Champ
Colonialité : de l’Amérique latine à l’Afrique ?
Michel Cahen
Historien
Directeur de recherche émérite au CNRS, centre « Les Afriques dans le monde », Sciences Po Bordeaux, France
Interview réalisée par
Philippe Lavigne Delville
Socio-anthropologue
Directeur de recherche à l’IRD
philippe.lavignedelville@ird.fr
&
Mame-Penda Ba
Professeure de science politique, Université Gaston Berger, Sénégal
Rédactrice en chef Global Africa
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Plan de l'article
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Historien de la colonisation portugaise, Michel Cahen s’intéresse depuis une vingtaine d’années au thème de la colonialité. Il a récemment publié Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept aux éditions Karthala (Paris, mai 2024), qui propose une lecture du concept et de ses enjeux, en dialogue critique avec les auteurs, principalement sud-américains, théoriciens du décolonial. Il souligne en particulier la diversité des « régimes de colonialité », liée à des expériences historiques coloniales et post-coloniales différentes, qu’il convient, selon lui, de différencier. Mame-Penda Ba et Philippe Lavigne Delville l’ont interrogé.
Philippe Lavigne Delville & Mame-Penda Ba
Vous expliquez dans le prologue de votre livre que vous étiez initialement réticent devant le concept de colonialité, avant d’être progressivement convaincu « qu’il était indispensable à la compréhension de l’expansion du système-monde capitaliste sur la longue durée tout en respectant les innombrables nuances nécessaires » (p. 13). Pouvez-vous nous expliquer comment ces lectures s’intègrent dans une histoire de la pensée critique du capitalisme et ce qu’elles apportent par rapport aux approches postcoloniales et subalternes, par exemple ?
Michel Cahen
Il y a deux questions dans votre question ! Premièrement, oui, je suis resté longtemps très réticent face aux études postcoloniales (on ne parlait pas encore vraiment de décolonial). Je suis un historien de formation marxiste – un partisan du matérialisme historique – et j’étais donc déjà très familier des concepts d’exploitation, d’oppression, d’aliénation, d’impérialisme, de dépendance, de système-monde capitaliste, etc. J’avais du mal à voir ce que le postcolonial apportait de vraiment nouveau et j’avais une bonne raison pour cela : je ne voyais pas les conséquences politiques de l’approche postcoloniale.
En tant que marxiste, j’étais évidemment très critique face aux régimes de paternalisme autoritaire en Afrique (et ailleurs), face au néocolonialisme, y compris pour les pays que j’étudiais, les anciennes colonies portugaises d’Afrique. Même si les cinq pays africains de langue officielle portugaise (Palop) usaient d’un discours radical, voire « marxiste-léniniste », je voyais bien qu’il s’agissait d’un discours de pouvoir et non d’émancipation du peuple, de la part d’élites politico-bureaucratiques qui n’étaient pas de vraies bourgeoisies et, pour cela même, avaient absolument besoin de la propriété de l’État pour leur reproduction sociale. Du reste, à peine dix ans après leur arrivée au pouvoir, ces élites « révolutionnaires » ont engagé le tournant néolibéral.
Les textes postcoloniaux n’étaient pas spécialement critiques envers cette situation d’intégration subalterne au système-monde capitaliste. Ce qui les intéressait davantage, c’était l’analyse textuelle, la critique épistémologique, la colonialité du savoir avant la colonialité du pouvoir. Attention, je ne dis pas que la question épistémique est secondaire ! Je dis qu’elle ne peut pas être traitée séparément de la question du pouvoir et de la nature de classe (voire de race, dans certains contextes) des États et des sociétés.
Mais – pour répondre à la seconde partie de votre question –, j’étais tout de même attentif à ces nouvelles productions (et aux Subaltern Studies du Bengale dans les années 1980) pour deux raisons : je voyais chez nombre de marxistes une sorte d’économicisme et d’hyper-classisme. En dernière analyse, l’économie aurait été déterminante et seule la conscience de classe ne serait pas une fausse conscience. Je force le trait ici, mais il y a de cela. Or, « en dernière analyse » ne veut pas dire « à la fin » ou « en fin de compte dans la réalité » : cela veut dire que, dans l’analyse que l’on fait d’une société, la question matérielle est déterminante. Mais dans la vie quotidienne des gens et leurs consciences, c’est loin d’être toujours le cas. Si tous les prolétaires avaient une conscience de classe correspondant exactement à leur situation sociale, il y a longtemps que la révolution socialiste mondiale serait faite !
Pour la même raison, même si cela semble réglé maintenant, certains marxistes ont eu du mal à intégrer la question féministe parce qu’elle n'était pas réductible à l’oppression capitaliste et parce que le mouvement des femmes devait être autonome (pourtant, comme vous le savez bien, le féminisme intersectionnel ne nie pas du tout la lutte des classes !).
Par ailleurs, en tant qu’historien, comment analyser l’expansion coloniale à partir du XVe siècle ? N’était-ce pas déjà du capitalisme, esclavagiste et mercantiliste, mais capitaliste ? Oui, ce l’était, mais ce n’était pas le mode de production capitaliste (MPC), soit parce qu’il n’existait pas encore (avant la fin du XVIIIe siècle), soit parce que le capitalisme moderne n’avait pas intérêt à l’implanter. Mes études sur le Mozambique colonial et la lecture d’Immanuel Wallerstein m’ont aidé à comprendre cela : exporter le MPC à l’ère impérialiste aurait signifié prolétariser des sociétés entières. Or un prolétaire vit (ou vit très principalement) de la vente de sa force de travail. Si un patron le paie en dessous du coût de sa reproduction sociale, il meurt ou s’enfuit. C’est pourquoi il est plus rentable de ne pas prolétariser, mais de maintenir des sociétés indigènes subalternisées et soumises au travail forcé, dans lesquelles le travail des femmes produit encore l’essentiel des biens de subsistance. Les hommes partent en travail forcé pour le colon, les femmes restent au village pour produire la nourriture et assurer la survie des enfants. Cet espace social produit par l’expansion capitaliste sans implantation du MPC, c’est l’espace de la colonialité, une formation sociale où le prolétariat (au sens de Marx) est faible et n’est pas forcément la classe la plus exploitée, un espace où des sociétés indigènes ont pu survivre avec une partie de leurs épistémês et modes de production domestique.
Il y avait des études marxistes là-dessus, bien sûr, notamment avec le concept d’articulation des modes de production, très utile. Mais, à part le concept juste (mais purement économique) de capitalisme périphérique, il me semble qu’on avait du mal à conceptualiser ces sociétés entières façonnées par une intégration non capitaliste (au sens de « sans MPC ») au système-monde capitaliste. En ce sens, une partie de la réflexion postcoloniale et, surtout, décoloniale, peut être utile pour enrichir le marxisme.
Certains marxistes (je pense aujourd’hui notamment à l’ouvrage collectif Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, L’Échappée, Paris, novembre 2024), sans tomber dans l’hyper-classisme ou l’économicisme que je viens de remettre en question, critiquent l’essentialisme, le culturalisme, le néotraditionnalisme de nombre de penseurs décoloniaux, etc., et s’affirment en conséquence anti-décoloniaux (tout en dénonçant la critique réactionnaire du décolonial). Je me sens très proche de ces critiques et j’en ajoute même d’autres (l’orientalisme, le campisme, l’hispanocentrisme des décoloniaux mainstream, etc.). Mais j’affirme que la réflexion sur la colonialité, comprise comme l’espace social produit par l’expansion capitaliste sans implantation du MPC, avec toutes ses conséquences culturelles et épistémiques, permet de mieux comprendre le système-monde et d’éviter l’eurocentrisme. Attention, je ne dis évidemment pas que le marxisme est un eurocentrisme (je discute longuement cela dans mon ouvrage), mais il y a des usages eurocentriques du marxisme. Réfléchir à la colonialité d’un point de vue matérialiste permet de recréer l’unité des sociétés : il n’y a pas d’un côté la lutte des classes – et quelles classes, en condition de colonialité ? – et d’un autre la résistance épistémique, tout cela est unifié dans l’individu (ce que l’on ne peut pas diviser). Il est vain de savoir qui, de la classe ou de la culture (y compris la conscience de race) va provoquer « d’abord » la lutte : cela ne se passe pas comme cela dans les mouvements sociaux. Un mouvement peut commencer pour des raisons économiques alors qu’il n’y a pas eu de rupture idéologique avec les dominants, mais le mouvement va provoquer cette rupture, au moins partielle. Inversement, une agression culturelle peut provoquer un mouvement social qui va porter sur l’amélioration des conditions de vie, etc. Une fois débarrassée de ses oripeaux essentialistes, l’approche décoloniale me semble donc permettre d’être « mieux marxiste », sans économicisme et hyper-classisme. Du reste, il faut en finir avec l’idée que Marx ne raisonnait qu’en fonction de l’Europe. S’il y a un concept bien dépassé aujourd’hui qu’il avait forgé avec la documentation insuffisante dont il disposait, c’est celui de « mode de production asiatique » : mais cela prouve au moins qu’il ne pensait pas qu’à une évolution des classes à l’européenne.
Colonialité n’est pas synonyme de colonisation, ni de néocolonialisme. La colonisation est une forme de colonialité, mais la colonialité est un concept plus large. La colonialité est l’ensemble des rapports sociaux (avec toutes les conséquences culturelles qui en découlent) de type colonial indépendamment du statut formel du territoire. Que veut dire « de type colonial » ? Les colonisations ont été extrêmement diversifiées, mais elles ont toutes eu des points communs « fondateurs » : la présence d’un envahisseur, puis occupant, historiquement exogène (même s’il se créolise en restant sur place au fil des générations), qui se maintient au pouvoir par des politiques discriminatoires envers les populations indigènes (j’emploie ce mot au sens anthropologique), une subalternisation de sociétés entières (par l’échange inégal, la dette imaginaire, le paternalisme autoritaire, l’implantation d’esclaves exogènes sur des portions importantes de leurs territoires), une idéologie d’évangélisation/développement fondée sur un complexe de supériorité, etc.
Voici deux exemples presque caricaturaux : la Bolivie est indépendante depuis le 6 août 1825, elle a rompu à cette date avec l’Espagne impériale. Mais elle est restée une colonie : ce sont les colons qui ont pris le pouvoir et ont fondé leur propre État. Ce fut une indépendance sans décolonisation. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2005, le pays, peuplé à 70 % d'indigènes, avait gardé un État purement hispanique. Voici un cas presque « pur » de colonialité. Le Brésil se proclama souverain le 7 septembre 1822, mais c’est le prince impérial lui-même qui déclara l’indépendance et rompit avec le Portugal : la société restait coloniale ! La colonialité continue d’exister après la colonisation formelle dans de nombreuses régions du monde.
Attention, je ne parle pas ici de néocolonialisme : le néocolonialisme est une politique d’un État ou d’un gouvernement qui prône et pratique l’intégration subalterne au système-monde capitaliste. La colonialité est relative au pays, à la société. Les deux sont liés bien sûr, mais ce n’est pas le même degré d’analyse.
Philippe Lavigne Delville & Mame-Penda Ba
En même temps, vous faites plusieurs critiques très fortes à ces théories. En particulier, vous considérez dans les passages de votre ouvrage sur les « régimes de colonialité » qu’elles tendent à une « réification de l’"Occident" et de la "Modernité", et qu’elles pêchent par « latino-centrisme ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?
Michel Cahen
Le courant mainstream des études décoloniales (W. Mignolo, H. Dussel, R. Grosfoguel, N. Maldonado-Torres, etc.) a accentué la dérive épistémique déjà sensible chez leur fondateur, le Péruvien Aníbal Quijano (1992). Au lieu de considérer la colonialité comme un système social complet, ils la réduisent à une « matrice épistémique » (une idéologie, aurait dit Marx). Il n’y a pratiquement plus que l’aspect subjectif, cognitif. Selon eux, il faut rompre avec cette matrice et ils parlent de moins en moins de capitalisme et de plus en plus d’« Occident » et de « Modernité », sans jamais les définir. L’émancipation viendrait de la rupture avec les valeurs occidentales – la « désobéissance épistémique », selon Walter Mignolo. Cela réifie et homogénéise l’Occident (pourtant un morceau énorme de la planète, avec des sociétés très différentes), responsabilise la totalité de la population du « Nord » (même les prolétaires) pour la misère du « Sud global » – remarquez que ce concept (« Sud ») a remplacé ceux de capitalisme périphérique et de tiers-monde, en une « géographisation » des concepts.
Certains décoloniaux prônent donc la lutte épistémique contre l’Occident, sans jamais le définir. Ils décident que Poutine (Russie), Assad (Syrie), Modi (Inde) sont anti-occidentaux et doivent donc être soutenus. Or, ces trois régimes, que je viens de citer, sont tout aussi capitalistes-impérialistes que les États-Unis ou la France. Du coup, certains ne voient plus la lutte de libération nationale ukrainienne, ils réduisent la guerre à une guerre inter-impérialiste, et préfèrent appuyer le camp « anti-occidental ». La lutte contre le capitalisme a disparu, tout comme les luttes de libération nationale. Par exemple en ce qui concerne l’Ukraine, il y a bien sûr un aspect inter-impérialiste dans le conflit (ce n’est pas par internationalisme que l’OTAN soutient – un peu – l’Ukraine), mais considérer que la nature-même du conflit est inter-impérialiste (ce qui mène au neutralisme pacifiste) occulte tout simplement les Ukrainiens et leur souhait de rester indépendants, de rester une nation.
Mais comme vous le soulignez dans votre question, cette dérive a une origine, qui est le latino-centrisme. Le postcolonial (je distingue la théorie postcoloniale – sans trait d’union – de la période post-coloniale – avec trait d’union) dénonçait, avec raison, l’eurocentrisme toujours présent dans nombre de textes littéraires, journalistiques, de sciences sociales, produits en Europe ou en Amérique du Nord. Le décolonial a poursuivi sur cette voie, et au départ de manière, plus politique, plus militante. Mais il a succombé à son origine géographique, en Amérique andine et chez des universitaires latinos installés aux États-Unis. Ils ont considéré que tout venait de chez eux : « 1492 » (date de l’arrivée de Christophe Colomb dans le « Nouveau Monde ») serait la date de naissance du système-monde capitaliste, de la race, du genre, de l’État-nation… Je ne peux entrer ici dans les détails, mais il s’agit d’une ignorance complète de la manière dont fonctionnait l’Ancien Monde (l’ensemble Europe-Afrique-Asie), avec un système-monde déjà en place depuis des années (commerce avec la Chine, l’or du Ghana irriguant toute l’Europe médiévale, une traite servile blanche depuis les pays slaves jusqu’en 1453 – la chute de Constantinople – ou par la piraterie en Méditerranée, une traite servile noire transsaharienne puis très tôt (1440), une traite est-atlantique le long des côtes de l’Afrique occidentale. Il y avait plus de 150 000 esclaves noir·e·s en péninsule ibérique et en Italie au début du XVIe siècle. Je ne dis pas que « 1492 » n’est pas une date importante, loin de là. Je dis que l’apparition et l’élargissement du système-monde fut un processus multiséculaire, et ne date pas de 1492. Nos décoloniaux mainstream semblent aussi ignorer qu’au départ (disons jusqu’à la mi-XVIe siècle), l’expansion portugaise le long des côtes de l’Afrique et en Asie fut plus rentable que le pillage des descobridores aux Amériques (qui commence du reste vingt à trente ans après 1492).
Mais même si l’on n’étudie que les Amériques, il y a une tendance chez nombre de décoloniaux à uniformiser les situations. Or, il y a une différence énorme entre la Bolivie où la population indigène fait 70 % de la population totale et le Brésil où elle représente 0,6 %. Les deux pays sont façonnés par la colonialité, mais de manière différente [je précise que j’emploie le mot « indigène » car c’est ce vocable qu’utilisent les intéressés, qui ne veulent surtout pas être qualifiés d’« Indiens », appellation coloniale – soit ils ont leurs noms de peuple (Mapuches, Quechuas, Tupi, etc.), soit ils se rattachent à la catégorie sociale des indigènes, celle des peuples autochtones]. Les décoloniaux mainstream sont surtout hispaniques, ils ignorent bien trop la colonisation portugaise et les colonisations anglaise et hollandaise en Asie.
Philippe Lavigne Delville & Mame-Penda Ba
Vous insistez sur l’importance de la diversité des histoires coloniales et post-coloniales (au sens de « après la colonie ») et sur les liens variés entre décolonisation et indépendance. Quelles sont pour vous les clés d’analyse de cette diversité, et en quoi, en particulier, les situations africaines diffèrent-elles des situations latino-américaines ?
Michel Cahen
Je viens de parler d’un pays, la Bolivie, où les indigènes font 70 % de la population totale et d’un autre où ils en représentent 0,6 % (Brésil). Cela est naturellement le résultat d’histoires très différentes. Au Brésil, 0,6 % des gens sont indigènes, mais plus de 50 % sont noirs (au sens brésilien de ce terme qui, au Sénégal, inclurait les métis). Ce n’est pas un hasard. Et il y a aussi des géographies internes différentes : en Colombie, par exemple, la majorité de la population est hispano-métisse, mais la province occidentale (Pacífico) est très majoritairement noire en raison des anciennes plantations d’esclaves d’origine africaine. Autant de systèmes sociaux différents, d’histoires diverses et de régimes de colonialité distincts. Cela a des conséquences politiques énormes. Evo Morales a fait un grand pas vers la décolonisation de la Bolivie, c’est-à-dire sa réindigénisation quand il a essayé de promouvoir l’État plurinational de Bolivie. La décolonisation signifie qu’un territoire, autrefois indigène puis colonisé, redevient indigène (cela ne signifie pas que les éléments européens doivent partir, ils peuvent rester, mais sans les privilèges raciaux, c’est le Majority Rule qui n’interdit pas les minorités). Cette décolonisation peut être coiffée d’un gouvernement néocolonialiste, mais le pays a été décolonisé. C’est le cas du Sénégal, par exemple. Mais le Brésil, où les indigènes ne sont plus que 0,6 % de la population, ne pourra jamais être décolonisé. Toutefois, on peut y lutter contre la colonialité du pouvoir.
J’ai cité la Bolivie et le Brésil. Mais si j’emploie, pour le cas africain, le même mot que pour les Amériques, en Afrique (sauf Afrique du Sud), les « indigènes » représentent 99 % de la population. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de colonialité économique, sociale, culturelle ? Bien sûr qu’il y en a. Elle est présente dans la définition même du pays : dans la grande majorité des cas, ce sont les frontières coloniales qui ont défini l’aire des nouveaux pays africains, sommés de devenir des nations alors que ces frontières coupaient en deux, voire en plusieurs morceaux, des nations africaines précoloniales (on les dévalorise aujourd’hui en les qualifiant d’« ethnies » ou de « tribus »). Ainsi, un même peuple sera mauritanien ou sénégalais parce que le colonisateur a décidé qu’un fleuve servirait de frontière, alors que, depuis toujours, il avait au contraire été un lien, un facteur d’unité. On pourrait trouver bien d’autres exemples.
Le vocabulaire politique, voire l’anthropologie, ont sous-valorisé les nations africaines précoloniales comme pré-modernes, qui devraient peu à peu disparaître au nom de la nation post-coloniale. C’est l’idée que « la tribu doit mourir pour que la nation vive », alors que d’autres modèles sont possibles, comme une nation de nations, un emboîtement d’identités. Le colonisateur a commencé cette négation, en particulier dans les cas français et portugais, tous les indigènes devant devenir peu à peu français et portugais – ce qui n’empêchait pas la discrimination de classe et de race. Mais il faut noter que la plupart des élites africaines qui ont pris le pouvoir ont poursuivi cette œuvre : ayant accepté le territoire de la colonie – malgré un panafricanisme de circonstance – elles ont continué de diverses manières (je ne peux détailler ici) la « production de la nation », sans respect pour les nations précoloniales. Je viens de dire que d’autres modèles sont possibles, comme des nations de nations ; n’est-ce pas la réalité… au Royaume-Uni, qui inclut les quatre nations : anglaise, écossaise, galloise et nord-irlandaise ? Dans mon pays, en France, ce serait inimaginable, il ne peut y avoir qu’une nation et qu’un seul peuple en France ! On nie alors les Bretons, les Basques, les Corses, etc., sans parler de l’« Outre-mer ».
Il y aussi une certaine idée de la « construction de la nation », très copiée du modèle européen et latin en particulier : non seulement il y a la dévalorisation des anciennes nations, déjà mentionnée, mais il y a aussi l’idée que la modernité, c’est le béton et non l’argile améliorée (pour les constructions « modernes »), que c’est l’alphabétisation dans la langue coloniale (même si parfois, dans les premières classes, on utilise aussi les langues nationales, mais surtout pour mieux apprendre ensuite la langue coloniale et point dans l’objectif d’aboutir au plurilinguisme généralisé), que les religions traditionnelles sont inférieures aux religions monothéistes.
Enfin – je n’aborde pas cet aspect dans mon livre –, je crois que l’intégration régionale est très façonnée aussi par la colonialité. Il faut distinguer la question du panafricanisme en général de celle des organisations d’intégration. On discute beaucoup des difficultés de l’intégration, de la meilleure manière de la réussir, mais on ne pose guère la question initiale : faut-il l’intégration ? Dans quel but ? Si un pays A produit du maïs et qu’un pays B produit du maïs, vont-ils échanger grand-chose ? Je caricature, bien sûr ! Mais l’objectif ne devrait pas être de cloner l’Union européenne, comme le fait la CEDEAO. Contrairement à ce que l’on croit, l’unité devrait être d’abord politique et on verrait plus tard si cela induit une unité économique. L’intégration régionale ne peut pas réussir si elle se construit comme une simple « circonscription » du capitalisme globalisé.
Cela pose naturellement la question de la nature du capitalisme (plutôt des capitalismes) périphérique(s). Ici, le néocolonialisme gouvernemental rejoint la colonialité des pays. Le fait de préférer exporter du pétrole brut plutôt que de ne puiser que ce que l’on peut transformer sur place (industries chimiques, engrais, etc.) et de donner la priorité à l’agriculture familiale et aux cultures vivrières est typique de la colonialité des élites au pouvoir : dégager des devises convertibles pour assurer leur reproduction sociale via l’État et vivre selon leur habitus peu ou prou… européen.
Philippe Lavigne Delville & Mame-Penda Ba
Vous avez une définition du décolonial et de la décolonialité différente de celle des théoriciens latino-américains. Vous écrivez que « définir le décolonial seulement comme une déprise d’avec l’hégémonie idéologique "occidentale" est une impasse idéaliste qui verse très vite dans le culturalisme » (p. 172). Pouvez-vous préciser cette critique et expliquer en quoi vos définitions y échappent ?
Michel Cahen
L’anticolonialisme lutte contre la colonisation et le colonialisme. Le décolonial lutte contre la colonialité et aboutit à la décolonialité. C’est lié mais ce n’est pas la même chose. Le décolonial mainstream a dérivé vers une optique purement épistémique et, malgré un vocabulaire parfois d’apparence radicale, en réalité il s’est dépolitisé : quelles sont les conséquences politiques des propositions faites ? Va-t-on simplement proposer aux Africains de « rompre avec les valeurs occidentales » ? Mais que sont les valeurs occidentales ? Il ne s’agit pas que de la défense des droits LGBTQ+ ou d’une lutte parfois maladroite contre l’excision financée par des ONG européennes ! Cela va-t-il affaiblir la domination économique capitaliste (et non « occidentale ») d’où qu’elle vienne (la Russie est un pays autant capitaliste que la France) ? Il n’y a pas de décolonialité sans mouvements sociaux, sans féminisme intersectionnel, sans luttes de classe.
Le décolonial mainstream (purement épistémique) en pointant l’« Occident » comme l’ennemi, uniformise cet immense espace hétérogène. D’une certaine manière, il fait comme les orientalistes d’autrefois qui inventaient l’« Orient » de leurs fantasmes, en un orientalisme à rebours. Il fait de même avec la « Modernité » qui serait « née » en 1492, sans voir que cette époque historique a inclus des courants très divers, y compris anti-esclavagistes et anti-coloniaux (avec les mots et concepts de l’époque, bien sûr). Il ne défend pas l’idée de « modernités alternatives » comme le faisaient les Subaltern Studies ; il défend qu’il faut rompre avec la modernité, versant ainsi dans le néotraditionnalisme. Il homogénéise l’« Occident », mais considère en revanche qu’il y a une infinité d’épistémês au « Sud », bien qu’il accuse, avec raison, le colonialisme d’avoir provoqué un épistémicide généralisé. Comment les deux propositions peuvent-elles être possibles en même temps ? Un Occident (ou « Nord ») uniforme et un « Sud » protéiforme ? Pourquoi cela ? Cela dit, la question des épistémês est importante. N’importe quel militant révolutionnaire sérieux sait qu’il faut tenir compte au plus haut point des systèmes de pensée de chaque peuple. Mais on n’a pas besoin d’en faire des systèmes clos.
Du reste, la grande pluralité d’épistémês au « Sud » qui est affirmée, ne garantit en aucun cas qu’il n’y ait pas essentialisation du « Sud » lui-même. Les écrits décoloniaux restent très souvent très vagues et ne montrent jamais en quoi l’épistémê d’un peuple indigène serait libératrice ou contiendrait de substantiels éléments libérateurs. Supposer que toutes ces formations sociales ont en commun d’être fondées sur des principes radicalement opposés à ceux du « Nord », occulte leur immense diversité et reproduit quelque part le « grand partage » du XIXe siècle entre « sociétés modernes » et « sociétés traditionnelles » en inversant seulement le stigmate. Faire de cette infinie d’épistémês au Sud un gage global d’anti-occidentalisme est tout aussi homogénéisant et réifiant que l’abus des notions d’« Occident » et de « Modernité ». Finalement, le décolonial mainstream essentialise autant le « Nord » que le « Sud ».
De cette erreur découle une autre : la confusion catastrophique entre universalisme et uniformisation. Le fait que nombre des politiques impérialistes se soient parées d’un discours « universaliste » implique-t-il qu’il faille abandonner le concept ? On pourrait alors en faire de même avec bien d’autres, comme « nation » ou « démocratie ». Or, l’universalisme concret est opposé à l’universalisme abstrait ou surplombant de la bourgeoisie. Il est la convergence de ce qu’il y a de commun dans tous les peuples, il est l’affirmation qu’il n’y a pas de différences radicales (insurmontables) entre les peuples. C’est pourquoi le « pluriversalisme » des décoloniaux n’est pas du tout la pluralité des universels (si cela a un sens), mais la négation de tout universel. Du reste, le décolonial mainstream ne distingue pas entre universalismes abstrait et concret, il condamne l’universalisme tout court !
J’explique aussi dans le livre que « Sud global » ne veut rien dire. Premièrement, « Sud » tout seul ne veut rien dire, le mot est apparu quand, lors de la chute des pays staliniens (dits « communistes ») qui étaient censés être le « deuxième-monde », on a cessé de parler du tiers-monde (« troisième-monde »). Au lieu de dire « capitalisme périphérique » ou même « tiers monde » (expression qui incluait la notion de dépendance), on a utilisé cette expression géographique, le « Sud ». Or, qu’est-ce que le Sud ? Un milliardaire indien, angolais ou brésilien ? Un khalife mouride ? Un séparatiste casamançais ? Un quilombola brésilien ? Un enfant des rues de Maputo ? Un dictateur fasciste chilien ? Etc.
Quant à l’expression « Sud global », elle est encore pire, car elle signifie le contraire de ce que l’on prétend expliquer : le « Sud » (capitalisme périphérique) est certes globalisé, tout comme le « Nord » (capitalisme central), mais c’est le monde qui est global ! Utiliser l’expression « Sud global » signifie qu’il s’agirait d’une aire disposant de son propre système-monde, « global » à lui tout seul.
Mes définitions sont historicisées et matérialistes. Je parle de systèmes sociaux, de processus pluriséculaires, de diversités des situations (d’où mon concept de « régimes de colonialité »), je n’essentialise pas un « Occident » et un « Sud », je juge les théories critiques en fonction de leurs conséquences pratiques et politiques. J’affirme qu’il n’y a pas de décolonial sans mouvements sociaux. J’intègre la question épistémique (et la subjectivité en général) dans le mouvement social décolonial.
Je l’ai dit au début, certains marxistes qui présentent des critiques très proches des miennes sont « anti-décoloniaux », contre le concept même de colonialité. Je pense à l’inverse qu’un décolonial matérialiste est possible et souhaitable, afin de tenir compte, dans l’analyse marxiste, de la grande diversité des capitalismes sur la Terre. Mais il y a du travail pour développer cette orientation, certes critique mais qui ne jette pas le bébé avec l’eau du bain !
L’approche décoloniale, encore pratiquement absente en Afrique il y a une dizaine d’années, s’y développe maintenant rapidement (en particulier en Afrique du Sud, au Sénégal, au Cap-Vert). Le danger est de simplement « africaniser » les travers du décolonial d’origine latino-américaine. Le débat doit continuer.
Notes
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Bibliographie
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Pour citer l'article :
APA
Cahen, M. (2025). Colonialité : de l’Amérique latine à l’Afrique ?. Global Africa, (9), pp. 98-105. https://doi.org/10.57832/qhje-zf75
MLA
Cahen, Michel. « Colonialité : de l’Amérique latine à l’Afrique ?. » Global Africa, no. 9, 2025, pp. 98-105. doi.org/10.57832/qhje-zf75
DOI
https://doi.org/10.57832/qhje-zf75
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