top of page

Disponible en :

France.png
usa.png
arabe.png
Kenya.jpg

Analyses critiques

Dynamiques et écosystèmes de la publication scientifique en Afrique 


Une analyse scientométrique sur les deux premières décennies du 21e siècle

Mhamed-Ali El-Aroui

Professeur associé de statistiques

Rabat Business School, université internationale de Rabat, Maroc

Mhamed-Ali.Elaroui@uir.ac.ma

numéro :

Publier la recherche africaine

Publishing Africa

Kuchapisha utafiti wa Kiafrika

نشر البحوث الأفرقية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 septembre 2024

ISSN : 

3020-0458

07.2024

Une analyse scientométrique de la publication scientifique en Afrique au cours des deux dernières décennies montre tout d’abord que onze pays représentant la moitié de la population africaine ont été à l’origine de 88 % des publications scientifiques indexées. Ces nations très prolifiques ont l’anglais ou l’arabe comme langue officielle et étaient principalement sous colonisation britannique (à l’exception des pays du Maghreb et de l’Éthiopie). L’autre moitié de la population africaine ne compte que pour 12 % des publications internationalement visibles. Une seconde découverte est que les contributions africaines aux publications indexées dans le monde semblent se stabiliser à 3,3 % en 2021, alors qu’elles ne comptaient que pour 1,3 % en 2001. Ces contributions peuvent paraître relativement élevées dans les domaines de la santé publique, des sciences agricoles et biologiques, de l’immunologie, des sciences environnementales et de l’économie, et très faibles dans les domaines des neurosciences, des sciences cognitives et des nanosciences. Une comparaison des dynamiques de publication parmi les nations africaines les plus productives met en évidence la vigueur des institutions de recherche et des universités fortement institutionnalisées, décentralisées et autonomes. Cela semble être particulièrement le cas dans les régions sous ancienne domination coloniale britannique. Si l’on compare la dynamique des publications africaines, il apparaît clairement que le leadership sud-africain, auparavant incontesté, est de plus en plus disputé par l’Égypte, qui a récemment accéléré le rythme de ses publications scientifiques en dehors des sciences humaines et sociales (SHS). En termes d’impact de recherche, de nombre d’universités classées au niveau international et de chercheurs fortement cités, l’Afrique du Sud conserve un leadership indiscutable sur le continent, suivie par l’Égypte et devançant de loin le Nigeria, le Kenya et les trois principaux pays du Maghreb : Algérie, Maroc et Tunisie. Nos résultats montrent ainsi une reprise récente de la dynamique scientifique au Nigeria après un ralentissement au début des années 2010. Les trois pays du Maghreb ont des positions comparables mais des dynamiques très différentes. On note une augmentation continue de la production scientifique marocaine, une perte de vitesse importante en Tunisie et le même phénomène est observé en Algérie, mais à un degré moindre. Le Sénégal dispose d’un nombre de chercheurs par habitant relativement élevé mais manque encore de visibilité en termes d’impact scientifique. Les derniers éléments significatifs portent sur l’augmentation récente et importante des publications en Éthiopie et sur la stabilité des systèmes de production scientifique au Ghana et au Kenya. Enfin, il est important de noter que l’analyse scientométrique présentée ici est principalement basée sur le nombre d’articles, de revues et de documents de conférence et leurs citations répertoriées dans les deux principales bases de données scientométriques (Scopus et Web of Science). Elle comporte par conséquent des biais liés à une sous-représentation des SHS et des revues publiées en Afrique et aux agendas stratégiques des deux sociétés privées productrices de ces bases de données. 


Mots-clés 

Afrique, science, politique de recherche, bibliométrie, évaluation de la recherche, impact scientifique, institutionnalisation, postcolonialisme, contexte social

Plan de l'article

Introduction


La production scientifique africaine en chiffres


Dynamique de la publication scientifique en Afrique


Une première analyse économico-politique des dynamiques de publication


Les publications scientifiques et l’héritage colonial linguistique et institutionnel


Chercheurs les plus cités et classement des universités


Discussion et conclusion

Introduction

L’innovation et la recherche scientifique pourraient permettre au continent africain de se doter des stratégies et des technologies nécessaires pour relever les défis vitaux qui l’attendent : le changement climatique, les transitions sociales, numériques et environnementales, les inégalités économiques, éducatives et sanitaires, etc. Mais pour cela, il faudrait d’abord « une profonde transition scientifique et technologique africaine qui n’a jamais eu lieu » (Ba & Cury, 2022, p. 30) jusqu’à présent. Cette transition scientifique impliquera, comme le suggère Arowosegbe (2016, p. 336), un débat continental sur la question de savoir si « le moment colonial est vraiment terminé en Afrique “et sur les raisons, l’urgence et les moyens d’une” nécessaire production de connaissances décolonisatrices sur [et en] Afrique » (Crawford et al., 2021). Sans cette transition épistémologique essentielle, Ba et Cury (2022, p. 30) ont indiqué que « l’Afrique risque d’être incapable de gouverner des générations qui n’accepteraient ni des politiques publiques mal ficelées, ni l’aggravation des inégalités mondiales ».
Arowosegbe (2016) évoque une situation pessimiste (pourtant réaliste dans de nombreux pays africains) en parlant du « déclin phénoménal des universités postcoloniales résultant de la négligence des gouvernements, de l’attitude de certains universitaires incompétents et opportunistes, de la mauvaise gestion, de l’ingérence politique et du sous-financement » (Arowosegbe, 2016, p. 335). Dans le même ordre d’idées, Fonn et al. (2018) ont déclaré que si « les années 1960 et 1970 ont été une sorte d’âge d’or pour l’enseignement supérieur en Afrique », son déclin a commencé dans les années 1980 et s’est récemment accéléré avec le financement de plus en plus « limité des universités par les gouvernements africains » (Fonn et al., 2018, p. 1164).
Bien que nous partagions l’avis d’Arowosegbe (2016) et de Fonn et al. (2018) selon lequel, dans de nombreux pays africains, la production de connaissances scientifiques est directement affectée par des crises politiques, économiques et sociales récurrentes qui conduisent « non seulement à la fuite des cerveaux, mais aussi au désespoir et à la désillusion pour ceux qui sont confrontés à ces conditions difficiles dans leur pays » (Arowosegbe, 2016, p. 326), l’objectif du présent travail est de montrer, principalement à l’aide de statistiques de publications indexées, que les pays africains ont des systèmes de recherche et d’innovation très différents en termes de réalisations, de stratégies et de dynamiques, avec quelques signaux optimistes ici et là. Les indicateurs scientométriques fournissent une première analyse comparative de ces écosystèmes et permettent de mesurer leur résilience, leur efficacité et leur capacité à aider ces pays à relever les défis auxquels ils seront confrontés dans les décennies à venir.
Le présent travail vise à donner un aperçu scientométrique de la dynamique de la publication scientifique en Afrique au cours des deux premières décennies du 21e siècle. Trois indicateurs principaux sont analysés et comparés entre les nations africaines :
– le nombre de publications indexées[1] (articles, revues et communications de conférence) et leurs citations répertoriées dans les deux principales bases de données scientométriques : Scopus et Web of Science ;
– le nombre de chercheurs parmi les 2 % les plus cités, au niveau international, travaillant dans les universités et centres de recherche africains, fourni annuellement et conjointement par l’université de Stanford et Elsevier ;
– les trois principaux classements internationaux des universités établis chaque année par l’université de Shanghai, le Times Higher Education (THE) et Quacquarlly Symonds (QS).
Plusieurs travaux antérieurs ont étudié l’état des publications scientifiques africaines. Sooryamoorthy (2018) a étudié (en utilisant les données de Web of Science) les publications scientifiques africaines pendant la période de 2000 à 2015 et a constaté que les principaux pays africains sont : l’Afrique du Sud, l’Égypte, la Tunisie, le Nigeria, le Maroc et l’Algérie. Selon cette étude, l’Afrique du Sud et l’Égypte ont produit plus de 47 % de toutes les publications en Afrique au cours de cette période. L’Afrique du Sud (26 %) et l’Égypte (21 %) sont loin devant un groupe homogène de cinq pays : Tunisie (8 %), Nigeria (6 %), Maroc (6 %), Algérie (6 %) et Kenya (4 %).
En utilisant les données de Web of Science sur la période de 2005 à 2016, Mouton et Blanckenberg (2018) ont constaté que la part de l’Afrique dans la production scientifique mondiale est passée de 1,5 % à 3,2 % entre 2005 et 2016. La production annuelle d’articles par pays montre à nouveau la domination de l’Afrique du Sud, suivie de l’Égypte. Loin derrière, on trouve les pays du Maghreb (Tunisie, Algérie et Maroc) ainsi que des contributions plus modestes mais significatives du Nigeria, du Kenya, de l’Ouganda et de la Tanzanie.
Les travaux précédents confirment l’existence de deux leaders incontestables de la publication scientifique en Afrique : l’Afrique du Sud et l’Égypte, et de cinq écosystèmes éditoriaux émergents : le Nigeria, les trois pays du Maghreb central et le Kenya.
À l’exception de l’Afrique du Sud et de l’Égypte, presque tous les pays africains souffrent des mêmes problèmes structurels qui empêchent l’émergence d’écosystèmes scientifiques nationaux durables et efficaces, capables de concilier avec succès la maîtrise des enjeux locaux avec la visibilité et la compétitivité au niveau international.
Une étude de l’Union africaine réalisée en 2013 (AOSTI, 2013) a identifié les problèmes de gouvernance de la recherche scientifique africaine suivants : 1) la plupart des pays africains ne disposent pas de processus de politique scientifique bien établis et dynamiques ; 2) la conception des politiques est trop longue dans la plupart des pays africains ; 3) l’élaboration de la politique scientifique a tendance à être isolée des questions économiques, sociales, technologiques, politiques et environnementales ; et 4) le public est très peu sensibilisé aux questions scientifiques et aux programmes nationaux d’élaboration des politiques qui s’y rapportent.
Dans son analyse de la science africaine, Mouton (2018) mentionne que de nombreuses institutions scientifiques africaines sont fragiles, manquent de ressources et souffrent d’un manque de gouvernance scientifique rationnelle. Il souligne que la désinstitutionnalisation des institutions de recherche est le principal problème de la science africaine. Pour lui, cette science africaine désinstitutionnalisée présente cinq caractéristiques : « la faiblesse des institutions scientifiques, la dépendance aux financements internationaux, l’individualisme dans la recherche, la reproduction inadéquate de la main-d’œuvre scientifique et universitaire et la faible importance accordée à la science par les sociétés africaines ». Mouton a identifié six facteurs importants expliquant ces problèmes : « l’héritage de la science coloniale dans de nombreux pays, l’influence déstabilisatrice des événements politiques et des guerres civiles, l’impact des politiques de la Banque mondiale sur l’enseignement supérieur en Afrique, le rôle des agences internationales dans le façonnement des sciences africaines, la faiblesse persistante des investissements dans la science par les gouvernements africains et les effets persistants de la fuite des cerveaux ».
L’objectif de cette étude est de procéder à une analyse quantitative de la dynamique de la production scientifique africaine et d’identifier les quelques systèmes nationaux qui ont réussi à mettre en place des écosystèmes scientifiques durables et robustes, capables de résister aux différents aléas géopolitiques et économiques qui caractérisent plusieurs régions d’Afrique.
L’analyse scientométrique présentée ici est principalement basée sur le nombre d’articles, de revues et de documents de conférence et leurs citations répertoriés dans les deux principales bases de données scientométriques (Scopus et Web of Science). Elle comporte par conséquent d’importants biais liés aux agendas stratégiques des deux sociétés privées productrices de ces bases de données (Clarivate et Elsevier) : la rentabilité et l’aspect financier associés à des critères académiques, ainsi que de fortes disparités régionales et linguistiques dans le choix des revues, la quasi-absence de revues publiées en Afrique et la surreprésentation des revues nord-américaines et européennes, etc. (voir Asubiaro et al. [2024] pour une analyse de ces disparités de couverture).
Cette approche scientométrique est une première étape qui doit être suivie par le développement d’approches alternatives plus adaptées au contexte africain. Une discussion approfondie du paradigme, des défis philosophiques et de l’urgence de repenser la production de connaissances et par conséquent d’interroger la manière dont la recherche scientifique devrait être (re)conçue, organisée, menée et évaluée par les chercheurs africains peut être trouvée dans les travaux d’Arowosegbe (2016) et de Crawford et al. (2021). Après une section introductive, le point suivant dépeint quantitativement la situation de la publication scientifique en Afrique au cours des deux premières décennies du 21e siècle. Nous analysons ensuite la dynamique de la publication scientifique africaine avec une étude de son contexte social et économique. Puis nous décrivons les chercheurs les plus cités et les universités africaines de rang international avant de nous consacrer à la discussion des principaux résultats de cette étude et de conclure.

 

La production scientifique africaine en chiffres

Les indices scientométriques fournissent une première évaluation de l’intensité et de la dynamique de la production scientifique en Afrique. La base de données des articles de revues scientifiques et techniques de la Banque mondiale[2] fournit plusieurs indicateurs scientométriques intéressants développés par Web of Science (Clarivate). La seconde base de données utilisée dans ce travail provient de la plateforme SCImago[3] développée à partir de la base de données Scopus (Elsevier). SCImago couvre tous les domaines scientifiques (y compris les sciences humaines et sociales) mais recense exclusivement les articles indexés par Scopus, les revues et les communications de conférence.
La figure 1 compare les contributions de l’Afrique aux publications internationales indexées en 2001 et en 2021 dans plusieurs domaines. Le pourcentage de publications africaines (tous domaines scientifiques confondus) est passé de 1,3 % en 2001 à 3,3 % en 2021[4], alors que son poids démographique est de 16,5 %. L’Afrique a renforcé sa part dans tous les domaines scientifiques entre 2001 et 2021.
La figure 1 montre que les publications de l’Afrique dans le monde sont relativement élevées dans les domaines suivants : sciences agricoles et biologiques (5,2 % en 2021), immunologie (4,7 %), sciences de l’environnement (4,5 %) et économie (4,2 %), et particulièrement en santé publique (6,5 %). Les publications africaines sont particulièrement sous-représentées dans les domaines des neurosciences (1,5 % des publications mondiales en 2021) et de la physique (2,2 %). Si l’on se concentre sur les sciences émergentes NBIC (nanotechnologie, biotechnologie, informatique et cognition), les contributions des sciences africaines deviennent particulièrement faibles : en 2021, les publications africaines ne représentaient que 0,6 % des publications mondiales en sciences cognitives, en nanosciences cette proportion était de 1,2 %, de 2,5 % en intelligence artificielle et de 3,6 % en biotechnologie.

Figure 1 : Contributions de l’Afrique aux publications scientifiques mondiales en 2001 (bleu) et 2021 (orange).
Source : calculs de l’auteur basés sur les données brutes de www.scimagojr.com

 

La contribution de l’Afrique du Sud et de l’Égypte aux publications africaines a nettement diminué, passant de 51,8 % en 2001 à 42,7 % en 2021. Un groupe de onze grandes nations africaines (Afrique du Sud, Égypte, Kenya, Nigeria, Tunisie, Maroc, Algérie, Éthiopie, Ghana, Ouganda et Tanzanie) détient 88 % des publications africaines en 2021 (ce pourcentage était de 83 % en 2001), alors qu’il représente la moitié de la population de l’Afrique[5], l’autre moitié étant représentée par les modestes 12 % restants.
La figure 2a (Web of Science) représente l’évolution du nombre d’articles scientifiques et techniques publiés dans les neuf pays africains les plus productifs sur le plan scientifique. La figure 2b (Scopus) donne le nombre de publications indexées dans tous les domaines scientifiques. Les figures 2a et 2b issues de bases de données différentes donnent les mêmes tendances. Elles confirment les résultats de la littérature (Sooryamoorthy, 2018 ; Mouton & Blanckenberg, 2018) : la présence de deux géants scientifiques africains, à savoir l’Afrique du Sud et l’Égypte, suivis par un groupe de quatre pays apparemment homogènes : Nigeria, Maroc, Algérie et Tunisie. Ce groupe devance l’Éthiopie qui a augmenté significativement sa production depuis 2015 et a dépassé le Kenya et le Ghana.
Les données révèlent une situation différente si l’on n’étudie que les publications de certains domaines sélectionnés en SHS[6] : la figure 2c (échelle semi-logarithmique) ne montre que deux écosystèmes de publication africains matures (Afrique du Sud et Nigeria) qui ont atteint en 2021 des rythmes de publication de respectivement 2 400 articles de SHS par an en Afrique du Sud et 1 000 au Nigeria. Le Nigeria est particulièrement productif en philosophie. Tous les autres pays africains (y compris l’Égypte et le Maghreb) semblent avoir des écosystèmes de SHS invisibles, soit en raison de leur immaturité, soit parce qu’ils utilisent des canaux alternatifs ou non indexés de diffusion des résultats de la recherche. 

Figure 2a : Nombre de publications scientifiques et techniques des neuf pays africains les plus productifs entre 2000 et 2020.
Source : Banque mondiale (à partir de Web of Science) (https://data.worldbank.org/indicator/IP.JRN.ARTC.SC)

Figure 2b : Nombre de publications scientifiques (tous domaines confondus) des neuf pays africains les plus productifs entre 2000 et 2021.
Source : www.scimagojr.com

Figure 2c : Nombre de publications scientifiques dans certaines sciences humaines et sociales des douze pays africains les plus productifs entre 2000 et 2021.
Source : calculs de l’auteur basés sur les données brutes de www.scimagojr.com

 

Rang
Pays
Indice H
Nombre de documents
en 2021
 2 % des chercheurs les plus cités

1

Afrique du Sud

567

33019

700

2

Égypte

349

38651

358

3

Kenya

310

5249

43

4

Nigeria

260

16745

104

5

Tunisie

235

9400

23

6

Maroc

232

11021

22

7

Algérie

213

9785

24

8

Ouganda

209

3041

15

9

Tanzanie

205

2658

15

10

Éthiopie

193

8876

21

11

Ghana

191

5467

21

12

Cameroun

167

2661

8

13

Malawi

166

1277

 

14

Zimbabwe

164

1455

13

15

Zambie

151

997

5

16

Sénégal

146

1046

7

17

Gambie

145

319

 

18

Côte d’Ivoire

134

822

2

19

Congo

133

462

 

20

Mozambique

130

814

1

21

Botswana

127

985

 

22

Burkina Faso

126

842

 

23

Mali

124

376

4

24

Gabon

120

305

 

25

Namibie

119

675

3

26

Soudan

119

1704

4

27

Bénin

117

900

1

28

Madagascar

113

511

4

29

Rwanda

107

999

4

30

Île Maurice

104

515

 

Tableau 1 : Les 30 premiers pays africains en 2021 en termes d’indice H et les 2 % de chercheurs les plus cités au monde.
Source : www.scimagojr.com (pour l’indice H et le nombre de documents) et l’université de Stanford en partenariat avec Elsevier (pour les 2 % de chercheurs les plus cités)

 

Pour revenir à l’étude de l’ensemble des domaines scientifiques, le tableau 1 donne les 30 premiers pays africains en termes d’indice H[7] (jusqu’en 2021), le nombre de publications en 2021 répertoriées par SCImago et le nombre de chercheurs dans la liste mondiale 2021[8] des chercheurs les plus cités (top 2%) élaborée par l’université de Stanford et Elsevier. Ces trois indicateurs confirment une fois de plus le classement des principales nations africaines.

Figure 3 : À gauche : nombre de publications scientifiques par million d’habitants en 2021. À droite : indice H (2021). Source : www.scimagojr.com

 

La partie gauche de la figure 3 montre les écosystèmes continentaux les plus productifs (Tunisie, Afrique du Sud, Botswana et Égypte) en termes de nombre de publications scientifiques par habitant (en 2021), tandis que la partie droite indique les écosystèmes continentaux les plus visibles (Afrique du Sud, Égypte et Kenya) en termes d’impact de la recherche mesuré par les indices H nationaux (jusqu’en 2021).

Figure 4 : Nombre d’articles par million d’habitants et nombre de citations par publication en 2021.
Source : www.scimagojr.com

 

La figure 4 représente sur l’axe horizontal le nombre de publications scientifiques par million d’habitants (en 2021) tandis que l’axe vertical représente l’impact de ces publications mesuré par le nombre moyen de citations par publication. Les diamètres des cercles représentent l’indice H de chaque pays mesurant l’impact cumulatif total de toutes ses publications scientifiques jusqu’en 2021. Les deux leaders continentaux, l’Afrique du Sud et l’Égypte, dépassent de loin la performance moyenne en termes de quantité (axe horizontal) et de qualité (axe vertical). Si l’on considère le nombre de publications par million d’habitants (axe horizontal), la Tunisie devient le leader continental devant l’Afrique du Sud, le Botswana et l’Égypte.
Si la Tunisie et le Botswana obtiennent de bons résultats en termes de nombre de publications par million d’habitants, ils se situent en dessous de la moyenne en termes d’impact des publications. Un groupe de sept pays (Mozambique, Gabon, Kenya, Congo, Mali, Zambie et Ouganda) se caractérise par un impact relativement élevé des publications, même si le nombre de publications par habitant est relativement faible. Des performances faibles en termes de quantité et d’impact sont observées en Côte d’Ivoire, au Sénégal, en Éthiopie, au Burkina Faso, au Cameroun et au Zimbabwe.

Tableau 2 : Dépenses de recherche et développement (% du PIB) et nombre de chercheurs en R&D[10].
Source : Banque mondiale (https://data.worldbank.org/indicator/GB.XPD.RSDV.GD.ZS)

Figure 5 : Investissements dans la recherche en Afrique.
Sources : Banque mondiale (et SCImago pour l’indice H)

 

Le tableau 2 et la figure 5 analysent les investissements financiers et humains de l’Afrique dans la recherche scientifique. Les ratios des dépenses intérieures brutes de R&D (ou DIRD) par rapport au PIB et le nombre de chercheurs par million d’habitants sont représentés. Le tableau 2 et la figure 5 montrent des disparités très profondes en termes d’efforts et d’investissements entre six grands pays investisseurs (Afrique du Sud, Égypte, Tunisie, Maroc, Kenya et Algérie) et tous les autres pays du continent, même si le Sénégal tire son épingle du jeu avec un nombre de chercheurs par million d’habitants de 564 et des dépenses de R&D représentant 0,58 % du PIB, mais avec un nombre de publications indexées étonnamment faible (petit cercle dans la figure 5).
L’axe horizontal de la figure 5 montre que l’Égypte, la Tunisie, le Maroc et le Rwanda sont les nations qui investissent le plus dans la recherche (par rapport à leur PIB).
Le nombre de chercheurs par million d’habitants (axe vertical de la figure 5) confirme que lorsque le nombre de chercheurs est rapporté à la population, la Tunisie devient le leader continental avec 1 660 chercheurs par million d’habitants, suivie par le Maroc (1 074 chercheurs), l’Égypte (838), l’Algérie (819), le Sénégal (564) et l’Afrique du Sud (484). Un écart considérable sépare ces six nations de toutes les autres.


Figure 6 : Productivité de la recherche en 2021 : publications et PIB. En haut : pour le groupe des gros éditeurs ; en bas : pour le groupe des petits éditeurs.
Sources : Calculs de l'auteur basés sur les données de la Banque mondiale et de SCImago.

 

Enfin, la figure 6 étudie la relation entre la publication de connaissances scientifiques et la richesse économique en rapportant le nombre de publications au PIB nominal (en dollars courants de 2021) dans le groupe des 11 pays à forte publication (en haut de la figure 6) et dans le groupe des pays à faible publication (en bas de la figure 6). La différence en termes de productivité de la recherche semble très importante (comparer les lignes bleues et rouges). Le ratio moyen publications/PIB dans les 11 pays africains à forte productivité est d’environ 70 (comparable aux économies développées), alors qu’il n’est que de 33 pour le second groupe. On note quelques écosystèmes surproductifs (par rapport à leur PIB) (Tunisie, Égypte et Afrique du Sud) et un écosystème nigérian clairement sous-productif. Pour le second groupe, l’Angola, la République démocratique du Congo et la Côte d’Ivoire devraient clairement afficher une production de connaissances plus élevée compte tenu de leur PIB.

 

Dynamiques de la publication scientifique en Afrique

Lorsque la dynamique décrite dans la figure 2b (par rapport à la population de chaque pays) est modélisée à l’aide d’une fonction quadratique temporelle, nous obtenons les résultats suivants : 1) l’Afrique du Sud est le pays qui connaît la plus forte augmentation du nombre de publications par habitant en 2021 (augmentation annuelle de 34 publications par million d’habitants), suivie du Maroc (une vitesse de 29), de l’Égypte (27) et de la Tunisie (23), loin devant le Ghana (16) et l’Algérie (13) ; et 2) en ce qui concerne la progression du nombre de publications par habitant (c’est-à-dire l’augmentation du rythme de publication), le Maroc, l’Égypte, l’Afrique du Sud et le Ghana sont les pays qui ont le plus progressé dans ce domaine (des accélérations respectives de 1,6, 1,3, 1,1 et 0,9) loin devant l’Éthiopie (0,5). La Tunisie ralentit nettement sa vitesse de production (décélération annuelle importante de 1,4).
Le tableau 3 analyse la hausse des publications scientifiques au cours des deux décennies 2001-2010 et 2011-2020 en utilisant la base de données SCImago (Scopus), tandis que la figure 7 confirme les analyses précédentes en utilisant la base de données de la Banque mondiale (Web of Science). La comparaison de ces taux de croissance dans le tableau 3 montre de nouveaux éléments concernant les différentes dynamiques nationales de la production scientifique indexée. Au cours de la deuxième décennie 2011-2020, l’Éthiopie, le Ghana, le Maroc et l’Égypte, avec des taux de croissance annuels respectifs de 22,0 %, 17,3 %, 14,2 % et 12,2 %, sont les pays qui enregistrent la plus forte augmentation de leur production scientifique indexée.
En comparant les deux décennies (trois premières lignes du tableau 3 et la figure 7), il est intéressant de souligner :
1) les performances fortes et stables sur les deux décennies de l’Égypte, du Ghana et du Kenya ;
2) l’augmentation importante du rythme des publications marocaines entre la première et la deuxième décennie ;
3) l’augmentation continue de la production scientifique éthiopienne et le retour du Nigeria après le ralentissement de la période 2006-2015 ;
4) un léger ralentissement récent de la production de connaissances en Afrique du Sud ; et
5) les taux de croissance des publications ont considérablement ralenti entre la première et la deuxième décennie en Tunisie et en Algérie, avec un ralentissement scientifique inquiétant pour la période 2016-2020.

 

Une première analyse économico-politique des dynamiques de publication

Les dynamiques décrites ci-dessus seront liées aux situations économiques et politiques de ce groupe de pays africains ayant un taux de publication élevé.
Les situations économiques stables du Maroc et du Kenya (réformes structurelles ambitieuses, diversification économique importante, et projets stratégiques de développement des infrastructures) au cours de la période allant de 2000 à 2020 peuvent expliquer en partie leur dynamique de publication croissante. Le Maroc, en particulier, connaît de longues périodes exceptionnelles (en Afrique) de stabilité politique et économique permettant des stratégies scientifiques cohérentes et à long terme basées sur une institutionnalisation croissante et incrémentale de son écosystème de recherche scientifique avec sa double connexion aux défis locaux et aux réseaux internationaux.
La résilience de ces écosystèmes en Égypte, en Éthiopie et au Ghana (malgré des taux d’inflation élevés, des dépréciations de la monnaie locale et des déficits commerciaux, l’instabilité politique, mais avec d’importants plans de développement et des réformes, en particulier après 2015) mérite des analyses plus détaillées.
La résilience de l’écosystème de publication égyptien pourrait s’expliquer par de nombreux facteurs :
1) une politique publique volontariste (les dépenses de recherche – % du PIB – ont augmenté continuellement de 0,2 % en 2000 à 1,0 % en 2021) ;
2) une courte parenthèse révolutionnaire (janvier 2011-juillet 2013) qui n’a ni pu ni voulu changer les piliers relativement solides des institutions académiques ;
3) un environnement académique hautement institutionnalisé avec des institutions académiques fortes ; et
4) un embourgeoisement de l’élite universitaire qui a pu résister aux chocs économiques grâce à de multiples sources de revenus extra-salariaux (Ali, 2024).
Dans le cas du Ghana, l’environnement politique stable, démocratique et pacifique (voir le rang élevé du Ghana dans la catégorie « Stabilité politique et État de droit » de 2020 du tableau 3) est probablement un indicateur de la qualité institutionnelle particulièrement pertinent pour la communauté des chercheurs et des intellectuels.

Tableau 3 : Évolution de la production scientifique en Afrique avec les indicateurs de qualité économique et institutionnelle.
Sources : www.scimagojr.com (scientométrique) et Banque mondiale (économique-institutionnel)

Figure 7 : Taux de croissance annuel moyen des publications scientifiques sur les périodes 2001-2005, 2006-2010, 2011-2015 et 2016-2020.
Source : Calculs de l'auteur basés sur les données de la Banque mondiale (à partir de Web of Science)

 

Les pays dont les taux de croissance (des publications) ralentissent significativement entre la première et la deuxième décennie (voir tableau 3) sont la Tunisie (diminution de 18,7 % à 5,3 %), l’Algérie (diminution de 19,5 % à 9,7 %), l’Ouganda (de 17,9 % à 9,5 %) et le Nigeria (de 17,1 % à 9,8 %). Tous ces pays ont connu des crises économiques importantes avec des dépréciations de la monnaie locale au cours des décennies étudiées (voir ligne 4 du tableau 3), des pressions inflationnistes élevées et de faibles indicateurs de stabilité politique (voir lignes 5 et 6 du tableau 3) entre 2000 et 2020.
La Tunisie (avec l’Algérie) a connu les taux de croissance annuels moyens des publications les plus élevés en Afrique (environ 19%) durant la décennie 2000-2010. Cette dynamique scientifique positive et prometteuse s’est arrêtée brutalement durant la décennie 2011-2020 avec un faible taux de croissance annuel de 5,3 %, le plus faible parmi les leaders africains. En se focalisant sur la période 2016-2020 (voir partie droite de la figure 7), le taux de croissance annuel des publications tunisiennes diminue même à 0,68 % annonçant un ralentissement important et inquiétant. En fait, en plus de la crise socio-économique persistante qui a suivi la révolution de 2011 et l’appauvrissement continu de la classe moyenne tunisienne qui en a résulté, l’écosystème scientifique en Tunisie a été particulièrement fragilisé par le changement de l’ensemble de son système de gouvernance en 2011. Le premier gouvernement post-révolutionnaire a décidé, dans les premières semaines qui ont suivi la chute du régime, de passer d’une désignation centralisée des autorités académiques à un mode exclusivement électif, transférant immédiatement l’ensemble de l’université tunisienne de l’autorité gouvernementale (et par conséquent de son ingérence politique) au contrôle du seul acteur institutionnel organisé restant : l’organisation syndicale nationale. Cela a entraîné la fragilisation d’une institution universitaire déjà faible où les anciennes autorités universitaires (souvent) politiquement compromises (présidents d’université, doyens, décideurs scientifiques) ont été la plupart du temps remplacées par des autorités élues (plutôt cooptées par les syndicats[14]) choisies pour des motivations, des objectifs et des stratégies extra-universitaires.
Au Nigeria, le taux de croissance annuel moyen des publications est passé de 17,1 % au cours de la première décennie à 9,8 % au cours de la deuxième. Mais si l’on se concentre uniquement sur la période de 2016 à 2020 (voir figure 7), après la première transition politique pacifique entre deux gouvernements démocratiquement élus, le taux de croissance annuel des publications du Nigeria passe à 18,1 %, annonçant une reprise intéressante après le ralentissement de 2011 à 2015 (taux de croissance annuel des publications de seulement 0,8 %). Ce ralentissement temporaire du Nigeria pourrait être lié aux chocs économiques dus à l’effondrement des prix du pétrole et aux attaques menées par des militants contre les infrastructures pétrolières, qui ont entraîné plusieurs épisodes de dépréciation du naira nigérian entre 2014 et 2016 avant de se stabiliser à partir de 2017 (voir Livsey [2017] pour une analyse détaillée du cas nigérian).
 

Les publications scientifiques et l’héritage colonial linguistique et institutionnel

La figure 8 compare les proportions de publications et les poids démographiques de sept régions africaines. Les pays de chacun de ces sept groupes régionaux ont la même langue d’enseignement supérieur et une histoire coloniale (approximativement) commune.
L’Égypte a produit 22,7 % des publications africaines tous domaines confondus en 2021 (contre un poids démographique de 7,7 %), son poids dans les publications africaines en SHS en 2021 diminue à 8,1 %. La contribution des pays du Maghreb aux publications africaines tous domaines (18,0 %) est stable entre 2001 et 2021 (poids démographique de 6,6 % en 2021), et – comme pour l’Égypte – cette contribution tombe à 8,2 % lorsque l’on se concentre sur les publications de SHS. Ces proportions ont doublé entre 2001 (4,0 %) et 2021 (8,2 %) signalant une intégration croissante des pays du Maghreb dans les réseaux internationaux de publications en SHS. 
L’Afrique du Sud (qui détient 20 % des publications africaines) devient un acteur majeur si l’on se concentre uniquement sur les publications indexées en sciences humaines et sociales : 37,4 % des publications africaines en SHS sont produites en Afrique du Sud et 60 % sont produites par des chercheurs d’Afrique du Sud, du Nigeria ou du Ghana.
Aucune des 11 nations qui publient le plus n’a le français comme langue officielle. La plupart des 43 autres pays à faible niveau de publication étaient sous domination coloniale française, belge ou portugaise.
Les pays africains où le français est actuellement la langue officielle (membres du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur – Cames[15]) ont un poids démographique de 26 % et ne représentent que 6,5 % des publications africaines indexées en 2021. Un géant démographique comme la République démocratique du Congo (représentant 7 % de la population africaine) ne contribue qu’à hauteur de 0,4 % des publications africaines en 2021. Le Sénégal, par exemple, l’un des pays africains francophones les plus stables (politiquement et institutionnellement), ne contribue qu’à hauteur de 0,6 % aux publications indexées du continent en 2021 (divisée par deux en vingt ans). La Côte d’Ivoire n’a publié en 2021 (voir tableau 1) que 822 publications indexées (0,5 % des publications africaines) pour un poids démographique de 2 % et un PIB de 71,8 milliards de dollars (3,1 % du PIB africain) quand le Ghana (avec une population et un PIB comparables) a publié sept fois plus (5 467 publications). La Côte d’Ivoire et le Ghana se distinguent par leur histoire coloniale (Broussalian, 2011) et (par conséquent) par leurs indicateurs de qualité institutionnelle (le Ghana ayant des indicateurs significativement plus élevés pour la Stabilité politique et l’État de droit).
Les deux pays lusophones démographiquement importants que sont le Mozambique et l’Angola (environ 5 % de la population africaine) n’ont contribué en 2021 qu’à hauteur de 0,6 % des publications africaines. Cet impact apparemment important de l’héritage colonial est clairement visible dans la figure 8 : les régions anciennement colonisées par la Grande-Bretagne (partie droite de la figure 8) occupent une place importante dans les publications africaines, tandis que les régions anciennement colonisées par la France (à l’exception du Maghreb), la Belgique ou le Portugal (partie gauche de la figure 8) n’ont encore que très peu de publications scientifiques. Cet héritage colonial apparemment linguistique et institutionnel mérite des analyses plus approfondies qui pourraient commencer par exemple en se concentrant sur l’étude de cas (Côte d’Ivoire vs Ghana). S’agit-il d’une simple barrière linguistique pour accéder au savoir international anglophone et aux réseaux scientifiques ou est-ce lié à des facteurs culturels, historiques, postcoloniaux, institutionnels, géographiques, sociaux, politiques et économiques plus profonds qui déterminent le contexte social de la vie universitaire et des écosystèmes de production scientifique ? Quelle est l’importance des canaux alternatifs de diffusion des connaissances scientifiques et des résultats de la recherche en Afrique subsaharienne non anglophone ? 

Figure 8 : Répartition des publications tous domaines confondus et poids démographiques.
Source : calculs de l’auteur basés sur les données brutes de www.scimagojr.com

 

Les analyses scientométriques présentées ici montrent de façon empirique une meilleure gouvernance scientifique et une production de connaissances plus institutionnalisée dans les anciennes colonies britanniques. Leurs écosystèmes scientifiques (principalement par rapport aux anciennes colonies françaises) semblent avoir bénéficié de l’héritage britannique avec :
1) une élite scientifique maîtrisant parfaitement l’anglais et bénéficiant d’un accès beaucoup plus large aux ressources et aux réseaux universitaires internationaux ;
2) des universités beaucoup plus autonomes, des systèmes éducatifs décentralisés et une science institutionnalisée ; une croissance des éditeurs indépendants ; et
3) une plus grande considération accordée à l’enseignement des sciences humaines et aux connaissances applicables dans les cursus d’excellence.
Les pays du Maghreb semblent amorcer un passage efficace à l’anglais comme langue de recherche et d’enseignement supérieur. Cela ne semble pas être le cas pour les pays francophones subsahariens.
Le lien science-langue-postcolonialisme (Prah, 2018) va bien au-delà de la maîtrise ou non de l’anglais. Prah (2018) a relevé que « le véritable défi est de savoir comment intellectualiser les langues africaines et les mettre au diapason des techniques linguistiques de la modernité et de la pensée contemporaine avancée » (Prah, 2018, p. 30). Il a suggéré que « l’Asie postcoloniale peut nous apprendre beaucoup de nouvelles pratiques […] par une adaptation reposant sur la reconnaissance de la primauté de notre patrimoine culturel » (Prah, 2018, p. 30).

 

Chercheurs les plus cités et classement des universités

La figure 9 et le tableau 1 montrent le nombre de chercheurs résidant en Afrique et appartenant au top 2 % mondial des chercheurs les plus cités selon la liste 2021[16] établie par l’université de Stanford et l’éditeur scientifique Elsevier. L’Afrique du Sud, avec 700 chercheurs fortement cités (« High cited researchers », HCR), est loin devant l’Égypte (358), le Nigeria (104) et le Kenya (43). L’Éthiopie et le Ghana, avec 21 chercheurs hautement cités, se situent au même niveau que les trois pays du Maghreb.
Si l’on considère le nombre de HCR par habitant (pour 10 millions d’habitants) décrit dans la partie droite de la figure 9, l’Afrique du Sud, avec près de 120 HCR pour 10 millions d’habitants, est loin devant l’Égypte (35) et la Tunisie (19). Les autres pays sont tous loin derrière.

Figure 9 : À gauche, le nombre de chercheurs dans les 2 % des chercheurs les plus cités en 2021 ; à droite, le nombre de HCR (chercheurs hautement cités) pour 10 millions d’habitants.
Sources : université de Stanford et Elsevier.

 

Les publications scientifiques ne peuvent se développer sans un réseau d’universités performantes. Plusieurs classements internationaux ont vu le jour au cours des vingt dernières années. Ces classements sont le plus souvent basés sur des indicateurs qui combinent production et rayonnement scientifiques, qualité de l’enseignement et réputation auprès des entreprises.
Le tableau 4 présente le nombre d’universités africaines classées dans les listes de Shanghai (2023), THE-2023 (Times Higher Education) et QS (2023). Il en ressort que pour la liste de Shanghai 2023[17] énumérant les 1 000 premières universités, seules l’Afrique du Sud et l’Égypte tirent leur épingle du jeu en plaçant huit et sept universités (l’université du Cap parmi les 300 premières, l’université du Witwatersrand et l’université du Caire parmi les 400 premières). L’université nigériane d’Ibadan est classée dans le décile 801-900. La Tunisie et le Ghana ont chacun une université classée dans le dernier décile 901-1 000 (l’université de Sfax et l’université du Ghana).

Tableau 4 : Nombre d’universités africaines dans les trois principaux classements internationaux

 

Discussion et conclusion

L’approche scientométrique utilisée ici est une première étape dans l’analyse de la production scientifique en Afrique. Elle fournit un premier tableau de bord utile qui doit être amélioré avec des critères de mesure alternatifs et des approches plus adaptées au contexte africain.
Notre analyse quantitative confirme l’hégémonie de l’Afrique du Sud sur la production scientifique africaine tout en montrant une progression stable et continue de l’Égypte au cours des deux premières décennies de ce siècle. Le cas égyptien est intéressant car il montre un écosystème étonnamment résilient qui a résisté, jusqu’à présent, aux situations économiques instables. L’Égypte a même commencé à dépasser l’Afrique du Sud en termes de nombre de publications dans le domaine des STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) à partir de 2020, comme l’a également souligné Kigotho (2021). Cette trajectoire ascendante de l’Égypte pourrait s’expliquer par un environnement universitaire fortement institutionnalisé et une politique nationale ambitieuse fondée sur la mise en place d’initiatives d’incitations à la science, à la technologie et à l’innovation[18], avec le ratio R&D-dépenses/PIB le plus élevé d’Afrique. L’une de ces incitations est la nouvelle réglementation en matière de promotion universitaire, qui repose principalement sur l’évaluation scientométrique (Ali, 2024), même si ces approches d’évaluation des activités de recherche peuvent présenter plusieurs inconvénients importants[19] à moyen et à long terme.
Notre analyse semble valider les choix stratégiques effectués au cours de la dernière décennie par l’Égypte, le Maroc, l’Éthiopie et le Kenya. Ces choix stratégiques concernent la création et le développement de pôles scientifiques visibles à l’échelle internationale, l’adoption de normes internationales pour la formation et l’évaluation des chercheurs, leur rétention, ainsi qu’un solide effort d’inversion de la fuite des cerveaux et une mise en réseau efficace avec la diaspora scientifique. 
Le cas tunisien semble être symptomatique de nombreux écosystèmes scientifiques africains fragiles où les crises économiques et l’instabilité politique ont stoppé net une dynamique scientifique qui semblait très prometteuse au cours des années 1990 et de la première décennie du 21e siècle.
Les stratégies scientifiques de l’Afrique subsaharienne francophone laissent perplexe : un très faible nombre de publications indexées impliquant très probablement une très faible mise en réseau avec les communautés scientifiques internationales et, par conséquent, un accès limité et lent aux connaissances et innovations scientifiques récentes.
Si les efforts du Maroc et de l’Égypte et leurs stratégies s’institutionnalisent davantage, se consolident et s’accélèrent au cours des prochaines décennies, ils donneront naissance à deux centres scientifiques et technologiques continentaux qui rejoindront l’Afrique du Sud pour former trois pôles d’excellence scientifique sur le continent. En attendant l’émergence de nouveaux pôles à l’ouest (probablement au Nigeria et au Ghana) et à l’est (en Éthiopie et au Kenya) du continent, ces pôles devraient à l’avenir se concentrer beaucoup plus sur la coopération internationale africaine en matière de recherche (voir par exemple Cerdeira et al., 2023). Cela permettra à ces pôles continentaux de rayonner sur le reste du continent et d’assumer pleinement un rôle de phare scientifique, technologique et intellectuel pour la jeunesse africaine. 

 


 

Notes

[1] Scopus, par exemple, affirme que « les nouveaux contenus sont ajoutés à Scopus après un processus d’évaluation rigoureux par les experts en la matière du Content Selection and Advisory Board (CSAB) : un groupe international de scientifiques, de chercheurs et de bibliothécaires représentant les principales disciplines scientifiques ».

[2] https://data.worldbank.org/indicator/IP.JRN.ARTC.SC. Données fournies annuellement par la National Science Foundation (NSF) et donnant le nombre d’articles scientifiques et d’ingénierie publiés dans les domaines suivants : physique, biologie, chimie, mathématiques, médecine clinique, recherche biomédicale, ingénierie et technologie, et sciences de la terre et de l’espace. La NSF prend en compte le nombre d’articles provenant d’un ensemble de revues couvertes par le Science Citation Index (SCI) et le Social Sciences Citation Index (SSCI) fournis par Web of Science (Clarivate).

[3] https://www.scimagojr.com

[4] Mouton et Blanckenberg (2018) ont trouvé 3,2 % pour 2016, ce qui suggère une stabilisation relative entre 2016 et 2021.

[5] Détenant 70 % du PIB de l’Afrique en 2021.

[6] À savoir les domaines suivants répertoriés dans la base de données SCImago : histoire, philosophie, sciences sociales (divers), travail social, sociologie et sciences politiques.

[7]7 Nombre d’articles (H) du pays ayant reçu au moins H citations. Par exemple, jusqu’à la fin de l’année 2021, il y a eu 567 publications scientifiques de chercheurs d’Afrique du Sud qui ont été citées (chacune) au moins 567 fois.

[8] Créé par l’université de Stanford et Elsevier https://elsevier.digitalcommonsdata.com/datasets/btchxktzyw/4 

[9] Rapport de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, février 2019 (pour l’année 2016).

[10] https://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.SCIE.RD.P6. Nombre de chercheurs engagés dans la recherche et le développement (R&D), exprimé en millions. Source : Institut de statistique de l’Unesco (ISU) apiportal.uis.unesco.org/bdds.

[11] https://databank.worldbank.org/source/global-economic-monitor-(gem) 

[12] https://data.worldbank.org/indicator/FP.CPI.TOTL.ZG 

[13] https://databank.worldbank.org/Institutional-Quality/id/98e680fc 

[14] Le contrôle du syndicat national sur le monde universitaire a, par exemple, été symboliquement ratifié en janvier 2015 lorsque le plus grand campus universitaire de Tunisie a été rebaptisé du nom du dirigeant historique du syndicat national, Farhat Hachad.

[15] Le Cames est un organisme de coordination des questions d’enseignement supérieur et des systèmes de recherche (https://www.lecames.org/) regroupant 19 pays africains qui sont : Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Guinée, Guinée-Bissau, Madagascar, Mali, Niger, Rwanda, Sénégal, Tchad et Togo.

[16] https://elsevier.digitalcommonsdata.com/datasets/btchxktzyw/4 

[17] https://www.shanghairanking.com/rankings/arwu/2023

[18] Loi n° 23 de 2018 sur la mise en place d’incitations à la science, à la technologie et à l’innovation dans les établissements d’enseignement supérieur et les organismes de recherche scientifique égyptiens.

[19] Voir les principes de DORA (https://sfdora.org/) : Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche promouvant « l’utilisation responsable de mesures qui s’alignent sur les valeurs académiques fondamentales » et une « représentation plus large des chercheurs dans la conception de pratiques d’évaluation de la recherche qui s’attaquent directement aux inégalités structurelles dans le monde universitaire ».

Bibliographie

Ali, M. F. (2024). Is there a “difference-in-difference”? The impact of scientometric evaluation on the evolution of international publications in Egyptian universities and research centres. Scientometrics, 129, 1119-1154. https://doi.org/10.1007/s11192-023-04911-2

AOSTI (African Observatory of Science, Technology and Innovation) (2013). Science, technology and innovation policy-making in Africa: An assessment of capacity needs and priorities. Working Paper no 2. 

Arowosegbe, J. O. (2016). African scholars, African studies and knowledge production on Africa. Africa, 86(2), 324-338. https://doi.org/10.1017/S0001972016000073

Asubiaro, T., Onaolapo, S., & Mills, D. (2024). Regional disparities in Web of Science and Scopus journal coverage. Scientometrics, 129, 1469-1491. https://doi.org/10.1007/s11192-024-04948-x

Ba, M. P., & Cury, P. (2022). The Transformation of Africa’s Knowledge: Thinking African futures in response to global challenges. Global Africa, (1), pp. 64-65.

Broussalian, K. (2011). Overcoming Colonial Vestiges in Cote d’Ivoire and Ghana. Journal of Political Inquiry, 2, 1-40. http://www.jpinyu.com/wp-content/uploads/2015/01/overcoming-colonial-vestiges-in-cote-d-ivoire-and-ghana.pdf

Cerdeira, J., Mesquita, J., & Vieira, E. S. (2023). International research collaboration: is Africa different? A cross-country panel data analysis. Scientometrics, 128, 2145-2174. https://doi.org/10.1007/s11192-023-04659-9  

Crawford, G., Mai-Bornu, Z., & Landström, K. (2021). Decolonising knowledge production on Africa: why it’s still necessary and what can be done. Journal of the British Academy, 9(s-1), 21-46. https://doi.org/10.5871/jba/009s1.021

Fonn, S., Ayiro, L. P., Cotton, P., Habib, A., Mbithi, P. M. F., Mtenje, A., ... & Ezeh, A. (2018). Repositioning Africa in global knowledge production. The Lancet, 10153(392), 1163-1166.

Kigotho, W. (2021). Egypt’s peer-reviewed publication output best in Africa. University World News (Africa Edition). 3. https://www.universityworldnews.com/post.php?story=20210601132933694

Livsey, T. (2017). Nigeria’s University Age. Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies Series. Palgrave MacMillan Edition.

Mouton, J. (2018). African science: a diagnosis. Dans J. Mouton & C. Beaudry (eds.), The Next Generation of Scientists in Africa (pp. 3-12). African Minds Publishers.

Mouton, J., & Blanckenberg, J. (2018). African science: a bibliometric analysis. Dans J. Mouton & C. Beaudry (eds.), The Next Generation of Scientists in Africa (pp. 13-25). African Minds Publishers.

Prah, K. K. (2018). The Challenge of Decolonizing Education. Center for Advanced Studies of African Society. South Africa.

Sooryamoorthy, R. (2018). The production of science in Africa: an analysis of publications in the science disciplines, 2000–2015. Scientometrics, 115, 317-349. https://doi.org/10.1007/s11192-018-2675-0


Pour citer l'article :

APA 

El-Aroui, M.-A. (2024). Dynamiques et écosystèmes de la publication scientifique en Afrique : une analyse scientométrique sur les deux premières décennies du 21e siècle. Global Africa, (7), pp. 62-83. https://doi.org/10.57832/3y5v-jg98 


MLA 

El-Aroui, M.-A. "Dynamiques et écosystèmes de la publication scientifique en Afrique : une analyse scientométrique sur les deux premières décennies du 21e siècle". Global Africa, no. 7, 2024, p. 62-83. doi.org/10.57832/3y5v-jg98 


DOI 

https://doi.org/10.57832/3y5v-jg98 


© 2024 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0

bottom of page