européenne, l’Union africaine ou encore la SADC ou la CAE alors elle est de l’ordre du spectre parce qu'une communauté ne peut pas se limiter uniquement à des déclarations qui ne servent à rien. En ce qui concerne la RDC, cette communauté n’existe que pour satisfaire les intérêts de certaines de ses composantes. Certains acteurs de la communauté internationale ont intérêt à ce que cette guerre dure le plus longtemps possible, qu’elle se pérennise. Les images des groupes armés révèlent une réalité frappante. Les rebelles sont mieux habillés, mieux armés et mieux payés que l'armée nationale. Mais d’où provient cet approvisionnement ? Des ressources naturelles congolaises, « les minéraux de sang », des butins de guerre ou des appuis des mains noires ? L’avenir nous donnera la réponse. Il est vrai qu’ils sont appuyés sur tous les aspects. La complicité est là quoi qu’on puisse dire, il y a un appui, interne et externe, non négligeable.
J’appartiens à un groupe de femmes médiatrices et notre position de principe par rapport à cette même communauté internationale, c’est qu’elle doit avoir l'audace d'identifier en son sein ces États et multinationales qui profitent de la guerre et qui sont connus, et de les sanctionner. Pas de simples déclarations mais de véritables sanctions, exiger que l’on ferme les usines de production d’armes, suspendre le financement de certains pays. Nous voulons que la communauté internationale reconnaisse certains agissements des groupes armés, appuyés par le Rwanda et l'Ouganda, comme étant des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des crimes de génocide. Qu'on le dise clairement et qu’on prenne toutes les mesures y afférentes. Le mouvement de AFC/M23 a tué des enfants qui ont ramassé des armes dans les camps abandonnés par des militaires loyalistes, des enfants âgés de moins de 15 ans. Au lieu de les désarmer, ils ont tiré sur eux à bout portant. Il faut qualifier clairement ces actes pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre, parce que ces crimes auront l'avantage de l'imprescriptibilité. Ils peuvent être poursuivis à tout moment et à toute période.
Le Conseil de sécurité des Nations unies doit prendre en compte les revendications légitimes de la RDC ; que les acteurs, notamment le Rwanda et l'Ouganda, leurs complices, les groupes armés soient traduits devant la Cour pénale internationale. Ici je parle des présidents Paul Kagame et Yoweri Museveni, qu’ils soient, avec leurs complices congolais et membres des groupes armés, traduits devant la Cour pénale internationale pour crime de guerre, crime de génocide et crime contre l'humanité. L’Union européenne doit arrêter d'appuyer le Rwanda et l'Ouganda, surtout dans les secteurs militaires et financiers. Cette demande a été récemment formulée par le professeur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix. Il faut geler les avoirs des officiels rwandais, ougandais et congolais et les réaffecter aux États et pour la réparation des victimes. Que les États-Unis, en tant que puissance mondiale, prennent des sanctions exemplaires contre le Rwanda, contre l'Ouganda et contre toutes ces multinationales qui continuent d'acheter les minéraux exploités sur le sang des Congolais, et de s'engager vraiment en toute honnêteté auprès de l'État congolais pour l'instauration d'un État de droit conformément à sa Constitution.
Il est également important de mettre en place des couloirs humanitaires pour permettre aux déplacés de bénéficier d’une assistance, créer et accompagner un cadre de dialogue entre les Congolais. C'est important que les Congolais puissent s'asseoir autour d'une table, analyser les vraies causes de ces conflits et en trouver des solutions durables et définitives. Je pense que l'Union africaine a un document fondamental, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. En lisant cette charte, on se rend compte que nous, en tant qu’Africains, devons respecter notre citoyenneté et notre identité. Cela veut dire également que l'Union africaine doit arrêter d'être financée par l'Union européenne, parce que dans la dépendance il est difficile de prendre des décisions souveraines. Il faut que l'Union africaine exige des États le respect de l’intangibilité des frontières et des mécanismes africains de résolution des conflits, notamment la résolution de Luanda en Angola, le processus de Nairobi. J’ai participé au processus de Nairobi 3 qui visait à instaurer un cessez-le-feu. Il est urgent de cesser la guerre. Il est crucial de créer un fonds de soutien aux victimes de conflits géré par l'Union africaine.
Concernant la Communauté de développement de l’Afrique australe (CDAA), il faut poursuivre pour l'instant la collaboration militaire et diplomatique avec la RDC en l’absence de cessez-le-feu. La RDC a besoin de soutien et je salue l’engagement du Burundi qui vient nous appuyer militairement. Cependant, c’est avec une grande douleur que je le dis, parce que la guerre continue de tuer et de détruire tous les investissements. La CEA doit suspendre le Rwanda, même si je ne suis pas sûre que cela ait un impact.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
Vous indiquiez qu'il faudrait que la Cour pénale internationale prenne ses responsabilités en sanctionnant des chefs d'État, notamment du Rwanda et de l'Ouganda. Comment est-ce qu’il est possible de faire cela ? Le rôle de l’Afrique du Sud par exemple a été déterminant dans la dénonciation internationale de la guerre à Gaza. De manière très concrète, qu'est-ce qu'il faudrait faire ?
Nathalie Nakabanda
En tant qu’avocate au Barreau du Sud-Kivu, j'ai constaté qu’un appel à témoins a été lancé par la Mission d'établissement des faits du Haut-Commissariat des Nations Unies en rapport avec les faits constatés par le Haut-Commissariat aux droits de l'homme (HCDH) sur la situation dans les provinces du Nord-Kivu et Sud-Kivu de la RDC. (Appel à contributions - Mission d’établissement des faits du HCDH sur la situation dans les provinces du Nord-Kivu et Sud-Kivu de la RDC | OHCHR). Bien que ces juridictions aient le pouvoir de condamner, la réparation des victimes demeure un enjeu crucial. Toutefois, l'obtention d'une condamnation constitue déjà une victoire. Pour nous, défenseurs des droits humains, chaque condamnation représente un pas en avant.
Ce que nous pouvons faire, c'est continuer les efforts de plaidoyers, qui doivent être précédés par un travail de monitoring des violations. Les organisations de défense des droits humains devront initier la cartographie des violences perpétrées sur les personnes et leurs biens. Ce qui permettrait de documenter les violations commises, les victimes, les auteurs présumés, étudier les garanties de protection des victimes pour constituer un dossier à soumettre à l’État congolais, qui va introduire une plainte contre les responsables présumés aux fins de lutter contre l’impunité par le mécanisme judiciaire. Pour l’instant, c’est difficile dans le contexte actuel d’occupation. Il est pratiquement impossible de mener une enquête sur les crimes contre l’humanité commis par les groupes armés comme le M23 ou les troupes de l’Alliance du fleuve Congo sans mettre en danger la vie des investigateurs. La question essentielle est donc de savoir comment mener efficacement ce travail de surveillance et d’établissement des faits ?
Il est vrai également que les juridictions congolaises sanctionnent les crimes contre l'humanité, les crimes de génocide, etc. Toutefois, lorsque les auteurs présumés sont des personnalités politiques de haut rang, il est préférable que ce soit l'État qui engage une action pour exiger, par exemple, que le Parlement rwandais lève l'immunité du président Paul Kagame ou que le Parlement ougandais fasse de même pour son chef d'État. En l'absence d'une telle procédure, toute action judiciaire resterait lettre morte tant que ces dirigeants demeurent en fonction.
Mais il y a d'autres acteurs qui peuvent être poursuivis. Les mécanismes pénaux vont fonctionner concomitamment avec d'autres mécanismes, notamment ceux diplomatiques qui vont éventuellement produire les cessez-le-feu. Mais si la guerre continue, le processus pénal va rester lettre morte. Il faut absolument qu'il y ait cette paix pour que la justice pénale puisse agir, autrement ça ne sera pas possible.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
En tant que juriste, quel regard portez-vous sur le système judiciaire congolais ? Quels sont les obstacles et comment la justice peut-elle aider à construire ou reconstruire la souveraineté et la paix ?
Nathalie Nakabanda
Ubi societas, ubi ius ; ubi ius, ibi societas signifie « Là où il y a une société, il y a du droit ; là où il y a du droit, il y a une société. » La justice peut encore jouer son rôle. Le cadre juridique congolais est solide et très riche. La justice que j’appelle de mes vœux est une justice restauratrice et transitionnelle, capable de réguler les relations sociales, d’établir un cadre légitime et accepté par tous, et de reconstruire un tissu social harmonieux. L'Afrique du Sud, à la sortie de l'apartheid, a mis sur pied une justice transitionnelle qui a relativement bien fonctionné. Le Rwanda, après le génocide, a adopté un processus similaire. Les commissions de vérité et de réconciliation permettent non seulement de restaurer la relation entre les parties concernées, mais aussi d’assurer la réparation des victimes. Il serait d’ailleurs pertinent d’intégrer les principes de collaboration qui fonctionnent dans la justice américaine et anglo-saxonne. Lorsqu'un prévenu collabore, il peut bénéficier d’une atténuation de sa peine. Le rôle de la communauté internationale et des autres organisations régionales doit être d'accompagner l’application effective du droit et ce genre de processus.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
En tant qu’universitaire travaillant sur les questions de violences et de violences sexuelles, face aux massacres de civils et au viol massif, quelle est la situation actuelle ?
Nathalie Nakabanda
Des massacres ont été perpétrés à Goma, Bukavu, Kalehe, Nyabibwe, Uvira, Kamanyola, Luvungi et continuent dans bien d'autres localités. À Goma, par exemple, la prise de la ville a provoqué la fuite des gardiens de prison, laissant ainsi les détenus livrés à eux-mêmes. Certains d’entre eux ont alors profité de cette situation pour agresser sexuellement des femmes, avant de mettre le feu à la prison, entraînant la mort de nombreuses victimes, dont des enfants accompagnant leurs mères en détention. Il y a non seulement des tueries, mais également des coups et blessures sur des personnes pour des motifs absurdes : une hésitation à répondre, un regard mal interprété… Nous n’avons plus le droit de circuler librement. La liberté d'aller et de venir est limitée. Nous revenons à la période coloniale et un régime de guerre s'instaure progressivement.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
Sur la question des violences sexuelles, nous souhaitons identifier avec vous des savoirs locaux, des mécanismes endogènes, des innovations locales que les communautés ou la société civile mettent en place pour atténuer ces violences et commencer à y répondre. Vous avez évoqué les femmes médiatrices. J'imagine que c'est peut-être en réponse à la résolution 1325 des Nations unies. Que recouvre ce dispositif ?
Nathalie Nakabanda
Il est essentiel d’abord de noter que la communauté est dépourvue de moyens de réponse pour faire face à l'ampleur des violences actuelles. Toutefois, elle développe des stratégies à travers l'éducation et la sensibilisation de ses membres pour ne pas tomber dans l'erreur de perpétuer les mêmes violences. Deuxièmement, la communauté privilégie la conciliation, qui est un mécanisme traditionnel, à travers des arrangements à l'amiable. Par exemple, lorsque le bourreau est connu, on essaie de trouver des mécanismes de compensation. La communauté développe également progressivement des mécanismes d'acceptation de la victime, ce qui n'était pas le cas il y a encore quelques années. Auparavant, la victime d'un viol était rejetée par toute la communauté. Aujourd'hui, celle-ci reconnaît l'innocence de la victime dans l'acte qu'elle a subi et, à ce titre, essaie de la protéger, de l'intégrer, d'éviter que celle-ci ne soit indexée par les autres membres de la communauté. Cette évolution s’étend jusqu’aux enfants qui naissent des viols, progressivement, certaines communautés, pas toutes, les accueillent et les acceptent.
Quant aux femmes médiatrices, il s’agit d’un groupe de femmes de la société civile et de la société politique qui se sont engagées à militer pour la paix. Nous menons des rencontres auprès des dirigeants et des décideurs pour faire des plaidoyers sur les questions liées à la paix. Nous collaborons par ailleurs avec les femmes ouest-africaines, notamment les femmes maliennes, pour renforcer cette dynamique et nous soutenir mutuellement dans le combat pour la paix. Une lettre des femmes médiatrices sortira bientôt. Elle est rédigée par les femmes congolaises, enrichie par les femmes maliennes, les femmes centrafricaines. Elle est donc portée par tout un continent de femmes qui portent ces cris d'alarme.
Mame-Penda Ba et Toussaint Murhula Kafarhire
Dans la région des Grands Lacs, les populations se côtoient, entretiennent des relations d'échanges commerciaux, familiaux et amicaux, qui sont au-delà de toutes ces guerres et ces crises que nous connaissons depuis très longtemps. Si vous aviez un message à passer à cette population, quel serait-il ? En tant qu'actrice locale et académique dans l'engrenage de cette crise, de cette guerre, qu'est-ce que vous attendez de collègues professeurs à travers le continent africain notamment ?
Nathalie Nakabanda
Lorsque je suis à Bukavu, mes produits alimentaires proviennent de divers pays voisins : mes tomates du Rwanda, les fretins du Burundi, le thé et le café de ces mêmes pays. Ces échanges illustrent les liens étroits qui existent entre nos populations. Chaque matin, à la frontière burundaise, nous observons des files de Burundais se rendant en RDC et de Congolais allant au Burundi. Il en va de même au Rwanda, où des citoyens des deux pays traversent la frontière pour assurer leur subsistance. Cela signifie que les politiciens doivent absolument arrêter avec leurs intérêts égoïstes et mettre sur le premier plan l'intérêt général. Les populations doivent rester solidaires et se regarder non pas comme des Burundais, des Congolais, des Ougandais, des Rwandais, mais comme des êtres humains. Tout simplement, des êtres humains. Cela veut dire que nous allons non seulement reconnaître que nous avons tous été créés par Dieu, mais aussi que nous avons tous la même dignité, les mêmes droits, et notamment le droit à la vie. Tous, sans exception et sans discrimination. Pour ce qui est de mes confrères, mes collègues chercheurs, universitaires, je lance un appel à la responsabilité collective.
Notes
[1] En triste écho au chef-d'œuvre d'Erich Maria Remarque sur la Première Guerre mondiale, À l’Ouest, rien de nouveau : Remarque, E. M. (1929). À l’Ouest, rien de nouveau. Albin Michel.
Bibliographie
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Pour citer l'article :
APA
Nakabanda, N. (2025). À l’Est, rien de nouveau : guerre, extraction et silence. Global Africa, (9), pp. 114-121. https://doi.org/10.57832/0y3k-tx73
MLA
Nakabanda, Nathalie. « À l’Est, rien de nouveau : guerre, extraction et silence. » Global Africa, no. 9, 2025, pp. 114-121. doi.org/10.57832/0y3k-tx73
DOI
https://doi.org/10.57832/0y3k-tx73
© 2025 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0