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Actualité des SHS

Cinquième conférence biennale de l’Association des études africaines d’Afrique (AEAA)

Toussaint Murhula Kafarhire, S.J.

Professeur de science politique

Université Loyola du Congo, RDC

kafmurhula@gmail.com

numéro :

Varia

Miscellaneous

Vinginevyo

متفرقات

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Publié le :

20 mars 2024

ISSN : 

3020-0458

05.2024

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Plan de l'article

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Le cinquième congrès biennal de l’AEAA

Du 24 au 28 octobre 2023, l’Association des études africaines d’Afrique (AEAA) s’est réunie à Lubumbashi, en République démocratique du Congo, pour célébrer son dixième anniversaire. Au cours de cette cinquième conférence biennale organisée autour du thème « Rapatrier l’Afrique : problématiques anciennes et perspectives critiques », les chercheurs, les activistes et les décideurs politiques ont été encouragés à changer leur point de vue épistémologique, à élargir le champ de la réflexion sur les questions africaines, et à développer une nouvelle pensée sur la justice culturelle dans la longue histoire du pillage colonial occidental des valeurs humaines, matérielles et immatérielles de l’Afrique. Le thème principal de la conférence a été alors articulé autour de quatre axes : la restauration, la réparation, le rapatriement et la restitution.
L’AEAA a été fondée en 2013 à l’Université du Ghana, où elle est hébergée par l’Institut d’études africaines (Institute of African Studies, IAS). Comme l’affirme la professeure Akosua Adomako Ampofo, l’une des membres fondateurs :
Cette initiative était la réponse des universitaires et des activistes africains sur le continent africain pour avoir un espace […] où nous pourrions déterminer un programme pour l’étude de l’Afrique ; où nous pourrions partager nos diverses connaissances, en particulier avec la jeune génération […] ; où nous pourrions discuter de notre bien-être professionnel en tant que praticiens ; et où nous pourrions défendre nos intérêts mutuels.
Pour tenir sa promesse de couvrir progressivement l’ensemble du continent, l’association organise tous les deux ans une conférence panafricaine chaque fois dans un pays différent afin de débattre des questions importantes qui se posent sur le continent. La conférence de 2023 a pour la première fois eu lieu dans un pays francophone. Il s’agissait d’un moment unique pour créer des ponts à l’intérieur et au-delà du continent et sa diaspora afin de guérir des blessures héritées des expériences coloniales et postcoloniales. Des universitaires sont venus du monde entier[1] pour partager leurs idées, produire de nouvelles connaissances, diffuser les résultats de leurs recherches, ou simplement créer un espace de partage de l’ubuntu.[2] Pendant ces quatre jours, Lubumbashi est devenue le lieu de rencontre et de réconciliation entre le passé et le présent, ouvert aux échanges, et permettant d’apprendre les uns des autres. Il n’y aurait pas eu de meilleure occasion pour nous que l’élan de l’AEAA créé à Lubumbashi pour consolider la conscience de notre histoire partagée, développer des solutions internes aux crises actuelles, et nous convaincre de notre avenir commun.
En marge de cette conférence, Lubumbashi a également accueilli l’une des trois sessions de la sixième édition du Congrès international d’études africaines et de la diaspora africaine (International Congress of African and African Diaspora Studies, ICAADS) qui célébrait le soixantième anniversaire de l’Union africaine. Les africanistes avaient exprimé le besoin de ressusciter l’ICAADS pour marquer cette étape importante dans la vie intellectuelle de l’Afrique. Ils voulaient aussi se souvenir du cinquantième anniversaire de la troisième rencontre de l’ICAADS à Addis-Abeba (1973), donnant ainsi « un nouvel élan à l’extraordinaire dynamique de transformation mondiale des études africaines, qui a commencé au Ghana en 1962 avec le premier Congrès international d’études africaines ».
Rappelons que le premier congrès international a eu lieu à Accra en 1962, et les réunions subséquentes se sont respectivement tenues à Dakar (1967), Addis-Abeba (1973), Kinshasa (1978) et Ibadan (1985). Puisqu’aucune autre réunion n’a eu lieu après celle d’Ibadan, l’intention des africanistes était de rassembler, justement, les différentes associations des études africaines et de la diaspora pour célébrer l’unité du continent et le panafricanisme dans son parcours intellectuel.
 

Décortiquer le concept de restitution : entre signification et expérience

La conférence de l’AEAA 2023 a eu pour objectif d’aborder un certain nombre de questions conformément à sa mission de rendre pertinente la production de connaissances sur le continent pour l’élaboration de politiques et la transformation sociale. Ainsi, pendant quatre jours, les participants se sont penchés sur la nécessité d’identifier les obstacles inhérents à la réparation, à la restauration, au rapatriement et à la restitution du patrimoine culturel africain spolié par l’Occident colonial. Si ces importants biens spirituels africains ne sont pas restitués, le socle culturel du développement restera fragile. Quelles sont donc les conditions nécessaires à une restitution juste et équitable du patrimoine culturel africain ? Que faudrait-il pour sensibiliser les parties prenantes à l’impact positif de la restitution ? Les universitaires ont débattu pendant ces quatre jours à Lubumbashi autour de quatre axes que sont la réparation, la restauration, le rapatriement et la restitution, en explorant une nouvelle perspective africaine, en générant de nouvelles connaissances, et en remettant en question les arguments contre la restitution, dont la plupart sont ancrés dans une perspective eurocentrique.
En revisitant les politiques coloniales et les héritages du pillage, leurs fondements idéologiques, la conférence a également proposé une souveraineté académique et une réappropriation de l’interprétation de nos expériences quotidiennes, de la perspective historique et actuelle. De ce fait, la conférence a non seulement réévalué les conséquences de l’héritage épistémique eurocentrique, mais a également identifié ces perspectives canonisées comme l’obstacle majeur à la demande de restauration, de réparation, de rapatriement et de restitution du patrimoine culturel de l’Afrique détenu par l’Occident.
Le débat sur la restitution est certainement ouvert et pressant. « Rapatrier l’Afrique : problématiques anciennes et perspectives critiques » a été comme un cri de ralliement des activistes des milieux universitaire et artistique qui se sont rendus à Lubumbashi dans l’espoir de visiter Shilatembo, le lieu où a été assassiné le Premier ministre congolais élu, Patrice Émery Lumumba, le 17 janvier 1961. L’assassinat de Lumumba représente pour la plupart des Africains l’hypocrisie des indépendances face au régime colonial et sa volonté de promouvoir un leadership africain pro-occidental. Grâce aux nouvelles perspectives acquises au cours de la conférence, nous constatons qu’une jeune génération de chercheurs africanistes postcoloniaux a atteint la maturité pour remettre en question les fondements mêmes des hypothèses et des assomptions que nous avons longtemps prises pour acquises.
Ainsi, la métaphore du « rapatriement de l’Afrique » est censée signifier en outre l’élargissement du champ d’analyse afin d’échapper aux stéréotypes étroits hérités des stéréotypes occidentaux canonisés. Mais quelle est l’Afrique qui doit être rapatriée ? Et d’où ? L’approche de Pedro Monaville sur la restauration, par exemple, examine de manière critique la mémoire, l’héritage et l’utilisabilité des mouvements révolutionnaires d’étudiants face à cette ruse occidentale, tout en se demandant ce qui doit être restauré et ce qui doit être réinventé par rapport à l’héritage du passé colonial.
La conférence a également soulevé l’importance de comprendre les coûts politiques, économiques, éthiques et moraux – réels ou imaginaires – d’un tel projet. Qui gagne, qui perd, et que perdent-ils dans la mise en œuvre de la restitution ? La revendication fondamentale de la conférence de l’AEAA 2023 a été de désacraliser la vision dominante de l’Afrique, une position défendue par les parties prenantes occidentales dans le débat sur la restitution, et les connaissances enracinées dans des images coloniales des Africains, produites par les Occidentaux pour la consommation occidentale. Il est tout simplement important de s’accorder sur le principe de la restitution des artefacts africains et de ramener sur le continent toutes les archives coloniales afin que les chercheurs africains puissent y avoir facilement accès. Tout aussi important pour cette jeune génération de chercheurs africains : les études africaines devraient ouvrir des espaces facilitant les échanges sur des questions importantes pour les Africains. La conférence était en effet la continuation d’un travail inachevé pour tenter d’accéder à l’indépendance, la souveraineté et l’autodétermination de l’Afrique, en reprenant le sujet brûlant de la restitution qui a émergé presque chaque décennie depuis les indépendances.
Prenons par exemple l’idée, ancrée dans l’esprit de la plupart des Occidentaux, selon laquelle l’Afrique est pauvre. Ce stéréotype ne sert qu’à justifier de mauvaises politiques comme l’aide étrangère, alors qu’en réalité, ce qui est nécessaire, c’est la justice dans le commerce international. Consciente de cette épistémè opérationnelle occidentale – et prenant en compte d’autres facteurs conditionnant la production de connaissances –, la position sur le rapatriement de l’Afrique suggère de se réapproprier le discours sur l’Afrique et de ramener le patrimoine culturel matériel et immatériel africain qui constitue le lieu d’où la pensée postcoloniale occidentale tire sa légitimité épistémologique, tout en perpétuant la violence coloniale symbolique sur laquelle Valentin-Yves Mudimbe a écrit avec autant d’éloquence.
Le professeur Alexis Takizala, fondateur et recteur de l’Université Nouveaux Horizons (UNH) qui a accueilli la conférence aux côtés du Centre Arrupe pour la recherche et la formation (CARF), affirme à juste titre que « le plus grand bien que l’on puisse voler à une personne, c’est son identité. Vous la videz de sa personnalité et de son âme, pour ainsi dire. À la place, vous créez chez elle un complexe d’infériorité, la poussant à douter d’elle-même. C’est tout ce dont on a besoin pour dominer un peuple. Il y a plusieurs façons de le faire, notamment en lui répétant à longueur de journée qu’elle ne vaut rien, que ni elle ni aucun autre membre de sa famille n’est assez bon pour quoi que ce soit. Ainsi, leur culture est vue comme une sous-culture, une pseudo-culture ».
Les questions débattues ont été extrêmement critiques, ayant des implications ontologiques, épistémologiques et éthiques qui expliquent pourquoi le débat sur la restitution est récurrent tout au long de l’ère postcoloniale en l’Afrique. Il est par exemple impossible, jusqu’à ce jour, aux personnes d’ascendance africaine de vivre une vie pleinement humaine et humanisante sans réclamer réparation, restauration, et justice contre le système colonial qui foula au pied l’humanité même des Noirs. L’idée de séquestrer des artefacts africains dans des donjons occidentaux appelés « musées » fut, de ce fait, une stratégie à double visée : d’abord, présenter les cultures d’Afrique comme exotiques et rétrogrades, et par conséquent, justifier l’œuvre civilisatrice de la colonisation. Ensuite, maximiser les productions intellectuelles et la rente capitaliste sur des ressources culturelles et spirituelles originaires d’Afrique, dont la mission et l’originalité soustrayaient à toute valeur marchande.
De toute évidence, les universitaires africains et ceux de la diaspora ont pris conscience que les torts causés à l’Afrique par la colonisation, sans parler de la traite négrière, n’ont pas encore été corrigés. Ils ont réclamé à Lubumbashi le droit d’affiner, de redéfinir et de repenser le débat sur les conditions nécessaires à la restitution des biens matériels et immatériels qui, s’ils ne sont pas restitués, restent le bastion du contrôle politique, de la domination épistémologique et de l’exploitation économique par l’Occident. L’ambassadeur d’Antigua-et-Barbuda Dorbrene E. O’Marde, vice-président de la Commission des réparations de la Communauté caribéenne – Caricom (Caribbean Community) Reparations Commission, (CRC), a fait valoir avec force que l’Occident a déjà accepté de réparer ses erreurs passées, lorsqu’il a évoqué la présentation d’excuses et le versement de sommes d’argent à titre de réparation dans le cas des Américains d’origine japonaise, des Esquimaux, des Amérindiens, des Maoris en Nouvelle-Zélande, etc.
Les participants à la conférence ont estimé que le rapatriement des biens et patrimoines ne serait pas suffisant s’il ne s’accompagnait pas d’une réparation (morale et matérielle) des dommages causés par ces spoliations coloniales, dont les conséquences sont encore perceptibles dans le système mondial actuel. En décomposant la question de la restitution, la conférence a fait prendre conscience de l’urgence de la réparation, du rapatriement et de la restauration, avant de se concentrer sur la restitution des biens matériels et immatériels. Pour la plupart des défenseurs de l’Afrique, l’équivoque des acteurs occidentaux qui défendent la pénurie logistique en Afrique révèle la crainte de l’Occident de perdre une importante source de pouvoir et de revenus qui serait transférée en l’Afrique.
 

Quelques obstacles inhérents à la réparation, la restauration, le rapatriement et la restitution du patrimoine culturel africain

Il n’est pas rare de rencontrer des résistances en Occident sur la question de la restitution du patrimoine culturel matériel et immatériel de l’Afrique volé avant, pendant, et même après l’ère coloniale. Ces arguments ne sont pas seulement produits de manière exogène, légitimés par ce que Mudimbe a appelé la « bibliothèque coloniale[3] », un ensemble de connaissances produites à cette fin, mais ils sont également endogènes en tant qu’expression du sentiment d’infériorité, de la haine de soi et de l’assujettissement intériorisé expliqués par Frantz Fanon.[4] D’où l’importance de commencer par l’axe de la restauration qui a focalisé les débats et l’attention analytique sur la stigmatisation des cultures et des savoirs africains (Christophe Essomba), le dénigrement des cultures africaines (Lawrence Abiona), et les préjugés culturels tels que le genre, la linguistique ou le sens.
On ne saurait trop insister sur la pertinence de la question de la restitution aujourd’hui. En effet, les justifications venant de l’extérieur de la conservation du patrimoine culturel africain dans les musées, bibliothèques, archives et universités occidentaux d’une part, et les rejets au niveau local de cette idée sous prétexte que la conservation posera un problème, d’autre part, reflètent la dialectique à laquelle nous avons déjà fait allusion plus haut. J’aimerais croire qu’il y a des gens de bonne foi de part et d’autre de ces oppositions, mais c’est une bonne foi naïve si tel est le cas. Ils seraient de ceux qui croient que la colonisation a été une bénédiction qui a profité à l’Afrique à bien des égards. En réalité, arracher ces objets-sujets à l’Afrique, quelle que soit la méthode utilisée (razzias, achats, cadeaux, etc.), faisait partie d’une stratégie de sevrage des Africains de leurs croyances, traditions, et ancêtres, afin de les faire entrer dans une Weltanschauung[5] occidentale. En réalité, cette stratégie délibérée du colonisateur était intentionnellement élaborée pour dépouiller l’Afrique de son âme, de reléguer au second plan la vision africaine du monde et, progressivement, d’effacer sa mémoire ancestrale considérée comme mauvaise, maléfique, et même dangereuse. Pourtant, ces biens culturels et ces valeurs spirituelles n’avaient pas pour fonction d’alimenter le capitalisme ou de meubler les musées ; ils étaient au contraire des lieux de convergence communautaire, de mémoire aussi, et des méthodes de stockage auxquels les Africains avaient recours pour conserver et transmettre leur sagesse, leurs religions, et leurs connaissances des mondes visibles et invisibles.
La naïveté de croire en une bonne intention derrière la pernicieuse institution coloniale contribue également à maintenir un système qui a consacré la prédation, la domination, et l’exploitation de l’Afrique. Les disparités et les injustices existantes sont le résultat du racisme consacré qui sous-tend cette politique coloniale. D’autre part, croire que l’Afrique précoloniale n’avait rien de bon à offrir, aucune forme d’État, aucune culture ou civilisation est une tentative de pallier le sentiment de supériorité culturel de l’Occident. Ces attitudes, acquises, résultent d’une position herméneutique de l’Europe coloniale, enseignée dans les écoles et dans d’autres institutions coloniales (paroisses), et correspondent à ce que Martin Heidegger et Hans-Georg Gadamer ont respectivement appelé « préstructures de la compréhension » et « préjugés de l’interprète ». En d’autres termes, la position intellectuelle de l’Occident fut biaisée dès le départ car elle découle de l’historicité, de l’état adventice, de la facticité et du positionnement de son auteur. Ainsi, l’énorme corpus de connaissances produit sous le système colonial répondait à l’impératif d’une éthique politiquement incorrecte de l’époque.
Cette attitude d’autosatisfaction occidentale a réussi à produire son opposé en Afrique, une attitude défaitiste, et un système qui intronise l’Occident comme autorité morale et politique du monde. Comble d’hypocrisie, aujourd’hui encore, les politiques africaines de développement économique ou culturel se décident à Paris, Londres, Washington, Genève, New York, etc. L’Occident continue à parler au nom des Africains pour définir ses besoins. C’est simplement déshumanisant ! Les conséquences d’une telle confiscation de la parole justifient aussi l’accaparement du patrimoine culturel et spirituel de l’Afrique, y compris l’interprétation même de ce que ces artefacts volés représentent pour l’Afrique.
Ce parti pris culturel de l’Occident a ordonné et légitimé le dépouillement colonial des expressions spirituelles et culturelles de l’Afrique, dans sa stratégie d’effacement des mémoires et de réécriture des esprits par le biais des structures coloniales. En conséquence, les Africains ont renoncé à l’âme même de leur être pour embrasser l’assimilation et l’occidentalisation sous la forme de religion, de civilisation, de langue et d’autres expressions de la spiritualité qui permettent de donner symboliquement un sens aux événements de la vie quotidienne. La codification et la canonisation des connaissances produites par l’Occident qui ont suivi n’étaient pas politiquement fortuites ni économiquement désintéressées. Pour maintenir le statu quo d’un système qui profite à l’Occident, il était important de pousser les Africains à abandonner leurs pratiques pour embrasser celles de l’Europe.
Cependant, en ce 21e siècle, cette posture intellectuelle ne devrait plus être moralement défendable. Pourquoi ? Parce que c’est précisément l’une des sources majeures du problème auquel est confrontée aujourd’hui non seulement l’Afrique, mais le monde entier. C’est l’arrogance scientifique de l’Europe du 18e siècle qui a refusé aux autres le droit d’être différents, de pratiquer leur spiritualité et de ne pas maltraiter l’environnement. Comme l’affirme le pape François en 2015 dans sa lettre encyclique Laudato Si (au no. 139)[6], nous ne sommes pas confrontés à une multitude de crises qui se traduisent par des crises écologiques, des disparités sociales, l’immigration, le racisme, etc. Il s’agit d’une seule et même crise et elle est profondément spirituelle. La survivance de l’ordre colonial semble presque naturelle parce qu’il y a des gens qui en tirent profit. Mais maintenir cet ordre des choses, c’est condamner le monde au suicide. À Lubumbashi, la jeune génération d’universitaires africains n’est pas de ceux qui acceptent tout ce qu’on leur dit sans se poser de questions. Elle se méfie des soi-disant bonnes intentions de l’Occident envers l’Afrique. Elle exige que les symboles et le patrimoine culturels et spirituels de l’Afrique soient restitués à leurs places légitimes. Ces places ne seront pas dictées par les colons. Elles émergeront des conversations nationales et des communautés locales. À ce tournant historique, la conférence de l’AEAA 2023 tenue à Lubumbashi a été d’une importance capitale, en incitant de nouvelles interprétations à émerger de jeunes chercheurs, à ébranler les croyances existantes, et de nouvelles vérités sur l’histoire à être articulées.
 

Quelques recommandations et résultats de la conférence

Un certain nombre de résolutions a été adopté à l’issue de ces débats. Elles visaient différentes parties prenantes, notamment les organisations internationales telles que l’ONU et l’Union africaine, les gouvernements et les décideurs africains, les universitaires et les autorités académiques, la diaspora africaine, les artistes et les communautés locales.
Parmi les recommandations importantes formulées à la fin de la conférence, les participants ont demandé :
(1) Les gouvernements africains doivent disposer d’un organe de coordination chargé d’échanger les expertises et connaissances sur la question de la restitution et de la réparation, ouvert et accessible aux collègues des Caraïbes. Ces organes nationaux de coordination de la restitution s’occuperont également du travail de plaidoyer auprès de l’Union africaine et des Nations unies, afin de poursuivre la conversation aux niveaux continental et mondial. En effet, les représentants de ces organismes nationaux peuvent former une commission d’experts au sein de l’Union africaine afin d’exploiter l’influence mondiale dans la négociation et le plaidoyer en faveur de la restitution et de la réparation dues à l’Afrique.
(2) L’élaboration de projets de loi relatifs à la réparation, à la restauration, au rapatriement et à la restitution des biens matériels et immatériels de l’Afrique. Les lois adoptées par la suite devront être enseignées dans les écoles, de l’école primaire à l’école secondaire, afin que les jeunes et les citoyens africains soient davantage sensibilisés à la question du besoin de justice sociale, historique, culturelle et épistémologique de l’Afrique.
(3) Les nations africaines devraient créer des panthéons nationaux pour accueillir et conserver les reliques et les restes humains qui vont revenir, car cela fait également partie du projet de rapatriement. Il pourrait également s’agir de cimetières nationaux où nos ancêtres exilés trouveraient le repos éternel une fois de retour dans leur pays d’origine.
(4) Investir dans la conservation éducative au niveau local, au sein des sociétés civiles, car le sérieux avec lequel la question de la restitution est traitée montrera si effectivement les œuvres d’art sont valorisées ou pas au niveau local. Ce n’est qu’en valorisant ces œuvres d’art dans la conscience collective que la véritable construction de la mémoire collective se fera. Il y a du travail à faire pour créer une génération d’Africains civiquement conscients de la nécessité de protéger ce qui est important pour eux.
(5) Les gouvernements africains devraient également protéger les sites archéologiques qui ont déjà été identifiés et ceux qui le seront à l’avenir, afin d’encourager la recherche et de perpétuer la mémoire. En outre, de meilleures pratiques dans les différents pays africains devraient inspirer les autres à créer des musées, des programmes d’inventaire intentionnels sous la forme d’observatoires des pratiques culturelles, afin d’évaluer ce qui est « à nous », et où se situent nos biens matériels et culturels à l’étranger.
(6) S’éloigner de la simple dénonciation des abus coloniaux en investissant dans l’innovation et en promouvant l’autonomie de la pensée africaine, la valeur de la philosophie ubuntu, et la transmission de la sagesse et des connaissances africaines.
(7) Les universitaires africains devraient aussi intensifier la recherche et s’assurer que leurs découvertes et publications sont intégrées dans les programmes scolaires et universitaires, afin d’intensifier l’éducation sur la question de la restitution, de sensibiliser les multiples parties prenantes, et de maintenir l’intérêt scientifique dans des domaines tels que l’anthropologie physique et culturelle, la bioarchéologie, la conservation des musées, des bibliothèques et des archives, et les sciences coloniales, afin de rendre nos universités à même de susciter la transformation de nos sociétés.
(8) Créer de nouveaux canaux de communication qui relient l’Afrique à sa diaspora, sensibiliser au continuum identitaire avec ceux qui vivent en dehors du continent, et les impliquer dans le développement du continent. En outre, un effort conscient devrait être fait pour améliorer la visibilité des langues africaines, en particulier en créant des publications éditoriales dans les langues africaines pour les sauver d’une éventuelle extinction, mais aussi pour les promouvoir culturellement, car l’identité se préserve par la langue.
 

Conclusion

L’Association des études africaines d’Afrique (AEAA) a fourni aux universitaires et à la société l’espace approprié pour s’enrichir mutuellement. Ce moment d’écoute et de partage intense a été très apprécié, en particulier dans un pays qui a connu des difficultés politiques ces dernières années. Ces grands moments de l’histoire du continent contribuent à faire prendre conscience des efforts accomplis et de ce qui reste à faire pour que les Africains et leurs descendants puissent avoir une vie digne et pleine de sens. De pareils moments nous rappellent également qu’il ne peut y avoir de consolidation démocratique sur le continent si toutes les voix ne sont pas valorisées et prises en compte. Il est donc essentiel d’impliquer les communautés locales pour qu’elles participent activement aux réflexions, aux recherches et aux débats ethnographiques, archéologiques et anthropologiques si nous voulons progresser sur la question de la restitution. La principale partie prenante est la communauté locale, selon la définition que l’on veut donner au terme « communauté locale ». Il est évident que l’Afrique aura besoin de renforcer ses capacités en formant des personnes et en préparant des infrastructures qui accueilleront notre patrimoine culturel spolié. C’est un domaine où la production de connaissances peut commencer à modifier le paradigme et les épistémologies coloniales, contribuant ainsi à une véritable émancipation et indépendance des esprits en Afrique. Cela pourrait également modifier notre relation avec nos ancêtres, nos traditions, nos spiritualités, notre sagesse, notre dignité et notre estime de nous-mêmes.
Nous aurons besoin de nos partenaires extérieurs pour accompagner nos efforts de restitution de nos biens spirituels et culturels, notamment pour ce qui est des dépouilles de nos « ancêtres » et le transfert de tous les documents et la documentation y affairant. Dans un esprit de réconciliation et de restauration, ils devraient également nous remettre les résultats de différentes enquêtes menées pendant la période d’expatriation. Les responsables africains des secteurs publics et privés ne devraient ménager aucun effort pour participer à la mise en place d’infrastructures appropriées pour l’accueil, la gestion et la conservation des patrimoines restitués, et ceux qui le seront aussi à l’avenir. Nos universités devraient également mettre en place des bourses pour la formation et la recherche dans les domaines où l’expertise fait défaut dans plusieurs pays africains malgré le fait que les besoins sont pourtant immenses. Que nos artistes d’aujourd’hui intensifient également les stratégies de sensibilisation des populations, en vue non seulement de s’approprier le plaidoyer, mais aussi de contribuer à la rationalisation de la gestion des retombées et à la pérennisation de cette mémoire collective pour les générations futures. Ainsi, des œuvres artistiques telles que les pièces de théâtre, la musique, les romans et les récits peuvent contribuer à la conservation de la mémoire et à la création de nouvelles connaissances.
L’AEAA encourage les universités africaines à augmenter le nombre de leurs membres parmi les professeurs et les étudiants afin de poursuivre cette conversation. Il est vrai qu’à chaque conférence, et cela au cours des dix dernières années, le nombre de membres de l’AEAA a augmenté, malgré les difficultés rencontrées pour voyager à l’intérieur du continent (procédures de demande de visa, coût, barrières linguistiques, etc.). Si nos expériences communes et les souvenirs que nous construisons ensemble dans un esprit de panafricanisme ne sont pas préservés, nos nations et nos savoirs resteront autarciques. L’AEAA espère profiter de cet élan pour réorienter le discours sur les questions africaines, informer et éduquer nos communautés, et influer sur les procédures d’élaboration des politiques, tout en contribuant à redéfinir les clichés hérités sur le continent. Ensemble, nous vaincrons en faisant évoluer progressivement la prise de conscience et en surpassant le statut de minorité dans lequel les Africains, les chercheurs africains et l’ensemble du continent ont été placés.
Il est également important que la diaspora africaine se sente elle aussi impliquée dans le débat sur la restitution. Cette expérience de collaboration peut aider à la compréhension de nos identité, spiritualité et ascendance communes. Les Africains ne doivent plus mesurer leur niveau de connaissance en se soumettant aux normes occidentales attestées par des diplômes universitaires. Au lieu de rester captifs du marché capitaliste du savoir, de nouvelles réappropriations des épistémologies de la négritude[7] devraient être enseignées et promues. La barbarie contre les humains et l’environnement trouve son fondement dans l’éthique moderniste d’un Occident qui exploite la nature et les humains comme de simples marchandises à des fins lucratives. La justification de la domination coloniale et de la gratification monétaire se ressent dans la production de connaissances de l’ère moderne. Les Africains sont prêts à relever le défi de la déconstruction en rejetant l’enchevêtrement dialectique des binômes mis en place pour renforcer l’altérité des peuples et cultures non européens. Comme l’a une fois affirmé l’écrivain nigérian Chinua Achebe[8], l’Afrique n’est pas le faire-valoir de l’Occident. Et sa diversité culturelle ne doit pas être comparée à la civilisation occidentale. En réalité, chaque personne, chaque culture et chaque peuple a sa propre valeur et sa raison d’être en lui-même.

Notes

[1] Plus de 200 participants sont venus de diverses universités d’Afrique et d’ailleurs pour participer à la conférence. D’autres, qui n’ont pas pu venir en personne, ont assisté à la conférence en ligne. Il s’agit des University of Cape Town, University of Ghana, Université Gaston-Berger, Université Nouveaux Horizons, Université de Lubumbashi, Université de Kinshasa, James Madison University, Delaware University, Oxford University, University of Bucharest, University of Johannesburg, Université de Yaoundé, University of West Cap, Université de Lomé, Egerton University, Université de Dschang, Loyola University Chicago, Université méthodiste d’Angola, Stellenbosch University, Johns Hopkins University, Columbia University, University of Toledo, Université officielle de Mbuji-Mayi, Deakin University, Université catholique de Louvain, University of California Irvine, Kenyatta University, USIU-Africa, Université de Dalhousie, Université Nzuzu, Leeds University, Makerere University, Howard University, UC Santa Barbara, Northumbria University, York University, University of Texas de Dallas, Rhodes University, University of Glasgow, Ohio State University, Amherst College, Institut de recherche pour le développement (IRD), Boston College, pour n’en citer que quelques-unes, ainsi que le cercle Kapsiki, le ministère kényan de la Faune et du Patrimoine, d’autres acteurs politiques, des artistes, la société civile et des journalistes.

[2] Mark Deacon dit, par exemple, que "[L’]Ubuntu implique l'humanisme ou l'humanité. Il s’agit d’un fondement spirituel, d’un état intérieur, d’une orientation et d’une disposition au bien qui motive, interpelle et fait percevoir, ressentir et agir de manière humaine envers les autres. C’est un mode de vie qui cherche à se promouvoir et à se manifester et qui se réalise au mieux dans une relation harmonieuse au sein de la société"(Ubuntu : in a Christian Perspective. Potchefstroom : Potchefstroom University Press, 1999, 5.)

[3] La « bibliothèque coloniale » est constituée de textes écrits, de récits construits, de représentations répétées, de savoirs accumulés, de discours canonisés, d’attitudes établies, d’orthodoxies épistémiques et d’histoires officielles de l’Afrique produites pour la consommation coloniale. Voir V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. (Bloomington, IN: Indiana University Press, 1988, p. 45), et V.Y. Mudimbe The Idea of Africa. (Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press. 1994, p. xii). Voir aussi, Kafarhire Murhula, T. (2024, à paraître) dans Z. Wai (ed), Africa Beyond Inventions: Essays in Honour of V.Y. Mudimbe.

[4] Mustapha Haddab, “Violence et Histoire dans la pensée de Frantz Fanon” dans Sud/Nord (Vol 1. No. 22, 2007, pp.79-87), p.79, note.2.

[5] “Le mot allemand Weltanschauung n'est guère traduisible en une autre langue [disait Carl Gustav Jung] : il désigne non seulement une conception du monde mais aussi la manière dont on conçoit le monde”. Cf. C.G. Jung, Seelenprobleme der Gegenwart (Rascher, Zurich, 1931), cité dans « Psychologie analytique et conception du monde, in Problèmes de l'Âme moderne, Buchet Chastel, 1976, p. 95-129.

[6] Pape Francois, Laudato Si. (2015) https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html 

[7] Pendant de nombreuses années, l’Occident s’est donné pour mission de civiliser le monde (colonisation), discours qui s’est avéré être une stratégie de légitimation du pillage. Thiam, C. (2003). Epistemologies from the Global South. Negritude, Modernity, and the Idea of Africa. University of KwaZulu-Natale.

[8] Bacon, K. (2000, August). An African Voice. The Atlantic. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2000/08/an-african-voice/306020/

Bibliographie

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Pour citer l'article :

APA

Kafarhire, T. M. (2024). Cinquième conférence biennale de l’Association des études africaines d’Afrique (AEAA). Global Africa, (5), pp. 278-285. https://doi.org/10.57832/7b75-vw35


MLA

Kafarhire, T. M. « Cinquième conférence biennale de l’Association des études africaines d’Afrique (AEAA) ». Global Africa, no. 5, 2024, p. 278-285. doi.org/10.57832/7b75-vw35


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https://doi.org/10.57832/7b75-vw35


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