Éditorial
Jub, Jubal, Jubanti :
l’appel à la décolonisation de l’administration sénégalaise
Global Africa
Le comité de rédaction est dirigé par Mame-Penda Ba, professeure en sciences politiques à l'Université Gaston Berger et directrice du LASPAD.
numéro :
Les administrations africaines :
décolonialité, endogénéité et innovation
African Administrations:
Decoloniality, Endogeneity, and Innovation
Tawala za Kiafrika:
kuacha ukoloni, endogeneity na ubunifu
:الإدارات الأفريقية
إنهاء التركة الاستعماريّة، المحلّيّة والابتكار
Publié le :
20 juin 2024
ISSN :
3020-0458
06.2024
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Plan de l'article
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Un vent de changement souffle en Afrique. Au cours des deux dernières décennies, l’appel à la décolonisation s’est fait de plus en plus pressant. Il s’est manifesté par des mouvements de la société civile tels que « Y en a marre » au Sénégal, le « Balai citoyen » au Burkina Faso, « La Lucha » et « Filimbi » en République démocratique du Congo, ou encore « Rhodes Must Fall » en Afrique du Sud. Ces mouvements ont été particulièrement efficaces pour sensibiliser l’opinion publique et développer une conscience collective en critiquant vivement l’État kleptocratique postcolonial. Ils sont tout aussi importants en raison de leur critique radicale de la « matrice coloniale du pouvoir » et de son corollaire en Afrique francophone, la Françafrique, qui structure la relation néocoloniale entre la France et ses anciennes colonies.
La conscience décoloniale qui a été amplifiée par ces mouvements sur le continent a atteint un nouveau sommet au cours des cinq dernières années. En Guinée, au Niger, au Burkina Faso et au Mali, par exemple, la critique de l’État postcolonial a légitimé les coups d’État de militaires qui ont ancré leur discours politique dans un message anticolonial, plus précisément anti-Français, conduisant parfois à la rupture des liens diplomatiques avec l’ancien colonisateur. S’y ajoutent d’autres facteurs opératoires comme les réseaux d’alliance internationaux et la stratégie anti-occidentale de la Russie et d’autres puissances.
Ces changements politiques menés par des régimes militaires populistes et antidémocratiques se sont développés de manière plus sophistiquée au Sénégal. Le Pastef[1], le parti politique actuellement au pouvoir qui a récemment remporté les élections présidentielles au Sénégal, a fondé son engagement politique sur un discours similaire de critique radicale de ce qu’ils présentent comme un système postcolonial, donc fondé sur les prémisses de la colonialité, soutenu et légitimé par l’Occident. La large victoire du Pastef à la présidence sénégalaise et la popularité de son leader, Ousmane Sonko, à travers le continent nous invitent à poser la question de la centralité progressive de la perspective décoloniale et de ses implications pour l’État et l’administration publique au Sénégal en particulier, mais aussi en Afrique plus généralement.
Si l’émergence du phénomène Pastef est si importante au point de constituer l’éditorial d’un numéro spécial d’une revue panafricaine portant sur « Les administrations africaines : décolonialité, endogénéité et innovativité », c’est parce qu’il nous permet de réfléchir clairement à la possibilité réelle d’un État postcolonial africain décolonial, c’est-à-dire débarrassé de ses scories issues de la colonisation et qui ont perduré depuis les indépendances il y a plus de soixante ans. Le Sénégal a toujours été présenté comme un laboratoire de construction de la démocratie. Aujourd’hui, ce qui pourrait s’assimiler à une expérimentation décoloniale en cours de la démocratie confirme cette réputation, car il nous permet de voir à l’œuvre (et donc de penser) des possibilités d’engagement de l’État avec des concepts tels que la « décolonialité », l’« innovativité » et l’« endogénéité » et la nécessité, ou non, d’engager les administrations africaines dans cette perspective.
L’entreprise politique de Pastef repose sur ce que ses fondateurs appellent le « Projet ». Le Projet, abréviation de « projet de rupture systémique », est orienté vers un éthos panafricain fondé sur des réalités endogènes, et déterminé à décoloniser l’État et l’administration. Le Pastef propose de se débarrasser d’une tradition qui, selon eux, n’a pas réussi à changer la nature prébendière de l’administration, maintenant ainsi les masses et le pouvoir politique dans un état de dépendance à l’égard des puissances coloniales. Un tel projet se matérialisera, selon eux, par une rupture épistémique, politique et économique.
La rupture épistémique se manifeste d’abord par un processus de refondation des imaginaires et des valeurs et la centralité des langues locales dans la conceptualisation et la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques, toutes tournées vers la recherche de la souveraineté (dans la politique monétaire ou judiciaire, la gestion des ressources naturelles, les relations internationales, l’éducation, l’agriculture…). Un exercice pédagogique a été entrepris à travers le Projet, celui du Jub, Jubal, Jubanti, qui célèbre les vertus de droiture, de probité et d’exemplarité, il doit transparaître dans tous les secteurs. Ce credo a pris une tonalité décoloniale particulière lorsque la première correspondance envoyée par le nouveau Président, Bassirou Diomaye Diakhar Faye, à « tous les fonctionnaires et agents de l’administration du Sénégal », considérés comme le « cœur battant [du] pays », les encourageait à comprendre que leur mission première est de servir le peuple sénégalais et le bien commun et donc « à incarner pleinement les principes de Jub, Jubal, Jubanti ». La position épistémique de Pastef et ses conséquences – le recentrement des missions de l’administration et les valeurs sénégalaises – s’attachent à créer une nouvelle grammaire constitutive des relations administratives, et le vocabulaire qu’elle utilise est clairement enraciné dans les cultures. C’est pourquoi les populations ont pleinement adhéré à son discours et continuent de célébrer la possibilité d’amorcer une rupture systémique avec la tradition postcoloniale qui n’a jamais pu se détacher des principes de la colonialité.
L’utilisation du wolof pour conceptualiser le projet et décoloniser l’auditoire de la gouvernance postcoloniale n’est pas fortuite. Elle s’inscrit dans la tradition du parti politique de remettre en cause la suprématie des modes européens de définition du monde et de s’engager clairement dans la possibilité de penser le monde dans les langues africaines. Ousmane Sonko l’a clairement exprimé dans plusieurs de ses discours et va même jusqu’à prôner l’utilisation du wolof dans le système scolaire sénégalais, ce que Moustapha Guirassy, le ministre de l’Éducation, s’est engagé à réaliser.
Pourtant, malgré ce virage apparemment décolonial, ce nouveau gouvernement semble déjà se perdre dans des contradictions liées à un manque de consistance dans son rapport au concept de décolonialité. Deux exemples : la continuation du patriarcat et le recours non critique à la modernité qu’ils défendent.
En effet, malgré sa revendication de rupture systémique, le Pastef n’a pas réussi à échapper aux spectres du patriarcat, l’un des piliers de la colonialité. Oyeronke Oyewumi, spécialiste nigériane des questions décoloniales, montre dans son ouvrage The Invention of Women[2] que l’une des particularités de l’État colonial est d’avoir effacé les femmes des instances de prise de décision. Non seulement les administrations coloniales ont lu l’Afrique à travers un regard sexiste, mais elles ont également organisé l’administration coloniale de manière à ce que les femmes n’aient pas les mêmes chances que les hommes d’aller à l’école et d’occuper des postes de pouvoir. L’effet le plus direct de cette culture politique sexuée sur le continent africain, auquel il faut ajouter le rôle décisif des religions révélées, est l’occultation naturalisée des femmes des espaces de décision dans l’État postcolonial. Il est donc important de noter qu’un engagement décolonial avec l’État et l’administration ne peut se limiter à une critique de l’assujettissement épistémique, économique et politique du Sud par les puissances du Nord. Un engagement décolonial implique également la nécessité de revisiter les processus historiques qui ont conduit à la naturalisation du patriarcat pour trouver les moyens de s’en détacher. La décolonisation implique une volonté de s’engager dans les histoires et les historicités qui ont légitimé l’inégalité de genre. Le fait que la direction du Pastef soit profondément dominée par des hommes âgés de 40 à 55 ans et la quasi-absence de femmes dans le nouveau gouvernement traduisent les limites de leur position décoloniale. Ceci est particulièrement important dans un pays qui, jusqu’à récemment, avait fait d’importants efforts en matière de parité hommes-femmes.
De plus, malgré la revendication traditionnelle du Pastef de la nécessité de décoloniser, il existe un paradoxe intrinsèque au paradigme dit « décolonial » qu’il propose. L’appel à la décolonisation de l’administration, par exemple, est inséparable du désir fréquemment exprimé de « moderniser » l’institution. Or, dans la tradition décoloniale, il n’y a pas d’espace pour des modernités alternatives. L’idée même de décolonialité est une critique des traditions anticoloniales et postcoloniales qui dissocient la modernité de la colonialité. L’universalisation du logos provincial du xviiie siècle, qui a conduit à l’essentialisation du sujet occidental, l’idée de progrès, l’État de droit et la naturalisation des grands ensembles sont les conditions mêmes de la déshumanisation des sujets et des cultures africaines. La tradition décoloniale n’envisage donc pas la possibilité d’une Afrique moderne alternative. Dans une perspective décoloniale, un engagement endogène fort avec les épistémologies locales doit conduire à des modes d’être et d’imaginer des futurs qui échappent à la modernité.
Dès lors, d’un point de vue scientifique et en partant du postulat que la décolonialité, en tant que concept, a un sens précis ancré dans une histoire particulière, le Pastef ne peut être présenté comme un mouvement décolonial étant donné son incapacité à se détacher de la perspective moderne/coloniale, même s’il peut être présenté comme anticolonial, postcolonial, endogène, voire conservateur.
Cependant, que le Pastef soit ou non un mouvement décolonial en soi importe peu. Notre rôle, en tant qu’intellectuels, ne doit pas se limiter à contenir notre réflexion aux aléas du cadrage conceptuel. L’importance du concept décolonial n’est pas déterminée par sa capacité à décerner une médaille à ceux qui sont dignes d’entrer dans le cercle des éveillés. Au contraire, le concept de décolonialité est important car il nous permet de comprendre les processus qui peuvent conduire à une meilleure compréhension du présent et des complexités de l’avenir des sujets du Sud global. En ce sens, la question de savoir qui est décolonial ou non importe moins que la manière dont le concept de décolonialité peut nous permettre de mieux comprendre pourquoi et comment l’Afrique peut échapper aux affres de la tradition coloniale. Cette perspective conduit à se demander, outre le concept de décolonialité, quels types d’innovations la prise en compte des réalités locales permet-elle ? L’enjeu fondamental est là : que la prise en compte des valeurs, de l’endogénéité ne soit ni une idéalisation du passé, ni un enfermement passéiste, mais bien une façon de se projeter, de créer du nouveau, de l’innovant. Or, souvent le risque est de voir dans le local et les valeurs endogènes un héritage intangible, une référence ultime : une fin en soi. Or justement, il s’agit d’un point de départ pour créer quelque chose de nouveau.
Ces questions montrent que ce numéro spécial est particulièrement opportun. Dans un monde universitaire où les politiques de publication penchent trop souvent vers des sujets à la mode, nous appliquons le cadre décolonial à l’un des espaces les plus complexes de l’État postcolonial : les administrations postcoloniales. Cependant, plutôt que de s’orienter vers la célébration du décolonial et le rejet d’autres cadres, plutôt que de savoir qui est décolonial ou qui ne l’est pas, la question que nous posons est la suivante : comment le concept de décolonialité peut-il nous aider à mieux comprendre les réalités changeantes actuelles et les expériences (décoloniales ?) telles que l’élection récente de Bassirou Diomaye Diakhar Faye à la présidence du Sénégal ? En d’autres termes, que peut nous apporter la décolonialité lorsque nous tentons de penser l’avenir de l’administration postcoloniale ? Mieux encore, l’impossibilité de mettre en œuvre des positions décoloniales radicales devrait-elle disqualifier d’importants changements dans le monde postcolonial ? Plutôt que la décolonialité, y a-t-il d’autres cadres, à savoir l’endogénéité, voire l’innovation, qui nous permettent de développer les conditions d’une vie bonne qui échappe aux limites de la colonialité, et à son corollaire, la condamnation de l’Africain à ce que Césaire appelait « l’attitude stérile du spectateur »[3] ?
Notes
[1] Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité.
[2] Oyewumi, O. (1997). The invention of women: Making an African sense of western gender discourses. University of Minnesota Press.
[3] Césaire, A. (1996). Demetrio Yocum. The Post-colonial Question: Common Skies, Divided Horizons, 221.
Bibliographie
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Pour citer l'article :
Global Africa. (2024). Jub, Jubal, Jubanti : l’appel à la décolonisation de l’administration sénégalaise. Global Africa, (6), pp. 6-9. https://doi.org/10.57832/5qm7-yy85
Global Africa. « Jub, Jubal, Jubanti : l’appel à la décolonisation de l’administration sénégalais ». Global Africa, no. 6, 2024, p. 6-9. doi.org/10.57832/5qm7-yy85
https://doi.org/10.57832/5qm7-yy85
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